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à la lèvre barbue et à l'œil intelligent. M. Sylvestre n'est pas plus moine que vous et moi!

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- Je sais bien, dit le meunier; mais un ermite, c'est toujours une espèce de prêtre.

- Celui-là est ermite pour son plaisir, reprit la matrone. Il n'est jamais entré dans une église, que je crois! Il dit, comme ça, qu'il adore Dieu dans le temple de la nature.

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Preuve que c'est un fou! dit un autre interlocuteur.

Oh! vous, vous êtes dévot, vous ne l'aimez point!

Je l'aimerais tout de même, s'il était pauvre comme il paraît, car il n'est ni quémandeux ni méchant; mais c'est un vieux farceur, qu'on dit qu'il a plus de... Enfin je ne sais pas, mais on dit que, s'il voulait, il achèterait tout le pays, et le monde avec.

Rien que ça! voyez-vous! fit la commère en haussant les épaules; tenez, Jean, vous êtes plus bête que vos sabots! Je vous dis que M. Sylvestre n'a pas vingt sous par jour à dépenser, et que, s'il tombait malade, je courrais le chercher, moi, car il mourrait de misère, si on l'abandonnait. Pas vrai, monsieur, dit-elle en se tournant vers moi, que c'est un homme d'esprit et qui se respecte tout à fait?

- C'est mon opinion, madame. Y a-t-il longtemps qu'il demeure dans le pays?

-Dix ans, monsieur, et on n'a jamais su d'où il sortait, c'est ce qui fait tant jaser. Les uns veulent qu'il ait fait un crime, les autres que ce soit un ancien général, un ancien préfet. Ah! vous dire tout ce qu'on dit, ça n'est pas possible; mais M. le maire de Vaubuisson le connaît bien, et il a commandé aux gendarmes de ne pas le tracasser. Il a répondu de lui comme de son père. Seulement il dit bien qu'il pourrait vivre autrement, qu'il a des parens riches et que c'est un maniaque de fierté. Qu'est-ce que ça fait, s'il ne fait tort à personne! Moi d'abord, je me ferais hacher pour lui, et je ne suis pas la seule; pas vrai, les autres?

Il y eut un assentiment général, et j'en fus heureux, car moi aussi je me ferais bien hacher un peu pour cet homme sympathique qui croit au bonheur, et qui, sans se vanter immodestement de le posséder, trouve toujours moyen de remercier de toutes choses le ha

sard ou la Providence.

(La seconde partie au prochain n°.)

GEORGE SAND.

RÉCITS

DE

L'HISTOIRE DE HONGRIE

UNE ARMÉE FRANÇAISE EN HONGRIE

BATAILLE DE SAINT-GOTHARD.

La victoire de Saint-Gothard, remportée sur les Turcs en 1664, à quelques lieues de Vienne, par les Français et les impériaux, est un des plus glorieux épisodes de notre histoire militaire au xviro siècle, et pourtant c'est à peine si elle a obtenu quelques lignes dans nos histoires générales. Cette apparition soudaine de la France dans les plaines lointaines du Danube, cette alliance d'un jour avec la maison d'Autriche, entre les rivalités de la veille et celles du lendemain, a semblé à nos historiens un démenti inexplicable de la politique traditionnelle de notre pays. Le récit de ces événemens s'encadrait mal d'ailleurs dans une histoire générale, il détournait l'attention du lecteur et troublait l'ordonnance de l'œuvre. C'est à peine si l'on daigne mentionner en passant ce grand combat qui sauva la chrétienté : nos annalistes les plus exacts en ignorent les détails et commettent les plus étranges méprises (1). Ainsi méconnus chez

(1) Le président Hénault par exemple affirme que le commandant en chef des troupes françaises, Coligny, qui paya si vaillamment de sa personne et décida du succès de cette journée, n'assistait pas au combat et se trouvait malade à Vienne. Ce qui est plus étrange, c'est que plusieurs des contemporains et des amis de Coligny se trompaient également sur ce point. Bussy, son cousin, raconte que « non-seulement on ne lui donne point l'honneur de cette action, comme cela se pratique d'ordinaire, mais qu'on le condamne un peu de ne s'y être pas trouvé. » — Mémoires, t. II.

