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MONTESQUIEU

(1689-1755)

"PORTRAIT DE MONTESQUIEU PAR LUI-MÊME"

L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait ôté.

Je suis presque aussi content avec des sots qu'avec des gens d'esprit, et il y a peu d'hommes si ennuyeux, qui ne m'ait 5 amusé, très souvent: il n'y a rien de si amusant qu'un homme ridicule.

J'ai naturellement eu de l'amour pour le bien et l'honneur de ma patrie, et peu pour ce qu'on appelle la gloire ; j'ai toujours senti une joie secrète lorsque l'on a fait quelque règlement 10 qui allait au bien commun.

Je n'ai pas été fâché de passer pour distrait: cela m'a fait hasarder bien des négligences qui m'auraient embarrassé. J'aime les maisons où je puis me tirer d'affaires avec mon esprit de tous les jours.

Dans les conversations et à table, j'ai toujours été ravi de trouver un homme qui voulût prendre la peine de briller : un homme de cette espèce présente toujours le flanc, et tous les autres sont sous le bouclier.

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Ce qui m'a toujours donné une assez mauvaise opinion 20 de moi, c'est qu'il y a fort peu d'états dans la République auxquels j'eusse été véritablement propre.

Quant à mon métier de président, j'avais le cœur très droit; je comprenais assez les questions en elles-mêmes; mais, quant à la procédure, je n'y entendais rien. Je m'y étais pourtant 25 appliqué; mais, ce qui m'en dégoûtait le plus, c'est que je voyais à des bêtes ce même talent qui me fuyait, pour ainsi dire.

Je n'ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri.

Je suis (je crois) presque le seul homme qui ait fait des 30 livres, ayant sans cesse peur de la réputation de bel-esprit. Ceux qui m'ont connu savent que, dans mes conversations, je ne cherchais pas trop à le paraître, et que j'avais assez le talent de prendre la langue de ceux avec qui je vivais.

Quand on s'est attendu que je brillerais dans une conversation, je ne l'ai jamais fait. J'aimais mieux avoir un homme d'esprit pour m'appuyer, que des sots pour m'approuver.

Je n'ai jamais été tenté de faire un couplet de chanson contre qui que ce soit.

J'ai fait en ma vie bien des sottises, et jamais des méchancetés.

J'ai la maladie de faire des livres et d'en être honteux quand je les ai faits.

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Je n'ai point aimé à faire ma fortune par le moyen de la 10 Cour; j'ai songé à la faire en faisant valoir mes terres, et à tenir ma fortune immédiatement de la main des Dieux.

Je rends grâces au Ciel de ce qu'ayant mis en moi de la médiocrité en tout il a bien voulu mettre un peu moins dans mon âme.

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Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à 20 l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderais comme un crime.

J'aime incomparablement mieux être tourmenté par mon cœur que par mon esprit.

"COMMENT PEUT-ON ÊTRE PERSAN?"

RICA AU MÊME 191

A Smyrne

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à 25 l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du Ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi: les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel, nuancé de mille couleurs, qui m'entourait; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent

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lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: "Il faut avouer qu'il a l'air bien persan." Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout, je me 5 voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare, et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé zo que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaitre ce que je valais réellement: libre de tous les 15 ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique: car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé et qu'on 20 m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: "Ah! ah! Monsieur est Persan! C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?"

-A Paris, le 6 de la lune de Chalval,102 1712.

"THÉOLOGIE ET MORALE"

USBEK A RHÉDI

A Venise

Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la Religion; mais il semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins.

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Non seulement ils ne sont pas meilleurs Chrétiens, mais même meilleurs citoyens, et c'est ce qui me touche: car, dans 30 quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour

pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.

En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la Divinité, qui a établi la religion qu'il professe? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'humanité: car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux; que s'il aime les hommes, on est assuré de lui plaire 10 en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.

Par là, on est bien plus sûr de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie: car les cérémonies n'ont point un 15 degré de bonté par elles-mêmes; elles ne sont bonnes qu'avec égard et dans la supposition que Dieu les a commandées. Mais c'est la matière d'une grande discussion; on peut facilement s'y tromper: car il faut choisir les cérémonies d'une religion entre celles de deux mille.

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Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière: "Seigneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je 25 ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre: l'un dit que je dois vous prier debout; l'autre veut que je sois assis; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. . . . Il m'arriva l'autre jour de manger un lapin dans un caravanséraï. Trois 30 hommes qui étaient auprès de là me firent trembler: ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé: l'un,1 parce que cet animal était immonde; l'autre, parce qu'il était étouffé; l'autre enfin, parce qu'il n'était pas poisson. Un Brahmane qui passait par là, et que je pris pour juge, 35 me dit: "Ils ont tort, car apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. Si fait, lui dis-je. — Ah! vous avez commis une action abominable et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix sévère. Que savez-vous si l'âme

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de votre père n'était pas passée dans cette bête?"- Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable: je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée."

-A Paris, le 8 de la lune de Chahban,19% 1713.

"LE CASUISTE"

USBEK A RHÉDI

A Venise

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Les dévots entretiennent ici un nombre innombrable de dervis. Ces dervis 194 font trois vœux, d'obéissance, de pau- 10 vreté et de chasteté. On dit que le premier est le mieux observé de tous; quant au second, je te réponds qu'il ne l'est point; je te laisse à juger du troisième.

Mais, quelque riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la qualité de pauvres. Notre glorieux sultan renon- 15 cerait plutôt à ses magnifiques et sublimes titres : ils ont raison; car ce titre de pauvre les empêche de l'être.

Les médecins et quelques-uns de ces dervis qu'on appelle confesseurs sont toujours ici ou trop estimés, ou trop méprisés; cependant on dit que les héritiers s'accommodent mieux 20 des médecins que des confesseurs.

Je fus l'autre jour dans un couvent de ces dervis. Un d'entre eux, vénérable par ses cheveux blancs, m'accueillit fort honnêtement; il me fit voir toute la maison; nous entråmes dans le jardin, et nous nous mimes à discourir. "Mon père, 25 lui dis-je, quel emploi avez-vous dans la communauté? - Monsieur, me répondit-il avec un air très content de ma question, je suis casuiste.-Casuiste! repris-je: depuis que je suis en France, je n'ai pas ouï parler de cette charge. — Quoi! vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste? Eh bien! écoutez: je 30 vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien à désirer.

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