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sont pas arrivés à la célébrité ne sont pas toujours pour cela inférieurs à d'autres. D'après ces principes, M. Broca dit qu'il ne faudrait faire entrer en ligne de compte que les génies créateurs et originaux. Or, sur la liste de M. Wagner, il ne reconnaît ce caractère qu'à M. Gauss, géomètre vraiment hors ligne; mais le cerveau de Gauss était encore de 12 pour 100 supérieur à la moyenne, et d'ailleurs il est mort à soixante-dix-huit ans, c'est-à-dire à l'âge où le cerveau décroît.

A ces objections on a répondu que si le cerveau de Gauss dépasse quelque peu la moyenne, il n'en est pas moins toutefois inférieur de 400 grammes au cerveau de Cuvier. Que signifie alors l'énormité de cervelle de celui-ci? On peut donc être un génie créateur de premier ordre sans avoir besoin de tant de cerveau. L'argument est certainement très fort, et M. Broca ne l'a pas affaibli. Ce n'est pas d'ailleurs le seul fait significatif de la liste de M. Wagner. Haussmann, placé le 119 sur cette liste, et dont le cerveau était au-dessous de la moyenne, n'était pas un homme vulgaire : c'était un minéralogiste très distingué, occupant un rang élevé dans la science. Il y a encore un nom illustre auquel on ne peut refuser le génie, c'est Dupuytren; or il n'est que le 52°, et son cerveau est inférieur de 450 grammes à celui de Cuvier. A ces exemples on peut ajouter, avec M. Lélut, celui de Raphaël, celui de Voltaire, dont la petite tête est assez connue, celui de Napoléon, dont le crâne mesurait une circonférence à peine au-dessus de la moyenne. Gratiolet cite encore le cerveau de Schiller, dont les dimensions, mesurées par Carus, ne dépassent pas les conditions ordinaires. Enfin il cite le crâne de Descartes, qui est assez petit, mais dont l'authenticité n'est peut-être pas suffisamment établie (1).

Un seul fait ressort de ces débats, c'est que l'on est loin d'être arrivé à des conclusions précises en cette matière. Sans doute le poids exceptionnel du cerveau de Byron et de celui de Cuvier donne à réfléchir; mais les exceptions sont trop importantes pour que l'on puisse trouver dans la mesure du crâne les élémens d'une loi positive.

Une expérience en sens inverse de celles qui viennent d'être résumées a été faite sur le cerveau et sur le crâne des idiots. C'est au docteur Lélut que l'on doit les recherches les plus précises et

(1) Ce crâne, qui est au Muséum, a été donné à la France par Berzélius, qui l'avait acheté à une vente publique. Religieusement conservé en Suède dans une famille de cartésiens, il est couvert d'inscriptions qui attestent son origine. Cependant l'auteur d'études scandinaves bien connues des lecteurs de la Revue, mon collègue et ami M. Geffroy, m'assure que l'on montre encore à l'heure qu'il est à Stockholm le crâne de Descartes.

les plus instructives sur ce point. Le détail de ces recherches ne peut trouver place ici : donnons-en seulement les conclusions. La première est celle-ci : en tenant compte de la taille, qui est beaucoup moindre chez les idiots, le développement cérébral moyen est au moins aussi considérable chez ces derniers que chez les autres hommes. A ceux qui prétendent que l'intelligence réside surtout dans la partie antérieure du cerveau, M. Lélut répond que la partie la plus développée du cerveau chez les idiots ou imbéciles est la partie frontale; la partie occipitale est au contraire la plus rétrécie. Enfin, si l'on considère la forme du crâne, et par conséquent du cerveau, comme plus significative que le poids, il nous apprend que les idiots ont au moins autant que les autres hommes cette forme de tête allongée qui, depuis Vésale, est généralement attribuée à une plus forte intelligence. Ces trois propositions sont au nombre des plus importantes que la science positive ait établies en cette question, et il ne paraît pas qu'elles aient été depuis ni contestées, ni ébranlées. Elles nous montrent de quelle circonspection on doit user lorsqu'on prétend évaluer dans des balances grossières et avec des poids matériels cette chose impalpable, légère et ailée que l'on nomme intelligence!

