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"LE DÉISME DE VOLTAIRE"

Le grand objet, le grand intérêt, ce me semble, n'est pas d'argumenter en métaphysique, mais de peser s'il faut, pour le bien commun de nous autres animaux misérables et pensants, admettre un Dieu rémunérateur et vengeur, qui nous serve à la fois de frein et de consolation, ou rejeter cette idée en nous abandonnant à nos calamités sans espérances et à nos crimes sans remords.

Hobbes 215 dit que si, dans une république où l'on ne reconnaîtrait point de Dieu, quelque citoyen en proposait un, il le ferait pendre.

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Il entendait apparemment, par cette étrange exagération, un citoyen qui voudrait dominer au nom de Dieu, un charlatan qui voudrait se faire tyran. Nous entendons des citoyens qui, sentant la faiblesse humaine, sa perversité et sa misère, cherchent un point fixe pour assurer leur morale, et un appui qui 15 les soutienne dans les langueurs 216 et dans les horreurs de cette vie.

Depuis Job jusqu'à nous, un très grand nombre d'hommes a maudit son existence; nous avons donc un besoin perpétuel de consolation et d'espoir. Votre philosophie 217 nous en prive. 20 La fable de Pandore 218 valait mieux; elle nous laissait l'espérance, et vous nous la ravissez! La philosophie, selon vous, ne fournit aucune preuve d'un bonheur à venir. Non; mais vous n'avez aucune démonstration du contraire. Il se peut qu'il y ait en nous une monade 219 indestructible qui sente et 25 qui pense, sans que nous sachions le moins du monde comment cette monade est faite. La raison ne s'oppose point absolument à cette idée, quoique la raison seule ne la prouve pas. Cette opinion n'a-t-elle pas un prodigieux avantage sur la vôtre? La mienne est utile au genre humain, la vôtre est 30 funeste; elle peut, quoi que vous en disiez, encourager les Néron, 220 les Alexandre VI et les Cartouche; la mienne peut les réprimer.

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Marc-Antonin, Épictète,222 croyaient que leur monade, de quelque espèce qu'elle fût, se rejoindrait à la monade du 35 grand Être; et ils furent les plus vertueux des hommes.

Dans le doute où nous sommes tous deux, je ne vous dis

pas avec Pascal: Prenez le plus 228 sûr. Il n'y a rien de sûr dans l'incertitude. Il ne s'agit pas ici de parier, mais d'examiner il faut juger, et notre volonté ne détermine pas notre jugement. Je ne vous propose pas de croire des choses extravagantes pour vous tirer d'embarras; je ne vous dis pas: 5 Allez à la Mecque baiser la pierre noire 224 pour vous instruire; tenez une queue de vache à la main; affublez-vous d'un scapulaire, soyez imbécile et fanatique pour acquérir la faveur de l'Etre des êtres. Je vous dis: Continuez à cultiver la vertu, à être bienfaisant, à regarder toute superstition avec 10 horreur ou avec pitié; mais adorez avec moi le dessein qui se manifeste dans toute la nature, et par conséquent l'auteur de ce dessein, la cause primordiale et finale de tout; espérez avec moi que notre monade, qui raisonne sur le grand Être éternel, pourra être heureuse par ce grand Etre même. Il n'y a point là de contradiction. Vous n'en démontrerez pas l'impossibilité, de même que je ne puis vous démontrer mathématiquement que la chose est ainsi. Nous ne raisonnons guère en métaphysique que sur des probabilités; nous nageons tous dans une mer dont nous n'avons jamais vu le rivage. 20 Malheur à ceux qui se battent en nageant! Abordera qui pourra; mais celui qui me crie: "Vous nagez en vain, il n'y a point de port," me décourage et m'ôte toutes mes forces.

De quoi s'agit-il dans notre dispute? de consoler notre malheureuse existence. Qui la console? Vous ou moi?

