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peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve. La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir; la raison détermine le philosophe.

Les autres hommes sont emportés par leurs passions sans 5 que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion: ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau.

Le philosophe forme ses principes sur une infinité d'ob- 10 servations particulières. Le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l'ont produit: il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même; mais le philosophe prend la maxime dès sa source; il en examine l'origine; il en connaît la propre valeur, et n'en fait que l'usage qui lui 15 convient.

La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance; il prend pour vrai ce 20 qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe, c'est que, lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé.

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Le monde est plein de personnes d'esprit 300 et de beaucoup d'esprit, qui jugent toujours; toujours ils 301 devinent, car c'est deviner que de juger sans sentir quand 302 on a le motif propre du jugement. Ils ignorent la portée de l'esprit humain; ils croient qu'il peut tout connaître : ainsi ils trouvent de la honte 30 à ne point prononcer de jugement, et s'imaginent que l'esprit 303 consiste à juger. Le philosophe croit qu'il consiste à bien juger; il est plus content de lui-même, quand il a suspendu la faculté de se déterminer, que s'il s'était déterminé avant d'avoir senti le motif propre à la décision. Ainsi il juge et parle moins, 35 mais il juge plus sûrement et parle mieux. Il n'évite point les traits vifs qui se présentent naturellement à l'esprit par un prompt assemblage d'idées qu'on est souvent étonné de voir unies; c'est dans cette prompte liaison que consiste ce que

communément on appelle esprit: 304 mais aussi c'est ce qu'il recherche le moins, et il préfère à ce brillant le soin de bien distinguer ses idées, d'en connaître la juste étendue et la liaison précise, et d'éviter de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées ont entre elles. C'est 5 dans ce discernement que consiste ce qu'on appelle jugement et justesse d'esprit: à cette justesse se joignent encore la souplesse et la netteté. Le philosophe n'est pas tellement attaché à un système qu'il ne sente toute la force des objections. La plupart des hommes sont si fort livrés à leurs opinions, qu'ils 10 ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres. Le philosophe comprend le sentiment 305 qu'il rejette, avec la même étendue et la même netteté qu'il entend celui qu'il adopte.

L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et 15 de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes; mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.

L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou au fond d'une forêt: les seules 20 nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire; et, dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi, la raison exige de lui qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.

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Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde; il ne croit point être en pays ennemi; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre; il veut trouver du plaisir avec les autres; et, pour en trouver, il en faut faire : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son 30 choix le font vivre; et il trouve en même temps ce qui lui convient: c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile.

—Encyclopédie, Philosophe.

LE GENRE SÉRIEUX

DORVAL. On distingue, dans tout objet moral, un milieu et deux extrêmes. Il semble donc que, toute action drama- 35

tique étant un objet moral, il devrait y avoir un genre moyen et deux genres extrêmes. Nous avons ceux-ci; c'est la comédie et la tragédie. Mais l'homme n'est pas toujours dans la douleur ou dans la joie. Il y a donc un point qui sépare la distance du genre comique au genre tragique.

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Térence a composé une pièce 806 dont voici le sujet. Un jeune homme se marie. A peine est-il marié, que des affaires l'appellent au loin. Il est absent. Il revient. Il croit apercevoir dans sa femme des preuves certaines d'infidélité. Il en est au désespoir. Il veut la renvoyer à ses parents. Qu'on juge 10 de l'état du père, de la mère et de la fille. Il y a cependant un Dave,307 personnage plaisant par lui-même. Qu'en fait le poète? Il l'éloigne de la scène pendant les quatre premiers actes, et il ne le rappelle que pour égayer un peu son dénoûment.

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Je demande dans quel genre est cette pièce. Dans le genre comique? Il n'y a pas le mot pour rire. Dans le genre tragique? La terreur, la commisération et les autres grandes passions n'y sont point excitées. Cependant il y a de l'intérêt; et il y en aura, sans ridicule qui fasse rire, sans danger qui 20 fasse frémir, dans toute composition dramatique où le sujet sera important, où le poète prendra le ton que nous avons dans les affaires sérieuses, et où l'action s'avancera par la perplexité et par les embarras. Or, il me semble que, ces actions étant les plus communes de la vie, le genre qui les aura pour 25 objet doit être le plus utile et le plus étendu. J'appellerai ce genre le genre sérieux.

Ce genre établi, il n'y aura point de condition dans la société point d'actions importantes dans la vie, qu'on ne puisse rapporter à quelque partie du système dramatique.808

Voulez-vous donner à ce système toute l'étendue possible, y comprendre la vérité et les chimères, le monde imaginaire et le monde réel? ajoutez le burlesque au-dessous du genre comique, et le merveilleux au-dessus du genre tragique.