nous, quelle justice les vainqueurs de Saint-Gothard pouvaient-ils attendre des écrivains étrangers? Ceux-ci ont montré pour la France, comme les souverains qu'elle a secourus, plus de défiance et d'humeur que de reconnaissance; ils n'ont pas eu grand'peine à se persuader ou que nos services étaient inutiles, ou que des vues intéressées en altéraient le mérite: de là le silence, ou même le dénigrement. On ne s'étonnera donc pas que, rencontrant dans le cours d'études longtemps poursuivies une journée aussi mémorable, dont la gloire, sinon le profit, nous revient presque entière, j'essaie de raconter, à l'aide de documens contemporains, la plupart.oubliés ou inédits, cette victoire française ignorée et comme ensevelie dans une histoire étrangère.

I.

Il y a deux siècles à peine, les Turcs étaient la grande terreur de l'Europe. A travers les rivalités des princes,, les entreprises des cabinets, les luttes intestines des états, le sentiment du danger commun persistait, et à un moment donné comprimait tous ces élémens de discorde: on s'unissait alors bon gré, mal gré, pour repousser les envahisseurs de la république européenne. Les protestans aussi bien que les catholiques, les partisans de la maison d'Autriche comme les états rattachés par Richelieu à l'alliance française, avaient tous la conscience de cette nécessité, qui pesait sur toutes les résolutions de leur politique. La lutte opiniâtre engagée au temps des croisades entre l'islamisme et la chrétienté se continuait depuis six siècles à travers des chances diverses. Il n'y avait point de paix avec les Turcs, on ne stipulait jamais que des trêves de courte durée, et ces trêves n'étaient qu'une préparation à la guerre. Selon les doctrines des universités les plus célèbres et les décisions des plus saints évêques, aucun engagement n'obligeait vis-à-vis des infidèles, ils étaient hors du droit des gens. De leur côté, les Turcs n'admettaient pas que les vrais croyans eussent des devoirs à remplir envers ces chiens de chrétiens. Entre de tels ennemis, point de cesse ni de repos; celui qui le premier avait réparé ses pertes reprenait aussitôt l'offensive; il devançait son ennemi, il ne le surprenait pas.

Les fortunes de la lutte avaient souvent et rapidement varié: au milieu du XVIe siècle, l'Europe avait accueilli avec des transports de joie la victoire de Lépante (1571), un moment elle s'était crue délivrée; mais au siècle suivant toutes les chances paraissaient tournées de nouveau en faveur des Turcs. Les longues guerres de religion, en désolant l'Allemagne, avaient facilité leurs succès : ils débordaient

de toutes parts sur l'Europe. Par la Morée et l'Illyrie, ils menaçaient l'Italie. Les courses des Barbaresques désolaient les rivages de la Méditerranée. L'Allemagne, surtout les états de l'Autriche, étaient ouverts et pénétrés; la Hongrie, ce bouclier de l'Europe, comme on disait alors, ne la couvrait plus. Depuis la bataille de Mohacz (1526), la Hongrie n'existait que de nom; elle avait vu périr ensemble dans cette journée néfaste la fleur de sa noblesse, son roi et sa dynastie nationale. Ce vaste royaume, qui s'étendait naguère des portes de Vienne jusqu'aux rives reculées du Dniester, était passé presque tout entier sous l'empire du croissant; les Turcs étaient établis à Bude et à Temeswar. Sur ce trône, où le choix d'un peuple libre avait placé tour à tour les petits-neveux de saint Louis ou des héros populaires, Jean Huniade et Mathias Corvin, s'asseyaient maintenant les favoris obscurs du sérail; des postes de janissaires étaient campés à quelques milles de Vienne; des partis de Tartares faisaient irruption dans la Moravie, ramenant avec eux des troupes de captifs, d'enfans et de femmes. Ce furent des années pleines d'angoisses et d'effroi, dont le tableau rappelle les impressions de terreur qui troublèrent le monde romain à la veille de l'invasion des barbares.

