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LE MONT-ROSE

ET

LES ALPES PENNINES

SOUVENIRS DE VOYAGE.

Il n'y a pas longtemps que l'homme connaît ou plutôt qu'il a commencé de connaître le relief de la planète qu'il habite. Ce qu'il ignorait surtout jadis, c'était la direction des chaînes de montagnes, la hauteur relative de leurs points culminans, la forme de leurs massifs, les plis et les lignes de faîte qui en déterminent le contour. L'orographie est une science toute moderne. Quoique les Alpes s'élèvent au centre de l'Europe civilisée, jusque vers la fin du siècle dernier la géographie aurait pu inscrire sur une grande partie du territoire qu'elles occupent terra incognita avec presque autant de raison que sur les espaces inexplorés de l'Australie ou de l'Afrique équatoriale. Ces monts au profil dentelé, ces pics argentés qui enserrent les vertes plaines de la Lombardie de leur cadre splendide et qu'on peut dénombrer un à un du haut du dôme de Milan ou du campanile de Venise, nul ne les avait visités, sauf le pâtre ignorant qui l'été y conduisait ses moutons, ou le chasseur qui y poursuivait le chamois. En Suisse même, où on les voyait de plus près, on ne possédait aucun de ces élémens de nombre et de mesure qui donnent à l'esprit la connaissance des choses en y imprimant une image exacte et conforme à la réalité. Dans un livre très curieux, qui est comme le premier modèle de ces albums illustrés si répandus aujourd'hui, et qui date de 1712, les Délices de la Suisse, l'auteur, Gottlieb Kypseler, de Munster, affirme que les plus hautes

montagnes des Alpes sont le Schreckhorn, le Grimsel, le Saint-Bernard et le Saint-Gothard, et il ajoute que jamais on ne parviendra ni à les gravir ni à les mesurer. Dès cette époque pourtant, Jean Scheuchzer (1), professeur à Zurich, avait parcouru les Alpes dans un intérêt scientifique de 1702 à 1711. Le premier il était parvenu à déterminer quelques hauteurs au moyen du baromètre, mais il ne s'était point écarté des grandes voies de communication, et il n'avait point songé un instant à s'élever sur les sommités culminantes, qu'il considérait comme inaccessibles.

Pour comprendre à quel point l'on ignorait la structure véritable des massifs et des rides de soulèvement qui constituent le relief de la croûte terrestre, il suffit de jeter un coup d'œil sur une carte qui date du siècle dernier. Les chaînes de montagnes sont représentées par une série de petits monticules isolės, vus de profil, ayant chacun son ombre portée, sans lien qui les rattache les uns aux autres et présentant une série de dépressions qui forment autant de cols qu'il y a d'intervalles entre deux sommets dessinés au hasard. Le cours des rivières et la direction des vallées sont assez fidèlement représentés, parce qu'on a pu en suivre les détours, tandis que les hauteurs sont tracées suivant la fantaisie du graveur, parce que le géographe n'en connaît pas mieux que lui la structure et les ramifications.

Cette ignorance à peu près complète de la forme extérieure des régions montagneuses ne doit pas nous surprendre. Rien de plus difficile que d'apprécier la masse des grandes chaînes, la hauteur des cimes, la ligne des faîtes. L'habitant des plaines ou des collines, habitué à embrasser d'un regard de vastes étendues de pays, ne peut s'imaginer les obstacles que présentent à l'observateur ces prodigieuses inégalités, ces murs à pic, ces croupes puissantes qui bordent les routes suivies par le voyageur. Engagé dans les ravins étroits où serpentent presque toujours les chemins praticables, on peut marcher des journées entières sans soupçonner la configuration réelle du canton qu'on traverse. Un rocher vertical de quelques centaines de pieds vous empêche d'apercevoir une crête très rapprochée qui en mesure des milliers. On contemple

(1) Quand on pense à l'époque où parut l'ouvrage de Scheuchzer (1723), on est frappé de la grande quanti.é de données exactes et d'observations bien faites qu'il renferme sur l'économ ́e rurale, la botanique, la physique et la topographie. Il est écrit en latin et intitulé Oùperçoirns helveticus sive itinera per Helvetiæ alpinas regiones facta annis 1702, 1703, 1704, 1703, 1706, 1707, 1709, 1740, 1711. Il est orné de gravures sur acier exécutées à Leyde, où le livre fut imprimé aux frais des membres de la Soc'été royale de Londres. Quelques-uns de ces dessins sɔnt extrêmement naïfs, d'autres sont très exacts, celui par exemple qui représente le pont du Diable et qui est gravé, comme dit le texte, sumplibus D. Isaaci Newton, equitis aurati, societatis regalis præsidis, etc.

