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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

31 mai 1865.

Nous ne nous dissimulons point qu'il n'est guère aisé de porter un jugement sur l'incident éclatant et délicat qui vient de conduire le prince Napoléon Jérôme à se démettre de ses fonctions de vice-président du conseil privé et de président de la prochaine exposition universelle. Le discours prononcé à Ajaccio peut être jugé à deux points de vue: au point de vue des idées exprimées dans ce discours, au point de vue de la situation personnelle de l'orateur lui-même. C'est la situation du prince Napoléon qui a motivé la grave réprimande adressée publiquement par l'empereur à son cousin. Il est certain que, par le nom qu'il porte, par la position qu'il occupe dans le voisinage du trône, et surtout par le poste de la vice-présidence du conseil privé, auquel il avait été récemment appelé, le prince Napoléon était associé d'aussi près que possible au gouvernement de l'empereur. Les charges les plus directes des grandeurs, ce sont les responsabilités communes qu'elles imposent et les bornes ornées et dorées qu'elles mettent à la liberté personnelle de ceux qui en jouissent. Personne ne sera surpris qu'étant ce qu'il est, le prince Napoléon ne puisse agir et parler comme un citoyen ordinaire. Toute velléité d'initiative et de singularité de sa part, le gouvernement gardant le silence, engagerait la dynastie et le pouvoir. L'empereur était donc le juge naturel de l'effusion très curieuse à laquelle son cousin a cru pouvoir s'abandonner à propos de l'inauguration du monument élevé en l'honneur de la première génération des Napoléonides dans le pays qui fut le berceau de cette race extraordinaire. A ce point de vue, le discours du prince Napoléon relève d'une juridiction intime et supérieure, placée à une telle distance au-dessus de nous, que les plus simples bienséances nous interdisent d'en discuter les arrêts. Le public, en une telle affaire, est incompétent comme juge, et n'a qu'un rêle de spectateur. Il s'agit là, comme l'a fort nettement établi l'empereur, de l'unité de volonté et d'action du gouvernement, d'une question de disci

pline de famille. L'empereur a prononcé que la présence, la conduite et les discours de son cousin n'ont point répondu à ses espérances, et n'ont pas témoigné de l'union qui doit régner dans la famille impériale; il a déclaré que le programme politique placé par le prince sous l'égide de Napoléon Ier ne peut servir qu'aux ennemis de son gouvernement. Le jugement est sévère, mais il est sans appel. La publicité ne peut que l'enregistrer.

Nous sommes d'autant plus d'accord avec l'empereur sur le principe de l'unité d'action et de volonté du gouvernement que ce principè n'est le privilége d'aucune forme politique particulière, et qu'il est d'une application aussi nécessaire sous un régime parlementaire ou républicain que sous un régime absolu. La discipline de famille nous paraît également être une règle ou plutôt une convenance naturelle incontestable. A ce sujet, nous exprimerons un étonnement, sinon un regret, c'est qu'il ne suffise point à cette discipline d'être préventive, et qu'elle ait besoin, comme on l'a vu en cette dernière occasion, de devenir en quelque sorte répressive. Tranchons le mot : nous sommes surpris que le langage que le prince Napoléon Jérôme devait tenir à l'inauguration du monument d'Ajaccio n'ait point été l'objet d'une entente préalable entre le prince et l'empereur, entre le prince et le gouvernement. La bonne discipline, celle qui évite les éclats pénibles, est prévoyante et prend ses précautions. Ici, nous pouvons le dire sans manquer de respect à personne, pas plus au prince qu'au gouvernement, la précaution était indiquée par la plus simple prudence La circonstance était grande, importante, et touchait aux plus hauts intérêts moraux du gouvernement, puisqu'il s'agissait de célébrer la merveilleuse mémoire du fondateur de la dynastie napoléonienne et celle de ses frères; l'orateur était connu avec les qualités et les inconvéniens de sa saillante originalité: c'était le prince Napoléon. Enfin le prince avait écrit sa harangue d'avance, cela est évident à la contexture du discours, qui n'a rien d'une improvisation soudaine, dans lequel on ne saurait voir que la dictée impétueuse d'un homme nerveux empêtré dans un travail de citations qu'il brouille et débrouille et chiffonne par poignées. Nous le répétons, la cérémonie était imposante; aux yeux du gouvernement surtout, elle devait prendre un caractère singulier de poésie politique. Les quatre fils de Charles Bonaparte et de Mme Lætitia, ces pauvres cadets sortis de la petite Corse à peine conquise par les Français, mêlés par le génie d'un prodigieux capitaine à l'empire du monde, après avoir pris, perdu et repris le gouvernement de la France, allaient se dresser en marbres historiques aux lieux mêmes qui rappellent la modestie de leurs commencemens; toute l'histoire de cette fortune sans égale et du génie de son fondateur jaillissait éblouissante, sous le ciel bleu et dans l'amphithéâtre des montagnes de Corse, de ce rapprochement des origines et des destinées. Ces statues ne parlaient-elles point? ne racontaient-elles point un passé de

