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tribue à chaque objet son degré de lumière. Tout le discours est un; il se réduit à une seule proposition mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu'on voit d'un seul coup d'œil l'ouvrage entier, comme on voit de la place publique d'une ville toutes les rues et toutes les portes, 5 quand toutes les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée; la proposition est le discours en abrégé.

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Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n'a encore rien vu au grand jour; il n'a vu que 10 des ombres dans la caverne de Platon.174 Que dirait-on d'un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais dont tous les bâtiments seraient proportionnés pour former un tout dans le même dessin, et un amas confus de petits édifices qui ne feraient point un vrai tout, quoiqu'ils 15 fussent les uns auprès des autres? Quelle comparaison entre le Colisée 175 et une multitude confuse de maisons irrégulières d'une ville! Un ouvrage n'a une véritable unité que quand on ne peut en rien ôter sans couper dans le vif.

Il n'a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer 20 aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout. . . .

Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière; il n'a qu'un goût imparfait et qu'un demi-génie. L'ordre est ce qu'il y a de plus rare dans 25 les opérations de l'esprit. Quand l'ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré et tout embrassé pour savoir la place précise de chaque mot: c'est ce qu'un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.

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Isocrate 176 est doux, insinuant, plein d'élégance; mais peuton le comparer à Homère? Allons plus loin: je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n'admire Cicéron plus que je fais: il embellit tout ce qu'il touche; il fait honneur à la parole; il fait 35 des mots ce qu'un'autre n'en saurait faire; il a je ne sais combien de sortes d'esprit, il est même court et véhément toutes les fois qu'il veut l'être, contre Catilina," contre Verrès,178 contre Antoine.17 Mais on remarque quelque parure dans son dis

ser.

cours: l'art y est merveilleux, mais on l'entrevoit; l'orateur, en pensant au salut de la république, ne s'oublie pas et ne se laisse pas oublier. Démosthène paraît sortir de soi et ne voir que la patrie. Il ne cherche point le beau; il le fait sans y penIl est au-dessus de l'admiration. Il se sert de la parole 5 comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne, il foudroie. C'est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu'on est saisi; on pense aux choses qu'il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue; on n'est occupé que de Philippe,180 qui envahit tout. Je suis charmé de 10 ces deux orateurs; mais j'avoue que je suis moins touché de l'art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron que de la rapide simplicité de Démosthène.

-Lettre à l'Académie, Projet de rhétorique, 1714.

BAYLE

(1647-1706)

"TRADITION ET VÉRITÉ"

Que ne pouvons-nous voir ce qui se passe dans l'esprit des hommes lorsqu'ils choisissent une opinion! Je suis sûr que, si 15 cela était, nous réduirions le suffrage d'une infinité de gens à l'autorité de deux ou de trois personnes, qui, ayant débité une doctrine que l'on supposait qu'ils avaient examinée à fond, l'ont persuadée à plusieurs autres par le préjugé 181 de leur mérite, et ceux-ci à plusieurs autres, qui ont trouvé mieux leur compte 20 pour leur paresse naturelle à croire tout d'un coup ce qu'on leur disait qu'à l'examiner soigneusement. De sorte que le nombre des sectateurs crédules et paresseux, s'augmentant de jour en jour, a été un nouvel engagement aux autres hommes de se délivrer de la peine d'examiner une opinion qu'ils voyaient 25 si générale, et qu'ils se persuadaient bonnement n'être devenue telle que par la solidité des raisons desquelles on s'était servi d'abord pour l'établir; et enfin on s'est vu réduit à la nécessité de croire ce que tout le monde croyait, de peur de passer pour un factieux qui veut lui seul en savoir plus que tous les autres 30 et contredire la vénérable antiquité; si bien qu'il y a eu du mérite à n'examiner plus rien et à s'en rapporter à la tradition.

Jugez vous-même si cent millions d'hommes engagés dans quelque sentiment 182 de la manière que je viens de représenter pouvait le rendre probable.183

-Pensées sur la Comète, Chap. VII, 1682.

