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au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits.

DORVAL. Je le pense.

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Moi. Les petites différences qui se remarquent dans les caractères des hommes ne peuvent être maniés aussi heureuse- 5 ment que les caractères tranchés.

DORVAL. Je le pense. Mais savez-vous ce qui s'ensuit de là? . . . Que ce ne sont plus, à proprement parler, les caractères qu'il faut mettre sur la scène, mais les conditions. Jusqu'à présent, dans la comédie, le caractère a été l'objet prin- 10 cipal, et la condition n'a été que l'accessoire; il faut que la condition devienne aujourd'hui l'objet principal, et que le caractère ne soit que l'accessoire. C'est du caractère qu'on tirait toute l'intrigue. On cherchait en général les circonstances qui le faisaient sortir,312 et l'on enchaînait ces circonstances. 15 C'est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent servir de base à l'ouvrage. Il me semble que cette source est plus féconde, plus étendue et plus utile que celle des caractères. Pour peu que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait se dire à lui-même: Ce n'est pas moi. Mais 20 il ne peut se cacher que l'état 313 qu'on joue devant lui, ne soit le sien; il ne peut méconnaître ses devoirs. Il faut absolument qu'il s'applique ce qu'il entend.

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Moi. Il me semble qu'on a déjà traité plusieurs de ces sujets.

DORVAL. Cela n'est pas. Ne vous y trompez point.

Moi. N'avons-nous pas des financiers dans nos pièces? DORVAL. Sans doute, il y en a. Mais le financier n'est pas fait.

Moi.

de famille.

25

On aurait de la peine à en citer une sans un père 30

DORVAL. - J'en conviens; mais le père de famille n'est pas fait. En un mot, je vous demanderai si les devoirs des conditions, leurs avantages, leurs inconvénients, leurs dangers ont été mis sur la scène, si c'est la base de l'intrigue et de la 35 morale de nos pièces; ensuite, si ces devoirs, ces avantages, ces inconvénients, ces dangers ne nous montrent pas, tous les jours, les hommes dans des situations très embarrassantes.

Moi. Ainsi, vous voudriez qu'on jouât l'homme de

lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l'avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l'intendant.

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DORVAL. Ajoutez à cela toutes les relations: le père de famille, l'époux, la sœur, les frères. Le père de famille! Quel 5 sujet, dans un siècle tel que le nôtre, où il ne paraît pas qu'on ait la moindre idée de ce que c'est.

Songez qu'il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Songez que rien, peut-être, ne nous est moins connu que les conditions, et ne doit nous intéresser davantage. Nous 10 avons chacun notre état dans la société; mais nous avons affaire à des hommes de tous les états.

Les conditions! Combien de détails importants, d'actions publiques et domestiques, de vérités inconnues, de situations nouvelles à tirer de ce fonds! Et les conditions n'ont-elles 15 pas entre elles les mêmes contrastes que les caractères ? et le poète ne pourra-t-il pas les opposer?

-Ibid.

THE NOVEL

During the seventeenth century the novel, although very popular with the précieuses, was not ranked among the genres nobles and left but one masterpiece, La Princesse de Clèves. The interminable and loosely constructed pastorals (L'Astrée by Honoré d'Urfé) and tales of adventure (Cléopâtre by La Calprenède; Le Grand Cyrus by Mlle. de Scudéry) in which court society masqueraded as shepherds and shepherdesses and repeopled the courts of Cyrus and Cléopâtre, disappeared with the society they had represented.

The eighteenth century really created the novel. Le Sage (Le Diable Boiteux, 1707; Gil Blas, 1715-1735) produced a study of manners, broad in scope as the theatre of Molière, in which man in general-the average man-is presented with his vices and his virtues in a diversity of scenes and settings. Marivaux (Vie de Marianne, 1731-41; Paysan Parvenu, 1735-36), to the novel as conceived by Le Sage, added the realistic portrayal of the humble classes and the minute analysis of the sentimental life of his characters. Prévost, likewise a psychologist, inaugurated in Manon Lescaut (1732) the novel of passion in which real feeling replaces conventional sentimentalities. Finally, under the influence of Richardson, and especially of Rousseau (La Nouvelle Héloïse, 1761) the novel established itself as a recognized literary genre, capable of expressing serious thought and of dealing with the manifold problems of human life.

LE SAGE (1668-1747)

"GIL BLAS CHEZ L'ARCHEVÊQUE DE GRENADE" 814

J'avais été, dans l'après-dinée, chercher mes hardes et mon cheval à l'hôtellerie où j'étais logé; après quoi, j'étais revenu souper à l'archevêché, où l'on m'avait préparé une chambre fort propre 315 et un lit de duvet. Le jour suivant, monseigneur me fit appeler de bon matin. C'était pour me donner une homélie à transcrire. Mais il me recommanda de la copier avec toute l'exactitude possible. Je n'y manquai pas: je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu'il

en témoigna fut mêlée de surprise. Père éternel! s'écria-t-il avec transport, lorsqu'il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de plus correct? Vous êtes trop bon copiste, pour n'être pas grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami; n'avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui 5 vous ait choqué? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre? Cela peut fort bien m'être échappé dans le feu de la composition. Oh! Monseigneur, lui répondis-je d'un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques; et quand je le serais, je suis persuadé que 10 les ouvrages de Votre Grandeur braveraient ma censure. Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point; mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu'il n'était pas auteur impunément.

J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. 15 Je lui devins plus cher de jour en jour; et j'appris enfin de don Fernand,316 qui le venait voir très souvent, que j'en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même; et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant 20 moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu'il devait prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pensais en géneral, il m'obligea de lui dire les endroits qui m'avaient le plus frappé. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estimait davantage, ses 25 morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d'un ouvrage. Voilà, s'écria-t-il, ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment. Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure, l'oreille béotienne.817 En un mot, il fut si content de moi, 30 qu'il me dit avec vivacité: Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort; je me charge de t'en faire un des plus agréables. Je t'aime; et pour te le prouver, je te fais mon confident.

Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux 35 pieds de Sa Grandeur, tout pénétré de reconnaissance. J'embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train de s'enrichir. Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont mon action avait interrompu

le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Ecoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies; elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes, et recourir à la pénitence. J'ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main; d'arracher un voluptueux aux plaisirs, de remplir d'ambitieux les ermitages, et d'affermir dans son devoir une épouse ébranlée par un amant séducteur. Ces conversions, qui sont fréquentes, de- 10 vraient toutes seules m'exciter au travail. Néanmoins, je t'avouerai ma faiblesse, je me propose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement: c'est l'estime que le monde a pour les écrits fins et limés. L'honneur de passer pour un parfait orateur a des 15 charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation.

Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j'exige une 20 chose de ton zèle: quand tu t'apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus; mon amourpropre pourrait me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé. Je fais choix du tien, que je connais 25 bon; je m'en rapporterai à ton jugement. Grâce au ciel, lui dis-je, monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous 30 regarde comme un autre cardinal Ximénès,318 dont le génie supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. Point de flatterie, interrompit-il, mon ami! Je sais que je puis tomber tout d'un coup. A mon âge on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du 35 corps altèrent l'esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s'affaiblira, donne-m'en aussitôt avis. Ne crains pas d'être franc et sincère. Je recevrai cet avertissement comme une marque d'affection pour moi. D'ailleurs, il y va de

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