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succès et de revers sans exemple? Dans leur contenance impassible, n'étaient-elles point pleines de questions sur le sens, la portée et l'avenir de l'œuvre napoléonienne, sur le développement politique de la France et de la révolution? Nous ne comprenons point que l'on ait imaginé que le fils d'un frère de Napoléon, à moins d'être préparé par une stricte diète officielle, pût résister à l'émotion et à l'entraînement d'une situation semblable. C'était le prince Napoléon qui devait être le témoin et l'orateur de cette apothéose. Or les idées du prince n'étaient ignorées de personne. Ses discours prononcés au sénat ont appris à tout le monde comment il interprète l'œuvre de Napoléon; si l'on a un reproche à lui adresser, ce n'est point de manquer de franchise quand il prend la parole; on sait combien il est indifférent au danger de choquer ceux qui ne pensent point comme lui, et quel âpre plaisir il semble prendre au contraire à les étonner, à les brusquer, à les provoquer par la pétulance et les trivialités hardies de son langage. Cependant par une rare fortune il arrivait cette fois que ce périlleux improvisateur n'avait pas voulu jouer la portée de son discours au hasard de l'inspiration du lieu et du moment. Il avait arrêté d'avance son interprétation méditée et solennelle de l'œuvre napoléonienne; cet orateur abrupt, aux mouvemens brisés, aux élans farouches, s'était lui-même mis en garde et avait écrit la page qu'il allait donner à l'histoire, et le gouvernement avait omis de prendre connaissance de cette page avant qu'elle fût présentée au public! Le gouvernement peut dire qu'il a péché par excès de confiance; mais une confiance trop abandonnée n'est guère compatible avec le maintien d'une stricte discipline.

Si la lettre de l'empereur au prince Napoléon nous laisse un regret, c'est qu'elle interdit ou plutôt qu'elle rend inutile la discussion du fond même du discours du prince. Ce discours offre en effet des thèmes importans et à notre avis d'un grand intérêt actuel à la polémique politique. Sans parler des nombreuses questions de politique étrangère touchées par le prince, n'eût-il pas été utile de vérifier par la discussion cet idéal de Napoléon libéral tracé par son neveu avec tant de complaisance, et cette théorie du progrès vers la liberté par la dictature, progrès durant lequel le prince place une période transitoire où la nation doit faire le sacrifice du selfgovernment, quoique, suivant le prince, elle doive y jouir encore de la pleine liberté de penser et d'écrire? La liberté, il faut le dire, n'a été que le côté utopique du système napoléonien. Le premier empereur ne s'est occupé de la liberté que pendant la période sitôt évanouie des cent-jours et dans les cruelles méditations de Sainte-Hélène. La liberté n'a donc jamais été pour lui une affaire pratique sur laquelle se soit véritablement exercée l'action de son génie, et tout ce qu'il a pu dire après coup à ce sujet n'a fait que léguer à l'avenir un problème dont les termes viennent d'être posés à nouveau par le prince Napoléon, mais qui n'est point résolu encore, et qui excite les doutes et l'impatience des générations contempo

raines. Certes nous sommes de l'avis de l'empereur : Napoléon se présente à l'histoire par plusieurs côtés, et l'on s'exposerait à mal reproduire cette curieuse figure, si on ne l'étudiait que sous un seul aspect. Il y a eu dans le seul Napoléon plusieurs hommes, le général Bonaparte des guerres d'Italie, le premier consul, l'empereur dans l'ivresse de la victoire et du pouvoir, l'homme des cent-jours, l'homme de Sainte-Hélène. L'esprit humain, dans l'appréciation des grands hommes, n'est point armé des procédés de cette invention nouvelle qu'on nomme la photo-sculpture, et qui, saisissant à la fois tous les aspects d'un modèle, fournit au praticien les élémens d'une statue exacte. D'ailleurs les phases du génie sont successives, et tout en admettant qu'il y ait eu plusieurs hommes dans Napoléon, la question est encore de savoir à quel moment il faut prendre Napoléon pour le trouver dans la maturité de sa raison et de son âme. Quant à nous, nous en ferons l'aveu, ayant à faire ce choix, nous ferions comme le prince Napoléon nous préférerions à l'empereur infatué des faveurs de la fortune et des miracles de la force le grand homme touché par les revers, à la fois dompté et éclairé par l'expérience, l'homme des cent-jours et de SainteHélène. Qu'on ne s'y trompe point: la France a fait le même choix que nous. La popularité napoléonienne s'est bien plus attachée au Bonaparte des cent-jours et de Sainte-Hélène, au grand homme malheureux qui a reconnu trop tard les abus et les maux du pouvoir absolu, les droits et les avantages de la liberté, qu'à l'empereur de 1809 et de 1812, étourdi de la toute-puissance. Tous ces esprits généreux et cultivés qui, durant la restauration et le régime de 1830, travaillèrent à l'apothéose de Napoléon, avaient devant les yeux l'idéal libéral que l'empereur abattu avait eu la puissance de faire jaillir du rocher de Sainte-Hélène. C'était cette même image du libéralisme napoléonien que les héritiers de Bonaparte nous présentaient dans leurs écrits. Ce n'est donc point manquer de respect et de fidélité envers la mémoire de Napoléon que de rattacher sa tradition aux aveux et aux effusions de sa captivité, de demander en son nom la réalisation d'un programme qu'il ne lui a point été donné d'accomplir, et dont il n'a pu tracer que les grandes lignes. Il est vrai que le libéralisme des cent-jours et de Sainte-Hélène, n'ayant point eu l'épreuve des faits, a laissé dans le monde un grand nombre d'incrédules. C'est avec ces sceptiques déterminés que le prince Napoléon essayait d'engager la lutte. Il serait oiseux d'entamer aujourd'hui le débat après la lettre de l'empereur, et la question ajournée demeurera jusqu'à nouvel ordre indécise.