avec stupeur au-dessus de sa tête, perdus dans les nues, des habitations, un clocher; on ne s'explique pas que l'homme puisse résider à ces hauteurs vertigineuses; on gravit jusque-là, et l'on voit alors que ces villages sont assis sur des plateaux couverts d'épais herbages et même de moissons jaunissantes, et que bien au-dessus se dressent d'effroyables escarpemens, dominés à leur tour par des pics beaucoup plus élevés encore. Tout pour la vue est incertitude et déception. Ces sommets neigeux qui se détachent là-bas sur le bleu profond du ciel, à quelle distance se trouvent-ils? à quelle hauteur atteignent-ils? se relient-ils à ces cimes en apparence si voisines, ou en sont-ils séparés par quelque profonde vallée? Comment le déterminer, et d'ailleurs qui autrefois aurait cherché à le faire?

Avant ce siècle-ci, les gens à l'esprit cultivé n'aimaient pas les montagnes. Ils les trouvaient formidables, horribles; elles leur inspiraient une invincible terreur; on les croyait habitées par des monstres en rapport avec le sauvage chaos de ces lieux désolés. Le docte Scheuchzer lui-même insère au commencement de son ouvrage l'image authentique des dragons qui hantaient le Mont-Pilate près de Lucerne, les environs de Grindelwald et les forêts solitaires de Glaris. Fallait-il franchir les Alpes pour passer en Italie, on se hâtait de traverser les cols qui y mènent, et l'on remerciait Dieu d'avoir échappé aux mille dangers auxquels on croyait avoir été exposé. Le sentiment esthétique ne se plaisait alors qu'aux aspects de la nature asservie, embellie par la main de l'homme. C'est un savant, de Saussure, qui le premier a su rendre ou du moins fait sentir la beauté des Alpes. Lisez les autres écrivains du XVIIe siècle, Rousseau lui-même, qui décrit avec tant de vérité et de poésie les paysages de la région inférieure, et vous n'y trouverez que des phrases banales et des épithètes vagues. Pour arriver au mot juste, au ton vrai, il leur manquait ce que rien ne remplace, la connaissance des choses. C'est au moyen de données exactes, de nombres et de mesures, que la science communique à l'esprit le pouvoir de comprendre et par conséquent de décrire les formes de la matière où semble apparaître l'infini dans l'espace et dans le temps.

Aussi est-ce la géologie surtout qui nous a fait connaître, qui nous a fait aimer les montagnes. Depuis qu'on entrevoit leur origine, leur mode de formation, on saisit la raison d'être de leur structure, de leur direction, de leur enchevêtrement. Ce ne sont plus à nos yeux des masses informes, des amas gigantesques de rochers muets, ce sont des témoins éloquens qui nous parlent des époques où l'espèce humaine n'était pas encore, et qui nous racontent l'histoire de la planète que nous habitons. Un autre ordre de faits a con

tribué aussi à faire goûter la poésie des hautes régions. Il y a une quarantaine d'années, la littérature s'est violemment soustraite au joug des traditions classiques. A la suite de Shakspeare et de Goethe, elle s'est complue aux émotions profondes, aux audacieuses percées sur l'inconnu, sur l'infini. Quoi qu'on ait dit, les âmes étaient vraiment envahies alors par une secrète mélancolie, par un sourd mécontentement du présent, qui les soulevait au-dessus de la vie bourgeoise et journalière. L'école romantique a fait son temps, mais elle a laissé sa vive empreinte sur les hommes de notre époque. Or il est certain qu'à la nuance de sentimens qu'elle a développée devaient convenir les aspects des Alpes, l'austère solitude de leurs champs de glace, l'immensité de leurs horizons, la majesté des dernières cimes, les luttes grandioses des élémens, tout cet ensemble de spectacles nouveaux qui vous arrachent aux préoccupations égoïstes pour vous initier aux jouissances désintéressées d'un monde supérieur. Depuis que Schiller a évoqué aux bords du lac des Quatre-Cantons la grande figure de Guillaume Tell et que Byron a conduit son Manfred sur les plus hauts escarpemens de la Gemmi, un nombre sans cesse croissant de voyageurs s'empresse chaque été de visiter les Alpes. Töppfer et bien d'autres après lui se sont moqués de ce troupeau de touristes qui viennent, comme le dit l'auteur des Menus Propos, déflorer « l'antique Suisse, cette belle et pudique vierge dont la beauté ignorée de la foule faisait battre le cœur de quelques vrais amans; » mais pourquoi donc se plaindre de ce mouvement, qui a sa cause profonde dans les tendances les plus nobles de notre époque? Si les hommes de la génération actuelle accourent en foule vers les montagnes, qu'on fuyait jadis avec épouvante, c'est que la science et les lettres les y ont conviés.

