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Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui du Texel,203 de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,

Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,204
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ! 205
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître? ils n'avaient rien,
Ils étaient nus; et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor:
Martialo 206 n'est point du siècle d'or;
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Ève;
La soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance:
Est-ce vertu? c'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors?

(1736.)

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ΙΟ

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A HORACE

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Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace.
J'ai déjà passé l'âge où ton grand protecteur,"
Ayant joué son rôle en excellent acteur,
Et sentant que la mort assiégeait sa vieillesse,
Voulut qu'on l'applaudit 208 lorsqu'il finit sa pièce.
J'ai vécu plus que toi, mes vers dureront moins;
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins
A suivre les leçons de ta philosophie,

A mépriser la mort en savourant la vie,
A lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens.
Avec toi l'on apprend à souffrir l'indigence,
A jouir sagement d'une honnête opulence,

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A vivre avec soi-même, à servir ses amis,
A se moquer un peu de ses sots ennemis,
A sortir d'une vie ou triste ou fortunée,

En rendant grâce aux dieux de nous l'avoir donnée.

-Epitres, CXXI, 1771.

A PROPOS DU TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE

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Ou l'homme est né coupable,210 et Dieu punit sa race,
Ou ce maître absolu de l'être et de l'espace,
Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent,
De ses premiers décrets suit l'éternel torrent.
Ou la matière informe, à son maître rebelle,
Porte en soi des défauts nécessaires comme elle;
Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel
N'est qu'un passage étroit vers un monde éternel.
Nous essuyons ici des douleurs passagères:
Le trépas est un bien qui finit nos misères.
Mais, quand nous sortirons de ce passage affreux,
Qui de nous prétendra mériter d'être heureux?
Quelque parti qu'on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n'est rien qu'on connaisse, et rien qu'on ne redoute.
La nature est muette, on l'interroge en vain;
On a besoin d'un Dieu qui parle au genre humain.

Il n'appartient qu'à lui d'expliquer son ouvrage,

De consoler le faible, et d'éclairer le sage

L'homme, au doute, à l'erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d'appui.

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ΙΟ

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Leibnitz 211 ne m'apprend point par quels nœuds invisibles, 25
Dans le mieux ordonné des univers possibles,

Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,

Ni pourquoi l'innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.

Je ne conçois pas plus comment tout serait bien :
Je suis comme un docteur; hélas ! je ne sais rien.

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Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue? Rien le livre du sort se ferme à notre vue. L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré.

Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,

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Que la mort engloutit et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, 212 atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux,
Au sein de l'infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Ce monde, ce théâtre et d'orgueil et d'erreur,
Est plein d'infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être ;
Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître.
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs;
Mais le plaisir s'envole, et passe comme une ombre;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre;
Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir;
Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l'être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.

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Ce n'est plus aux hommes que je m'adresse; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes, et de tous les temps. S'il est permis à de faibles créatures, perdues dans l'immensité et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te 30

demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous hair, et des mains pour nous égorger; fais 5 que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, 10 entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux et si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent 15 de la lumière de ton soleil; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon 214 formé d'une ancienne langue ou dans un jargon plus nouveau; que 20 ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appelent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie; car tu sais qu'il n'y a 25 dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.

Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible! Si les fléaux de 30 la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis le Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.

-Traité sur la Tolérance, Chap. XXIII, 1763.

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