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heurs particuliers dont à peine la société s'aperçoit. Qu'importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles, le reste du monde ou les ignore ou en rit.

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De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui, de tout temps, ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron,258 ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni ro Horace, n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide, lisaient peu Platon et Sophocle; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où 15 il fut privé de la société des gens de lettres.

Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l'Italie; avouez que le badinage de Marot 25 n'a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa que les troubles de la Fronde.260 Les grands crimes 20 n'ont guère été commis que par de célèbres ignorans. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas-Kouli-kan,261 qui ne savait pas lire jusqu'à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent 25 l'âme, la rectifient, la consolent; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles: vous êtes comme Achille, qui s'emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche,202 dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination.

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Si quelqu'un doit se plaindre des lettres, c'est moi, puisque, dans tous les lieux, elles ont servi à me persécuter; mais il faut les aimer malgré l'abus qu'on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d'hommes méchans corrompent les douceurs; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu'on y 35 essuie; comme il faut aimer et servir l'Étre suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.

M. Chappuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise;

il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement et avec la plus grande estime,

etc.

"L'AFFAIRE CALAS” 263

Monsieur le comte d'Argental 264

A Ferney, 27 mars 1762.

Vous me demanderez peut-être, mes divins anges, pourquoi 5 je m'intéresse si fort à ce Calas, qu'on a roué; c'est que je suis homme, c'est que je vois tous les étrangers indignés, c'est que tous vos officiers suisses protestans disent qu'ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve.

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Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans ma lettre à M. de La Marche.2 265 Ils étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas innocent. S'il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était absous. A quoi tient donc la vie des hommes? à quoi tiennent les plus horribles supplices? Quoi! 15 parce qu'il ne s'est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer un père de famille! on l'aura accusé d'avoir pendu son propre fils, tandis que ses quatre autres enfans crient qu'il était le meilleur des pères! Le témoignage de la conscience de cet infortuné ne prévaut-il pas sur l'illusion de huit 20 juges, animés par une confrérie de pénitens blancs qui a soulevé les esprits de Toulouse contre un calviniste? Ce pauvre homme criait sur la roue qu'il était innocent; il pardonnait à ses juges, il pleurait son fils auquel on prétendait qu'il avait donné la mort. Un dominicain, qui l'assistait d'office sur l'échafaud, dit 25 qu'il voudrait mourir aussi saintement qu'il est mort. Il ne m'appartient pas de condamner le parlement de Toulouse; mais enfin il n'y a eu aucun témoin oculaire; le fanatisme du peuple a pu passer jusqu'à des juges prévenus. Plusieurs d'entre eux étaient pénitens blancs; ils peuvent s'être trompés. 30 N'est-il pas de la justice du roi et de sa prudence de se faire au moins représenter les motifs de l'arrêt? Cette seule démarche consolerait tous les protestans de l'Europe, et apaiserait leurs clameurs. Avons-nous besoin de nous rendre odieux?

ne pourriez-vous pas engager M. le comte de Choiseul 266 à s'informer de cette horrible aventure qui déshonore la nature humaine, soit que Calas soit coupable, soit qu'il soit innocent? Il y a certainement, d'un côté ou d'un autre, un fanatisme horrible; et il est utile d'approfondir la vérité. Mille tendres respects à mes anges.

"PHILOSOPHIE"

A Madame la marquise du Deffand 207

12 mars 1766.

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Je suis enchanté, madame, de me rencontrer avec vous; ce n'est pas seulement par vanité, c'est parce qu'à mon avis, lorsque deux personnes, qui ont le sens commun et qui sont de bonne foi, pensent de même sans s'être rien communiqué, il y a 10 à parier qu'elles ont raison. Je m'occupais de votre idée lorsque j'ai reçu votre lettre: je me prouvais à moi-même que les notions sur lesquelles les hommes diffèrent si prodigieusement ne sont point nécessaires aux hommes, et qu'il est même impossible qu'elles nous soient nécessaires, par cette seule raison 15 qu'elles nous sont cachées. Il a été indispensable que tous les pères et mères aimassent leurs enfans: aussi les aiment-ils; il était nécessaire qu'il y eût quelques principes généraux de morale pour que la société pût subsister: aussi ces principes sont-ils les mêmes chez toutes les nations policées. Tout ce 20 qui est un éternel sujet de dispute est d'une inutilité éternelle. Ai-je bien pris votre idée, madame? Il me semble qu'elle est consolante; elle détruit toute superstition, elle rend l'âme tranquille; ce n'est pas la tranquillité stupide d'un esprit qui n'a jamais pensé, c'est le repos philosophique d'une âme éclairée. 25

Je ne suis point du tout étonné que vous aimiez la vie, toute malheureuse qu'elle est, et que vous n'aimiez point la mort. Presque tout le monde en est réduit là; c'est un instinct qui était nécessaire au genre humain. Je suis persuadé que les animaux sont comme nous.