L'Allemagne, mal guérie de ses blessures, voyait le cercle fatal se resserrer chaque jour autour d'elle. Les populations tressailaient et s'agitaient dans une sombre épouvante; de toutes parts on levait des soldats, on réparait les fortifications des villes, on garnissait les remparts; les prédicateurs cherchaient à ressusciter le zèle qui aux siècles passés avait enfanté les croisades. Des pénitens parcouraient les rues, demandant grâce au ciel pour leurs péchés ou s'offrant en victimes expiatoires; les veillées du foyer étaient assombries par la contemplation des malheurs passés et l'attente des calamités plus grandes encore que réservait l'avenir; des images grossières suspendues autour du poêle représentaient les villes saccagées par les Turcs, les supplices infâmes infligés à des compagnons d'armes tombés entre leurs mains. Quelquefois aussi la légende merveilleuse de saintes filles exposées à la brutalité des mécréans et sauvées miraculeusement par l'apparition de la vierge Marie venait ranimer le courage, exalter la foi de la famille, jusqu'au moment où le cri d'alarme : « Le Turc vient, le Turc est là!» se faisait entendre, et où les fantômes de la peur se changeaient en de sanglantes réalités. Il y a un détail qui ne paraîtra pas puéril, si l'on songe combien il faut qu'un sentiment soit profond et universel pour passer dans cette langue expressive que les mères parlent aux petits enfans; on dit encore en Hongrie et en Allemagne : « Le Turc vient, le Turc va venir! » comme on nous disait dans notre enfance : « L'ogre est là pour vous manger! »>

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A cette seconde moitié du xvIIe siècle, la paix se maintenait encore de nom, malgré des combats sans cesse renouvelés; les Turcs cependant avaient déjà envahi la Transylvanie, ce champ de bataille toujours ouvert aux hostilités des deux empires, et tout annonçait que bientôt se rallumerait la guerre, une de ces guerres dans lesquelles se joue non pas seulement la vie de quelques milliers d'hommes, mais la destinée des nations. Les changemens survenus dans l'empire ottoman la rendaient certaine et imminente. Après une période de langueur et d'affaissement, la puissance turque, sous la main du grand-vizir Kiuperli, avait recouvré toute l'énergie des premiers jours de l'islamisme. Kiuperli, quoique né dans l'Asie-Mineure, appartenait par son père à cette race albanaise, si fine, si intelligente, qui au xve siècle fut représentée chez les chrétiens par Scanderberg (1469), et de nos jours chez les musulmans par Méhémet-Ali. Comme la plupart des hommes qui ont laissé un nom en Turquie, il avait exercé dans sa jeunesse les métiers les plus divers et parcouru successivement toutes les conditions sociales. Dans un pays où l'opinion ne connaît pas de profession vile et méprisable, l'esprit acquiert, à travers ces épreuves, une force et une souplesse rares. Nous n'avons pas vu en France que tel de nos maréchaux qui avait débuté par être ouvrier ou soldat eût moins l'accent et le génie du commandement. Ce qui n'est vrai chez nous que pour le métier des armes l'est chez les Turcs pour toutes les situations de la vie. Les hommes y valent tout ce qu'ils peuvent valoir par euxmêmes; jamais le souvenir de leur condition passée ne pèse sur leur esprit, ou n'affaiblit pour les autres l'autorité de leur dignité. Avec les idées du fatalisme oriental et les perspectives qui attendent le vrai croyant, l'inégalité des conditions perd toute son importance (1).

Élevé par la fortune des derniers rangs au premier, Kiuperli s'y trouva bien vite à l'aise; il y apportait avec une grandeur native cet esprit pratique, rompu aux difficultés de la vie, aiguisé par l'adversité, sans lequel le génie même n'agit pas sur les hommes et consume en des rêveries sublimes sa faculté créatrice. Il concevait les

(1)« Souvent le grand-vizir descend en paix du trône de sa charge pour posséder doucement quelque petit gouvernement. Peut-être a-t-il alors plus de sujet de se louer de la fortune que de s'en plaindre, à moins que son ambition ne lui fasse regretter le poste qu'il a perdu, ce qui arrive rarement chez les Turcs, où ce n'est pas une honte d'être transplanté des montagnes dans les vallées. Ils savent tous d'où ils viennent, que l'argile est de la terre, que le grand-seigneur en est le maître, qu'il la pétrit comme il veut, et qu'il en fait des pots qu'il peut conserver ou casser quand il lui plaît. Comme il n'y a point de honte chez eux de déchoir de la grandeur, aussi ne sont-ils pas surpris de voir des gens de néant croître en un moment comme des champignons et s'élever par la faveur du prince aux plus hautes dignités de l'empire. » (Ricaut, État présent de l'empire ottoman.)

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