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Moi. Je vous entends: Le burlesque. . . . Le genre 35 comique. . . . Le genre sérieux. . . . Le genre tragique. Le merveilleux.

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DORVAL. Une pièce ne se renferme jamais à la rigueur dans un genre. Il n'y a point d'ouvrage dans les genres

tragique ou comique, où l'on ne trouvât 309 des morceaux qui ne seraient point déplacés dans le genre sérieux; et il y en aura réciproquement dans celui-ci qui porteront l'empreinte de l'un et l'autre genre.

C'est l'avantage du genre sérieux, que, placé entre les deux 5 autres, il a des ressources, soit qu'il s'élève, soit qu'il descende. . . .

On a donné cent fois la poétique du genre comique et du genre tragique. Le genre sérieux a la sienne. . .

Puisque ce genre est privé de la vigueur de coloris des 1O genres extrêmes entre lesquels il est placé, il ne faut rien négliger de ce qui peut lui donner de la force.

Que le sujet en soit important, et l'intrigue, simple, domestique, et voisine de la vie réelle.

Je n'y veux point de valets: les honnêtes gens ne les ad- 15 mettent point à la connaissance de leurs affaires; et, si les scènes se passent toutes entre les maîtres, elles n'en seront que plus intéressantes. Si un valet parle sur la scène comme dans la société, il est maussade; s'il parle autrement, il est faux.

Les nuances empruntées du genre comique sont-elles trop 20 fortes? L'ouvrage fera rire et pleurer; et il n'y aura plus ni unité d'intérêt, ni unité de coloris.

Il serait dangereux d'emprunter dans une même composition des nuances du genre comique et du genre tragique. Connaissez bien la pente de votre sujet et de vos caractères et 25 suivez-la.

Que votre morale soit générale et forte.

Point de personnages épisodiques; ou, si l'intrigue en exige un, qu'il ait un caractère singulier 310 qui le relève.

Il faut s'occuper fortement de la pantomime, laisser là 30 ces coups de théâtre dont l'effet est momentané, et trouver des tableaux. Plus on voit un beau tableau, plus il plaît.

Mor.

-Dorval et Moi, 3e Entretien, 1757.

LES "CONDITIONS" 311 AU THÉÂTRE

Quels seront les sujets de ce comique sérieux, que vous regardez comme une branche nouvelle du genre dramatique? Il n'y a, dans la nature humaine, qu'une douzaine, tout 35

au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands

traits.

DORVAL. Je le pense.

Moi. Les petites différences qui se remarquent dans les caractères des hommes ne peuvent être maniés aussi heureuse- 5 ment que les caractères tranchés.

DORVAL. — Je le pense. Mais savez-vous ce qui s'ensuit de là?... Que ce ne sont plus, à proprement parler, les caractères qu'il faut mettre sur la scène, mais les conditions. Jusqu'à présent, dans la comédie, le caractère a été l'objet prin- 10 cipal, et la condition n'a été que l'accessoire; il faut que la condition devienne aujourd'hui l'objet principal, et que le caractère ne soit que l'accessoire. C'est du caractère qu'on tirait toute l'intrigue. On cherchait en général les circonstances qui le faisaient sortir,312 et l'on enchaînait ces circonstances. 15 C'est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent servir de base à l'ouvrage. Il me semble que cette source est plus féconde, plus étendue et plus utile que celle des caractères. Pour peu que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait se dire à lui-même: Ce n'est pas moi. Mais 20 il ne peut se cacher que l'état 313 qu'on joue devant lui, ne soit le sien; il ne peut méconnaître ses devoirs. Il faut absolument qu'il s'applique ce qu'il entend.

Moi. Il me semble qu'on a déjà traité plusieurs de ces sujets.

DORVAL. Cela n'est pas. Ne vous y trompez point. Moi. -N'avons-nous pas des financiers dans nos pièces? DORVAL. Sans doute, il y en a. Mais le financier n'est pas fait.

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Moi. On aurait de la peine à en citer une sans un père 30

de famille.

DORVAL. - J'en conviens; mais le père de famille n'est pas fait. En un mot, je vous demanderai si les devoirs des conditions, leurs avantages, leurs inconvénients, leurs dangers ont été mis sur la scène, si c'est la base de l'intrigue et de la 35 morale de nos pièces; ensuite, si ces devoirs, ces avantages, ces inconvénients, ces dangers ne nous montrent pas, tous les jours, les hommes dans des situations très embarrassantes. Moi. Ainsi, vous voudriez qu'on jouât l'homme de

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