"CONTRE LA PERSÉCUTION"

L'essence de la religion consiste dans les jugements que notre esprit 184 forme de Dieu et dans les mouvements de 5 respect, de crainte et d'amour que notre volonté 185 sent pour lui; en sorte qu'il est possible que, par cela seul, un homme fasse son devoir envers Dieu sans aucun acte extérieur. Mais, comme ces cas ne sont point ordinaires, il vaut mieux dire que la disposition intérieure en quoi consiste l'essence de la religion 10 se produit au dehors par des humiliations corporelles et par des signes qui font connaître l'honneur que l'âme rend à la majesté de Dieu. Quoi qu'il en soit, il est toujours vrai que les signes extérieurs dans un homme qui ne sent rien pour Dieu, je veux dire qui n'a ni les jugements ni les volontés con- 15 venables à l'égard de Dieu, ne sont pas plus un honneur rendu à Dieu que le renversement d'une statue par un coup hasardeux de vent est un hommage rendu par cette statue.

Il est donc clair que la seule voie légitime d'inspirer la religion est de produire dans l'âme certains jugements et cer- 20 tains mouvements de volonté par rapport à Dieu. Or, comme les menaces, les prisons, les amendes, les exils, les coups de bâton, les supplices, et généralement tout ce qui est contenu sous la signification littérale de contrainte, ne peuvent pas former dans l'âme les jugements et les mouvements de volonté 25 par rapport à Dieu qui constituent l'essence de la religion, il est clair que cette voie-là d'établir une religion est fausse.

Je ne nie pas que les voies de contrainte, outre les mouvements extérieurs du corps, qui sont les signes ordinaires de la religion intérieure, ne produisent aussi dans l'âme des jugements 30 et des mouvements de volonté; mais ce n'est pas par rapport à Dieu, ce n'est que par rapport aux auteurs de la contrainte. On juge d'eux qu'ils sont à craindre, et on les craint en effet; mais ceux qui auparavant n'avaient pas de la Divinité les idées convenables ou qui ne sentaient pas pour elle le respect, l'amour 35

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et la crainte qui lui sont dus, n'acquièrent ni ces idées ni ces
sentiments lorsque la contrainte leur extorque les signes ex-
térieurs de la religion. Ceux qui avaient auparavant pour Dieu
certains jugements et qui croyaient qu'il ne fallait l'honorer que
d'une certaine manière, opposée à celle en faveur de qui se font
les violences, ne changent point non plus d'état intérieur à
l'égard de Dieu. Leurs nouvelles pensées se terminent toutes
à craindre les persécuteurs et à vouloir conserver les biens
temporels qu'ils menacent d'ôter. Ainsi ces contraintes ne font
rien pour Dieu; car les actes intérieurs qu'elles produisent ne 10
se rapportent point à lui, et, pour ce qui est des extérieurs, il
est notoire qu'ils ne peuvent être pour Dieu qu'en tant qu'ils
sont accompagnés de ces dispositions intérieures de l'âme qui
sont l'essence de la religion.

-Commentaire philosophique sur le Compelle
intrare, 1686.

FONTENELLE

(1657-1757)

"PRÉAMBULE D'UN COURS D'ASTRONOMIE"

Nous allâmes un soir, après souper, nous promener dans 15 le parc; il faisait un frais délicieux, qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée il y avait peut-être une heure, et ses rayons, qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres, faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif avec tout ce vert qui 20 paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui dérobât ou qui obscurcît la moindre étoile; elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui était encore relevé par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut-être, sans la marquise, eussé-je rêvé assez longtemps; mais la présence d'une 15 si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles.

-Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit?

-Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une

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beauté blonde qui a plus de brillant; mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante.

- Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature, et 5 que les héroines de roman, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes.

-Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t-elle, si elle ne touche. Avouez que le jour ne vous eût jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu prêt de tomber 10 tout à l'heure à la vue de cette belle nuit.

J'en conviens, répondis-je; mais, en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde avec toute sa beauté brune.

- Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en con- 15 tenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fît aussi le même effet. Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit, dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais?

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- Il faut bien que la nuit ait leurs remerciments, lui dis-je. Mais, reprit-elle, elle a aussi toutes leurs plaintes. Le jour ne s'attire point leurs confidences. D'où cela vient-il? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble, pendant la 25 nuit, que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil; les objets que le ciel présente sont plus doux; la vue s'y arrête plus aisément; enfin, on rêve mieux, parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature la seule personne occupée à rêver. Peut-être 30 aussi que le spectacle du jour est trop uniforme; ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue; mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles, semées confusément et disposées au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensées où l'on ne tombe point sans plaisir.

- J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle; j'aime les étoiles et je me plaindrais volontiers du soleil, qui nous les efface.

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