Que ce grave incident ait donné une commotion à l'esprit public, on ne saurait le nier. Ce n'est point la seule préoccupation qui ait agité l'opinion depuis quinze jours. Nous ne parlons point de l'actif et brillant voyage de l'empereur en Algérie : nous ne connaîtrons les grands résultats de cette utile excursion qu'après le retour de l'empereur et l'exposé des mesures que le souverain prépare sans doute pour le développement de notre co

lonie africaine. De ce côté, nous ne devons avoir que de riantes espérances; mais il y a dans nos affaires un point difficile qui a récemment réveillé toutes les inquiétudes de l'opinion: nous voulons parler de la situation et de l'avenir de notre entreprise mexicaine.

Nous sommes, pour notre part, assez peu émus des faits qui ont excité les dernières alarmes. Nous ne voyons point que notre situation au Mexique puisse être mise en péril, ni bientôt ni jamais, par les plans d'émigration volontaire que des spéculateurs politiques ou mercantiles s'aviseront d'exposer et de propager parmi les populations des États-Unis. Ce n'est point dans ces échauffourées, dont l'avortement est inévitable, que réside la véritable difficulté de la question mexicaine. Nous avons déploré et blâmé l'expédition du Mexique; cependant, puisque la France est malheureusement engagée dans cette entreprise, notre devoir n'est pas seulement de faire des vœux pour que nous en sortions aussi honorablement que possible nous devons rechercher et discuter la politique qui peut nous en dégager avec le plus de sûreté.

Tout adversaires que nous avons été de l'expédition du Mexique, nous ne méconnaissons point ce qu'il y avait de légitime dans le sentiment qui a conduit le gouvernement à tenter cette expédition. La cause permanente des griefs que la France avait contre le Mexique était celle-ci : il n'y avait pas au Mexique, depuis bien des années, un gouvernement dont on pût mettre la responsabilité à l'épreuve pour obtenir la réparation des criantes injustices subies par nos nationaux. A nos réclamations incessantes, les gouvernemens mexicains opposaient une fin de non-recevoir invincible, leur radicale impuissance. Il n'y a qu'avec les gouvernemens qui sont en état de répondre des injustices commises par leurs sujets envers les étrangers que l'on peut avoir ces rapports internationaux que comporte la civilisation. Le vœu de la France, le vœu de tous les états civilisés du monde est qu'il existe au Mexique un gouvernement qui puisse répondre des infractions commises par ses sujets dans leurs rapports avec les étrangers contre la justice et le droit des gens.

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Le gouvernement français a fait plus que ressentir ce besoin et exprimer ce vou. Ne trouvant pas au Mexique de gouvernement capable de remplir les devoirs de la responsabilité internationale, il a pris la tâche de créer dans ce pays de ses propres mains un gouvernement qui fût en mesure de les remplir. En tout temps et partout, une telle œuvre est des plus difficiles elle dépasse la mesure des devoirs d'un état pour la protection de ses nationaux établis à l'étranger. Il n'est pas dans le droit naturel des citoyens qui vont s'établir, pour y chercher fortune, dans une contrée barbare ou livrée à l'anarchie, de compter que les escadres et les armées de leur pays seront obligées de venir à leur profit rétablir l'ordre dans cette contrée et y fonder au besoin un gouvernement régulier. La bonne politique pratiquée par les états civilisés dans les questions de cette na

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