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Il y aura toujours dans notre nation polie de ces âmes qui tiendront du Goth et du Vandale; je ne connais pour vrais Français que ceux qui aiment les arts et les encouragent. Ce goût commence il est vrai, à languir parmi nous; nous sommes des sybarites.

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Nous jouissons des veilles des grands hommes qui ont travaillé pour nos plaisirs et pour ceux des siècles à venir, comme nous recevons les productions de la nature; on dirait qu'elles nous sont dues. Il n'y que cent ans que nous mangions du gland; les Triptolèmes 285 qui nous ont donné le 10 froment le plus pur nous sont indifférens; rien ne réveille cet esprit de nonchalance pour les grandes choses, qui se mêle toujours avec notre vivacité pour les petites.

Nous mettons tous les ans plus d'industrie et plus d'invention dans nos tabatières et dans nos autres colifichets, que les 15 Anglais n'en ont mis à se rendre les maîtres des mers, à faire monter l'eau par le moyen du feu,236 et à calculer l'aberration 287 de la lumière. Les anciens Romains élevaient des prodiges d'architecture pour faire combattre les bêtes; et nous n'avons pas su depuis un siècle bâtir seulement une salle 20 passable, pour y faire représenter les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Le centième de l'argent des cartes suffirait pour avoir des salles de spectacle plus belles que le théâtre de Pompée; 238 mais quel homme dans Paris est animé de l'amour du bien public? On joue, on soupe, on médit, on fait de mauvaises 25 chansons, et on s'endort dans la stupidité, pour recommencer le lendemain son cercle de légèreté et d'indifférence. Vous, monsieur, qui avez au moins une petite place dans laquelle vous êtes à portée de donner de bons conseils, tâchez de réveiller cette léthargie barbare, et faites, si vous pouvez, du 30 bien aux lettres, qui en ont tant fait à la France.

"TRISTESSE"

A Madame Denis 239

A Berlin, au château, le 26 décembre 1750.

Je vous écris à côté d'un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que

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la Sprée tombe dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine ; et je dis: "Ma chère enfant, pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de notre feu?" Rien n'est plus 5 beau que la décoration du palais du soleil dans Phaéton." Mlle. Astrua 241 est la plus belle voix de l'Europe; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi? Que j'ai de remords, ma chère enfant! que mon bonheur est empoisonné! que la vie est courte! qu'il est triste de chercher le 10 bonheur loin de vous! et que de remords si on le trouve !

Je suis à peine convalescent; comment partir? Le char d'Apollon s'embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi, et ne me grondez pas. Ma destinée 15 est d'avoir affaire à Rome, de façon ou d'autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome 242 en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l'ai retouchée; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J'ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d'Auré- 20 lie. Vous autres femmes vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l'êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux; il faut qu'on vous adore, qu'on vous tue, qu'on vous regrette, qu'on se tue 25 avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galans, César et Catilina n'étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l'abbé d'Olivet 248 de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez 30 Rome sauvée dans cet équipage.

Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d'Hochstedt. Variété, c'est ma devise. J'ai besoin de plus d'une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.

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"DÉFENSE DES ARTS ET DES LETTRES"

A Monsieur J.-J. Rousseau, à Paris

30 août 1755.

J'ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; 244 je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance, et notre faiblesse 5 se promettent tant de consolations. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de ro la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin 245 de l'Europe et que 15 je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là,248 et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchans que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre 20 patrie,247 où vous devriez être.

Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal.248 Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante-dix ans, pour avoir 25 connu le mouvement de la terre; et, ce qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter. Dès que vos amis 240 eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées, et même de jansénistes.

Si j'osais me compter parmi ceux dont les travaux n'ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre du jour que je donnai la tragédie

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d'Edipe; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi: un prêtre ex-jésuite,250 que j'avais sauvé du dernier supplice, me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu; un homme 251 plus coupable encore, faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XIV 5 avec des notes dans lesquelles la plus crasse ignorance vomit les plus infâmes impostures; un autre,252 qui vend à un libraire quelques chapitres d'une prétendue Histoire universelle, sous mon nom; le libraire assez avide pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits et de noms estro- 10 piés; et enfin des hommes assez lâches et assez méchants pour m'imputer la publication de cette rapsodie. Je vous ferais voir la société infectée de ce genre d'hommes inconnu à toute l'antiquité, qui ne pouvant embrasser une profession honnête, soit de manœuvre, soit de laquais, et sachant malheureusement lire 15 et écrire, se font courtiers de littérature, vivent de nos ouvrages, volent des manuscrits, les défigurent, et les vendent. Je pourrais me plaindre que des fragments d'une plaisanterie faite, il y a près de trente ans, sur le même sujet que Chapelain 254 eut la bêtise de traiter sérieusement, courent aujourd'hui le monde 20 par l'infidélité et l'avarice de ces malheureux qui ont mêlé leurs grossièretés à ce badinage, qui en ont rempli les vides avec autant de sottise que de malice, et qui enfin, au bout de trente ans, vendent partout en manuscrit ce qui n'appartient qu'à eux, et qui n'est digne que d'eux. J'ajouterais qu'en dernier lieu on 25 avait volé une partie des matériaux que j'avais rassemblés dans les archives publiques pour servir à l'Histoire de la Guerre de 1741, lorsque j'étais historiographe 255 de France; qu'on a vendu à un libraire 256 de Paris ce fruit de mon travail; qu'on se saisit à l'envi de mon bien, comme si j'étais déjà mort, et 30 qu'on le dénature pour le mettre à l'encan. Je vous peindrais l'ingratitude, l'imposture et la rapine, me poursuivant depuis quarante ans jusqu'au pied des Alpes, jusqu'au bord de mon tombeau. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations? Que je ne dois pas me plaindre; que Pope, Descartes, Bayle, 35 le Camoëns, 257 et cent autres, ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l'amour des lettres a trop séduits.

Avouez en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits mal

heurs particuliers dont à peine la société s'aperçoit. Qu'importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles, le reste du monde ou les ignore ou en rit.

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De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui, de tout temps, ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron,258 ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni ro Horace, n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide, lisaient peu Platon et Sophocle; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où 15 il fut privé de la société des gens de lettres.

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Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l'Italie; avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa que les troubles de la Fronde.260 Les grands crimes 20 n'ont guère été commis que par de célèbres ignorans. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas-Kouli-kan,261 qui ne savait pas lire jusqu'à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent 25 l'âme, la rectifient, la consolent; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles: vous êtes comme Achille, qui s'emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche,202 dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination.

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Si quelqu'un doit se plaindre des lettres, c'est moi, puisque, dans tous les lieux, elles ont servi à me persécuter; mais il faut les aimer malgré l'abus qu'on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d'hommes méchans corrompent les douceurs; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu'on y 35 essuie; comme il faut aimer et servir l'Étre suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.

M. Chappuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise;

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