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Vous avouez vous-même, dans quelques endroits de votre ouvrage, que la croyance d'un Dieu a retenu quelques hommes sur le bord du crime: cet aveu me suffit. Quand cette opinion n'aurait prévenu que dix assassinats, dix calomnies, dix jugements iniques sur la terre, je tiens que la terre entière doit 30 l'embrasser.

La religion, dites-vous, a produit des milliasses 225 de forfaits; dites: la superstition, qui règne sur notre triste globe; elle est la plus cruelle ennemie de l'adoration pure qu'on doit à l'Être suprême. Détestons ce monstre qui a toujours dé- 35 chiré le sein de sa mère; ceux qui le combattent sont les bienfaiteurs du genre humain; c'est un serpent qui entoure la religion de ses replis; il faut lui écraser la tête sans blesser celle qu'il infecte et qu'il dévore.

Vous craignez "qu'en adorant Dieu on ne redevienne bientôt superstitieux et fanatique"; mais n'est-il pas à craindre qu'en le niant on ne s'abandonne aux passions les plus atroces et aux crimes les plus affreux? Entre ces deux excès, n'y a-t-il pas un milieu très raisonnable? Où est l'asile entre ces deux écueils? le voici: Dieu, et des lois sages.

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Vous affirmez qu'il n'y a qu'un pas de l'adoration à la superstition. Il y a l'infini pour les esprits bien faits: et ils sont aujourd'hui en grand nombre; ils sont à la tête des nations, ils influent sur les mœurs publiques; et, d'année en année 10 le fanatisme, qui couvrait la terre, se voit enlever ses détestables usurpations.

Je répondrai encore un mot à vos paroles de la page 223. "Si l'on présume des rapports entre l'homme et cet être incroyable, il faudra lui élever des autels, lui faire des présents, 15 etc.; si l'on ne conçoit rien à cet être, il faudra s'en rapporter à des prêtres qui . . . etc., etc., etc." Le grand mal, de s'assembler au temps des moissons pour remercier Dieu du pain qu'il nous a donné! Qui vous dit de faire des présents à Dieu? l'idée en est ridicule: mais où est le mal de charger 20 un citoyen qu'on appellera vieillard ou prêtre, de rendre des actions de grâces à la Divinité au nom des autres citoyens ?

Un sot prêtre excite le mépris; un mauvais prêtre inspire l'horreur; un bon prêtre, doux, pieux, sans superstition, chari- 25 table, tolérant, est un homme qu'on doit chérir et respecter. Vous craignez l'abus, et moi aussi. Unissons-nous pour le prévenir; mais ne condamnons pas l'usage quand il est utile à la société, quand il n'est pas perverti par le fanatisme ou par la méchanceté frauduleuse.

J'ai une chose très importante à vous dire. Je suis persuadé que vous êtes dans une grande erreur; mais je suis également convaincu que vous vous trompez en honnête homme. Vous voulez qu'on soit vertueux, même sans Dieu, quoique vous ayez dit malheureusement que "dès que le vice rend l'homme heureux, il doit aimer le vice"; proposition affreuse que vos amis auraient dû vous faire effacer. Partout ailleurs vous inspirez la probité. Cette dispute philosophique ne sera qu'entre vous et quelques philosophes répandus dans l'Europe:

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le reste de la terre n'en entendra point parler; le peuple ne nous lit pas. Si quelque théologien voulait vous persécuter, il serait un méchant, il serait un imprudent qui ne servirait qu'à vous affermir et à faire de nouveaux athées.

Vous avez tort; mais les Grecs n'ont point persécuté 5 Épicure, les Romains n'ont point persécuté Lucrèce. Vous avez tort; mais il faut respecter votre génie et votre vertu en vous réfutant de toutes ses forces.

Le plus bel hommage, à mon gré, qu'on puisse rendre à Dieu, c'est de prendre sa défense sans colère; comme le plus 10 indigne portrait qu'on puisse faire de lui, est de le peindre vindicatif et furieux. Il est la vérité même: la vérité est sans passions. C'est être disciple de Dieu que de l'annoncer d'un cœur doux et d'un esprit inaltérable.