J'avoue donc avec vous, madame, que les connaissances auxquelles nous ne pouvons atteindre nous sont inutiles; mais aussi qu'il y a des recherches qui sont agréables; elles exercent l'esprit. Les philosophes n'ont pas tant de tort d'examiner si,

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par leur seule raison, ils peuvent concevoir la création, si l'univers est éternel, si la pensée peut être jointe à la matière, comment il y a du mal dans le monde, et vingt autres petites bagatelles de cette espèce.

Nous sommes curieux; il n'y a personne qui ne voulût sonder un peu ces profondeurs, si on ne craignait pas la fatigue de l'application, et si on n'était pas distrait par les amusemens et les affaires.

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Vous êtes précisément dans l'état où l'on fait des réflexions; la perte des yeux sert au moins au recueillement de l'âme. Il 10 me vient très souvent entre mes rideaux des idées qui s'enfuient au grand jour. Je mets à profit le temps où mes fluxions sur les yeux m'empêchent de lire; je voudrais surtout passer ce temps avec vous.

Adieu, madame; conservez au moins votre santé; c'est là 15 une chose nécessaire à tout âge et à tout état; la mienne n'est pas trop bonne, mais il est nécessaire d'avoir patience. De toutes les vérités que je cherche, celle qui me paraît la plus sûre, c'est que vous avez une âme selon mon cœur, à laquelle je serai très tendrement attaché pour le peu de temps qui me 20

reste.

"VOLTAIRE À FERNEY 268: POÉSIE ET POLÉMIQUE"

A Monsieur le cardinal de Bernis 269

Ferney, 22 décembre 1766. Monseigneur, je souhaite la bonne année à Votre Éminence, s'il y a de bonnes années; car elles sont toutes assez mêlées, et j'en ai vu soixante-treize dont aucune n'a été fort bonne. Je ne m'imaginerai jamais que vous abandonniez entièrement les 25 belles-lettres; vous seriez un ingrat. Vous aimerez toujours les vers français, quand même vous feriez des hymnes latins. Je ne dis pas que vous aimerez les miens, mais vous me les ferez faire meilleurs. Vous m'avez accoutumé à prendre la liberté de la consulter: je présente donc à votre muse archié- 30 piscopale une tragédie profane pour ses étrennes. Il m'a paru si plaisant de mettre sur la scène tragique une princesse qui raccommode ses chemises, et des gens qui n'en ont pas, que je n'ai pu résister à la tentation de faire ce qu'on n'a jamais

fait. Il m'a paru que toutes les conditions de la vie humaine pouvaient être traitées sans bassesse; et quoique la difficulté d'ennoblir un tel sujet soit assez grande, le plaisir de la nouveauté m'a soutenu, et j'ai oublié le solve senescentem: mais, si vous me dites solve, je jette tout au feu. Jetez-y surtout ces 5 étrennes si elles vous ennuient et tenez-moi compte seulement du désir de vous plaire. Je me flatte que vous jouissez d'une bonne santé et que vous êtes heureux. Je sais du moins que vous faites des heureux, et c'est un grand acheminement pour l'être. Vous faites de grands biens dans votre diocèse; vous 10 contemplez de loin les orages, et vous attendez tranquillement l'avenir.

Pour moi, chétif, je fais la guerre jusqu'au dernier moment, jansénistes, molinistes, Frérons,270 Pompignans,271 à droite, à gauche, et des prédicans, et J.-J. Rousseau. Je reçois cent 15 estocades, j'en rends deux cents et je ris. Je vois à ma porte Genève en combustion pour des querelles de bibus,272 et je ris encore; et, Dieu merci, je regarde ce monde comme une farce qui devient quelquefois tragique.

Tout est égal au bout de la journée, et tout est encore plus 20 égal au bout de toutes les journées.

Quoi qu'il en soit, je me meurs d'envie que vous soyez mon juge, et je vous demande en grâce de me dire si j'ai pu vous amuser une heure. Vous êtes pasteur, et voici une tragédie dont des pasteurs sont les héros. Il est vrai que des bergers 25 de Scythie ne ressemblent pas à vos ouailles d'Albi; mais il y a quelques traits où l'on retrouve son monde. On aime à voir dans les peintures, quoique imparfaites, quelque chose de ce qu'on a vu autrefois. Ces réminiscences amusent et font penser. En un mot, monseigneur, aimez toujours les vers, pardon- 30 nez aux miens, et conservez vos bontés pour votre vieux et attaché serviteur.

LE MONDE COMME IL VA

Vision de Babouc

I. Parmi les génies qui président aux empires du monde, Ituriel tient un des premiers rangs, et il a le département de la haute Asie. Il descendit un matin dans la demeure du Scythe 35

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