En recueillant ainsi toutes les contradictions de la science sur le poids et la forme du cerveau dans leurs rapports avec l'intelligence, aurions-nous la prétention d'établir que la pensée n'a nul rapport avec l'organisation matérielle, qu'elle vit libre et indépendante sans avoir besoin d'organes pour s'exercer et se développer? Non certes; mais après tout il faut prendre les choses telles qu'elles sont, et, comme on dit, ne pas en mettre plus qu'il n'y en a. Les relations générales entre l'entendement et le cerveau sont incontestables; mais toutes les fois que l'on veut préciser, mettre le doigt sur la circonstance décisive, on rencontre des pierres d'achoppement qu'on ne peut écarter. S'il en est ainsi, il serait sage et à propos de ne pas tant triompher, comme le font les matérialistes : non-seulement les raisons psychologiques et morales les condamnent irrévocablement, mais, même en physiologie, leur doctrine n'est qu'une hypothèse, qui laisse échapper un grand nombre de faits. Tous les bons observateurs sont d'accord pour reconnaître que, parmi les conditions physiologiques, il y en a qui nous échappent, et qu'il reste toujours dans ce problème une ou plusieurs inconnues. Pourquoi l'une de ces inconnues ne serait-elle pas l'âme elle-même? L'un des savans les plus hardiment engagés dans les voies nouvelles, M. Lyell, n'hésite pas cependant à écrire : « Nous ne devons pas considérer comme admis que chaque amélioration des facultés de l'âme dépende d'un perfectionnement de la structure

du corps, car pourquoi l'âme, c'est-à-dire l'ensemble des plus hautes facultés morales et intellectuelles, n'aurait-elle pas la première place au lieu de la seconde dans le plan d'un développement progressif (1)? »

Dans le plus beau peut-être de ses dialogues, Platon, après avoir mis dans la bouche de Socrate une admirable démonstration de l'âme et de la vie future, fait parler un adversaire qui demande à Socrate si l'âme ne serait pas semblable à l'harmonie d'une lyre, plus belle, plus grande, plus divine que la lyre elle-même, et qui cependant n'est rien en dehors de la lyre, se brise et s'évanouit avec elle. Ainsi pensent ceux pour qui l'âme n'est que la résultante des actions cérébrales; mais qui ne voit qu'une lyre ne tire pas d'elle-même et par sa propre vertu les accens qui nous enchantent,

et que tout instrument suppose un musicien? Pour nous, l'âme est ce musicien, et le cerveau est l'instrument qu'elle fait vibrer. Je sais que Broussais s'est beaucoup moqué de cette hypothèse d'un petit musicien caché au fond d'un cerveau; mais n'est-il pas plus étrange et plus plaisant de supposer un instrument qui tout seul et spontanément exécuterait, bien plus, composerait des symphonies magnifiques? Sans prendre à la lettre cette hypothèse, qui n'est après tout qu'une comparaison, nous pouvons nous en servir comme d'un moyen commode de représenter les phénomènes observés.

Et d'abord nous voyons parfaitement bien que, quel que soit le génie d'un musicien, s'il n'a aucun instrument à sa disposition, pas même la voix humaine, il ne pourra nous donner aucun témoignage de son génie; ce génie même n'aurait jamais pu naître ou se développer. Nous voyons par là comment une âme qui se trouverait liée au corps d'un monstre acéphale ne pourrait par aucun moyen manifester ses puissances innées, ni même en avoir conscience : cette âme serait donc comme si elle n'était pas. Nous voyons de plus qu'un excellent musicien qui aurait un trop mauvais instrument à sa disposition ne pourrait donner qu'une idée très imparfaite de son talent. Il n'est pas moins clair que deux musiciens qui, à mérite égal, auraient à se faire entendre sur deux instrumens inégaux paraîtraient être l'un à l'autre dans le rapport de leurs instrumens. Ainsi deux âmes qui auraient intrinsèquement et en puissance la même aptitude à penser seront cependant diversifiées par la différence du cerveau. Enfin un excellent musicien ayant un excellent instrument atteindra au plus haut degré de l'exécution musicale. En un mot, s'il n'y avait pas d'autres faits que ceux que

(1) Lyell, Ancienneté de l'homme, ch. xxiv, trad. franç., p. 523.

nous venons de signaler, on pourrait conclure d'une manière à peu près sûre de l'instrument au musicien, comme du cerveau à la pensée, mesurer le génie musical par la valeur de l'instrument, comme les matérialistes mesurent le génie intellectuel par le poids, la forme, la qualité des fibres du cerveau.