Je pense avec vous que le fanatisme est un monstre mille 15 fois plus dangereux que l'athéisme philosophique. Spinosa 226 n'a pas commis une seule mauvaise action: Chastel et Ravaillac, tous deux dévots, assassinèrent Henri IV.

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L'athée de cabinet 227 est presque toujours un philosophe tranquille; le fanatique est toujours turbulent. Mais l'athée 20 de cour, le prince athée pourrait être le fléau du genre humain. Borgia et ses semblables ont fait presque autant de mal que les fanatiques de Munster 229 et des Cévennes,230 je dis les fanatiques des deux partis. Le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour. C'est Chiron 231 qui 25 élève Achille; il le nourrit de moelle de lion. Un jour Achille traînera le corps d'Hector autour des murailles de Troie, et immolera douze captifs innocents à sa vengeance.

Dieu nous garde d'un abominable prêtre 232 qui, le casque en tête et la cuirasse sur le dos, à l'âge de soixante et dix ans, 30 ose signer de ses trois doigts ensanglantés la ridicule excommunication d'un roi de France, ou de . . . de ... !

ou de

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ou

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Mais que Dieu nous préserve aussi d'un despote colère et barbare qui, ne croyant point un Dieu, serait son Dieu à luimême; qui se rendrait indigne de sa place sacrée en foulant aux pieds les devoirs que cette place impose; qui sacrifierait sans remords ses amis, ses parents, ses serviteurs, son peuple, à ses passions! Ces deux tigres, l'un tondu, l'autre couronné,

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sont également à craindre. Par quel frein pourrons-nous les retenir ?

Je ne crois pas que dans toute l'Europe il y ait un seul homme d'État, un seul homme un peu versé dans les affaires du monde, qui n'ait le plus profond mépris pour toutes les 5 légendes dont nous avons été inondés plus que nous ne le sommes aujourd'hui de brochures. Si la religion n'enfante plus de guerres civiles, c'est à la philosophie seule qu'on en est redevable; les disputes théologiques commencent à être regardées du même œil que les querelles de Gilles et de Pierrot à 10 la foire. Une usurpation également odieuse et ridicule, fondée d'un côté sur la fraude, et de l'autre sur la bêtise, est minée chaque instant par la raison, qui établit son règne. Si un régiment de moines fait la moindre évolution contre les lois de l'État, il est cassé sur le champ. Mais quoi! parce qu'on a 15 chassé les jésuites, faut-il chasser Dieu? Au contraire, il faut l'en aimer davantage.

-Dictionnaire philosophique, Dieu.

"POUR LA LIBERTÉ DE LA PENSÉE"

A un premier commis 238

20 juin 1733.

Puisque vous êtes, monsieur, à portée de rendre service aux belles-lettres, ne rognez pas de si près les ailes à nos écrivains, et ne faites pas des volailles de basse-cour de ceux 20 qui, en prenant l'essor, pourraient devenir des aigles; une liberté honnête élève l'esprit, et l'esclavage le fait ramper. S'il y avait eu une inquisition littéraire à Rome, nous n'aurions aujourd'hui, ni Horace, ni Juvénal, ni les œuvres philosophiques de Cicéron. Si Milton, Dryden, Pope et Locke n'avaient pas 25 été libres, l'Angleterre n'aurait eu ni des poètes ni des philosophes; il y a je ne sais quoi de turc à proscrire l'imprimerie : et c'est la proscrire que de la trop gêner. Contentez-vous de réprimer sévèrement les libelles diffamatoires, parce que ce sont des crimes; mais tandis qu'on débite hardiment des recueils 30 de ces infâmes Calottes, et tant d'autres productions qui méritent l'horreur et le mépris, souffrez au moins que Bayle

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