Grâce à ce goût, aussi général que nouveau, les massifs du MontBlanc et du Berner-Oberland ont été explorés en tous sens, et sont maintenant bien connus; mais, naguère encore, il n'en était pas de même de la chaîne que domine le Mont-Rose. Depuis la visite de Saussure en 1789, ce magnifique groupe avait été complétement négligé, sauf les pentes méridionales gravies par le colonel von Welden, Zumstein, Parrot et le curé Gnifetti. Ce n'est que depuis une vingtaine d'années que le côté septentrional a été abordé par les savans suisses Desor, Studer, Agassiz et Ulrich, et c'est plus récemment encore que les beaux travaux des frères Schlagintweit et les récits des touristes anglais en ont donné une description à peu près complète (1). On s'est servi de ces différens travaux, en rappe

(1) La bibliographie du Mont-Rose, sa littérature, comme diraient les Allemands,

lant aussi quelques souvenirs personnels, pour essayer de faire connaître ici une région explorée et en quelque sorte découverte dans ces derniers temps.

I.

Entre la vallée de la Dora-Baltea, en Piémont, qui court vers l'orient, et celle du Rhône, en Suisse, qui se prolonge dans une direction parallèle, mais vers l'occident, se dresse un puissant massif de montagnes qu'on appelle les Alpes pennines. Cette partie de la grande chaîne des Alpes qui forme l'enceinte de l'Italie de ce côté commence au passage du Grand-Saint-Bernard et finit au passage du Simplon. Le Mont-Rose en marque le point culminant. La structure de ce massif présente le type parfait d'une grande ride de soulèvement. Au milieu, dans la direction de l'est à l'ouest, se profile l'arête principale qui détermine le partage des eaux entre le bassin de l'Adriatique et le bassin de la Méditerranée. Des deux côtés partent de formidables contre-forts, les uns allant directement vers le sud, les autres vers le nord, semblables aux arcs-boutans qui soutiennent le vaisseau d'une cathédrale, aux vertèbres qui se relient à l'épine dorsale d'un cétacé ou aux côtes qui s'attachent à la quille d'un navire. Et, qu'on le remarque bien, ces comparaisons, nous ne les multiplions pas au hasard : elles révèlent une loi géométrique qui s'impose aux oeuvres architectoniques de l'homme comme aux lentes formations de la nature. Entre ces contre-forts se creusent des gorges étroites et profondes qui coupent à angle droit la vallée de la Doire ou celle du Rhône, et qui toutes se terminent, là où elles viennent aboutir à l'arête centrale, par des glaciers et des champs de neige. Ce sont, du côté du Valais, les vals d'Entremont, de Bagne, d'Hérémence, d'Anniviers, de Saint-Nicolas et de Saas, du côté italien le val Anzasca, le val Sesia, le val Lesa, le val Tournanche et le val Pelline.

Les sommets non-seulement de la ride principale, mais même

comprend déjà un certain nombre de publications parmi lesquelles plusieurs offrent un grand intérêt. Il faut citer en tête le magnifique ouvrage avec atlas de MM. Schlagintweit, Neue Untersuchungen über die physicalische Geographie und die Geologie der Alpen; puis M. Ulrich, Die Seitenthaler des Wallis und der Monte-Rosa;-Desor, Journal d'une course aux glaciers du Mont-Rose et du Mont-Cervin (1840); — Briquet, Ascensions aux pics du Mont-Rose (1861); - A Lady's tour round Monte-Rosa; The Tour of MontBlanc and of Monte-Rosa, by J. Forbes; The italian Valleys of the Pennine Alps, by rev. S. W. King; Mountaineering in 1861, by J. Tyndal F. R. S.; and glaciers, by John Ball; Voyage dans les Alpes, par Saussure; Welden, der Monte-Rosa; Gnifetti, paroco d'Alagna, Nozioni topographiche sul MonteRosa.

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Peaks, passes

Ludwig von

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