Mais il y a d'autres faits que les précédens. Nous voyons par exemple un musicien médiocre ne produire qu'un effet médiocre avec un excellent instrument, et au contraire un excellent musicien produire un admirable effet avec un instrument médiocre. Ici le génie ne se mesure plus à l'instrument matériel. Nous voyons les lésions de l'instrument compensées par le génie de l'exécutant, tel instrument malade et blessé devenir encore une source de merveilleuse émotion entre les mains d'un artiste ému et sublime. Nous voyons un Paganini obtenir sur la corde unique d'un violon des effets qu'un artiste vulgaire chercherait en vain sur un instrument complet, fût-il l'œuvre du plus habile des luthiers; nous voyons Duprez sans voix effacer par l'âme tous ses successeurs. Dans tous ces faits, il est constant que le génie ne se mesure pas, comme tout à l'heure, par la valeur et l'intégrité de l'instrument dont il se sert. Le génie sera la quantité inconnue qui troublera tous les calculs. Il en est ainsi pour l'âme et le cerveau : celui-ci pourra être dans un grand nombre de cas, et à juger les choses très grossièrement, la mesure et l'expression de celle-là; mais il arrivera aussi que les rapports seront renversés et qu'on ne trouvera pas dans l'instrument une mesure exacte pour apprécier la valeur de l'artiste intérieur qui lui est uni. De là les irrégularités, les exceptions que les physiologistes rencontrent toutes les fois qu'ils veulent soumettre à des lois rigoureuses les rapports du cerveau et de la pensée. La force intérieure, secrète, première, leur échappe, et ils n'atteignent que des symboles grossiers et imparfaits.

Nous n'avons pas au reste terminé l'enquête que nous nous étions proposé d'instruire sur la nature des relations que l'on a pu surprendre entre le cerveau et la pensée : il se présente encore des côtés assez importans de la question à interroger. La question de la folie, celle des localisations cérébrales appellent notre examen. Ce sera l'objet d'une prochaine étude.

PAUL JANET, de l'Institut.

LA

CAMPAGNE DE GEORGIE

ET

LA FIN DE LA GUERRE AMÉRICAINE 1

Le trait caractéristique du plan d'opérations arrêté par les généraux unionistes pour la campagne de 1864 aux États-Unis fut la concentration de deux vastes armées fédérales qui devaient toutes les deux prendre l'offensive. L'une, sous le commandement immédiat du lieutenant-général Grant, fut assemblée sur le Rapidan, en Virginie: elle devait s'emparer de Richmond. L'autre, prenant le nom de « grande division du Mississipi, » se concentra sur les rives du Cumberland et du Tennessee: elle faisait face au sud, c'est-à-dire à la Georgie. Le commandement supérieur de cette armée, qui avait été placée antérieurement sous les ordres des généraux Thomas, Scofield et Mac-Pherson, fut confié au général Sherman.

La position géographique de la Georgie, le rôle important que joua cet état lors du mouvement séparatiste, son système développé de chemins de fer, ses richesses ainsi que le chiffre de sa population noire, tout indiquait comme essentiellement utile un mouvement dans cette direction. Les forces disponibles pour tenter cet essai étaient suffisantes, et une seule

(1) La campagne du général Sherman en Georgie n'a pas été seulement un des épisodes les plus remarquables de la guerre américaine, elle a eu sur la marche des événemens militaires dans cette dernière période une action décisive. A ce titre, un récit de cette campagne mérite encore de fixer l'attention, même après le dénoûment de la guerre, surtout lorsqu'il émane d'un officier d'état-major du général Grant, qui était sur le théâtre des opérations qu'il raconte, et qui a même été blessé dans les derniers combats livrés devant Petersburg.

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