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RÉCITS

DE L'HISTOIRE ROMAINE

AUX IV ET Ve SIÈCLES

III.

UN PÈLERINAGE EN PALESTINE ET EN ÉGYPTE.

Paula quitte Rome.
Jérusalem.
Sichem et Samarie.
désert de Nitrie.

386-387

Césarée. Joppé.

Elle fait avec Jérôme le voyage de la terre sainte.
Bethléem. - Hébron et la Mer-Morte. Jéricho et le Jourdain.

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Ils retournent en Palestine.

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Le départ de Jérôme, accompagné de circonstances si douloureuses, confirma plus que jamais les résolutions de Paula (1); elle fit avec calme les préparatifs du sien, distribua entre ses enfans une partie de ses biens, fréta un navire au port de Rome et quitta cette ville avant les gros temps de l'hiver. Eustochium, qui n'avait point voulu se séparer d'elle, la suivait en appareil de voyage. Ses enfans, son frère, ses parens, ses amis, l'escortèrent jusqu'au port, essayant de la retenir par des caresses, des conseils ou de tendres reproches. Paula les écoutait sans répondre; l'œil sec et attaché sur la voûte du ciel, elle semblait y chercher la force de remplir jusqu'au bout ce qu'elle croyait la volonté de Dieu. La fermeté

(1) Voyez, sur le départ de Jérôme pour l'Orient et sur les circonstances qui l'accompagnèrent, la Revue du 15 novembre 1864; voyez aussi la première partie de cette étude dans la Revue du 1er septembre de la même année.

qu'elle avait montrée tout le long de la route ne l'abandonna point d'abord sur le navire; mais lorsque le vent commença à gonfler les voiles et que, les rameurs frappant la mer avec effort, le vaisseau s'ébranla pour gagner le large, Paula se sentit défaillir. Elle ne put soutenir ni la vue du petit Toxotius, qui lui tendait les bras du rivage, ni celle de Rufina, qui, silencieuse et immobile, semblait lui adresser ce reproche à travers les flots : « 0 ma mère, que n'attends-tu que je sois mariée!» La douleur qu'elle éprouva fut insupportable. «Son cœur se tordait, dit l'historien de cette scène, et semblait vouloir s'élancer hors d'elle, tant ses battemens étaient violens. » Elle détourna les yeux pour ne pas mourir. Eustochium, placée à son côté, la raffermissait du regard et de la voix : c'était le jeune arbre qui servait de support à cette fragile plante.

Eustochium emmenait à sa suite une petite troupe de jeunes filles, recrutées à Rome dans toutes les conditions et vouées comme elle à la virginité. Elle les destinait à former le noyau d'un monastère de femmes qu'elle et sa mère voulaient fonder en Palestine. Leur vue ne parvint point à distraire Paula, qui ne sortit de sa torpeur qu'en entendant, en face des côtes de Campanie, signaler l'archipel des îles Pontia. La principale de ces îles était célèbre dans l'histoire de l'église. C'est là qu'au rer siècle de notre ère une parente de l'empereur Domitien, Flavia Domitilla, avait été reléguée sous l'accusation de christianisme. De la mer on pouvait voir se dessiner, au milieu d'une campagne fraîche et ombragée, les cellules creusées dans le roc où la chrétienne avait passé de longues années d'exil, avant que la mort vînt couronner son martyre. Ce spectacle ranima, comme un puissant cordial, la fille des Scipions, reléguée volontaire aux bornes du monde romain. Les temps avaient bien changé depuis Flavia Domitilla. La religion persécutée siégeait maintenant sur le trône; césar et ses préfets ne déportaient plus les chrétiens dans des îles désertes, c'étaient eux qui, sur l'inspiration de leur foi, s'arrachaient à leur famille, à leurs richesses, à leur patrie, à eux-mêmes, pour aller mener bien loin une vie incertaine ou misérable. Cependant le vent ne soufflait que faiblement, et le navire dut prendre terre dans le port de la petite ville de Scylla, au-dessous du rocher de ce nom et à l'entrée du détroit de Sicile.

C'est là que le navire de Jérôme avait relâché quelques mois auparavant, et que les voyageurs prenaient habituellement terre quand ils devaient faire voile ou vers l'Égypte ou vers la Syrie. Le fameux rocher de Scylla, jadis si redouté des navigateurs, n'était plus pour eux maintenant qu'un vain épouvantail, ou plutôt un objet de risée; mais les habitans de la ville savaient mettre à contribution

la crédulité des passagers en leur racontant, comme des faits réels, les fables les plus incroyables des poètes. Ils affirmaient que le chant des sirènes et l'aboiement des chiens de Scylla se faisaient toujours entendre la nuit dans leurs parages, et plus d'un étranger, tenté par ces mensonges, consentait à séjourner parmi eux. Les Scylléens avertissaient encore les voyageurs en route pour l'Orient qu'ils avaient à choisir entre deux directions, suivant le motif de leur voyage: la première tendait vers les colonnes de Protée et l'Égypte, c'était le chemin des exilés, des fugitifs, de ceux en un mot qui avaient quelque chose à démêler avec leur conscience; la seconde allait droit sur la Palestine par Joppé, c'était celle des gens tranquilles avec eux-mêmes et avec les autres. Ces contes dont s'amusaient les passagers n'offrirent aucun intérêt à Paula, dont la route était marquée d'avance et qui voulait gagner Antioche en passant par l'île de Chypre, où l'évêque Épiphane l'attendait. Cependant le calme le plus contrariant semblait s'acharner à la poursuivre. Quand elle entra dans les eaux de l'Adriatique, le vent tomba tout à fait, la mer devint plane comme la surface d'un étang, et le navire était menacé de rester en panne, lorsqu'à force de bras il atteignit l'escale de Modon.

Brisée par cette longue et fastidieuse traversée, Paula prit quelques jours de repos, puis son navire alla reconnaître le cap Malée, longea les rochers de l'île de Cythère, et, laissant à sa gauche Rhodes et la côte lointaine de Lycie, entra dans le port de Salamine. Épiphane accourut pour la recevoir, heureux de lui rendre un peu de cette magnifique hospitalité qu'il avait reçue d'elle à Rome. Paula salua le vieil évêque en se prosternant à ses pieds, suivant un usage oriental qui commençait à prévaloir en Occident. Épiphane, ainsi que nous l'avons dit dans notre précédent récit, était un grand promoteur de la vie cénobitique, et l'île de Chypre s'était couverte de monastères fondés ou protégés par lui. Il fallut qu'Eustochium et Paula, par devoir d'hospitalité, les visitassent l'un après l'autre. Les nobles Romaines d'ailleurs étaient curieuses de voir fonctionner en réalité ces établissemens monastiques dont Rome ne leur avait offert que l'ombre et pour ainsi dire la fiction elles laissèrent partout où Épiphane les conduisit des marques de leur abondante charité. Dix jours se passèrent ainsi en courses pieuses et en conversations sur l'état religieux de l'Orient, dont Épiphane était l'interprète à la fois le plus intéressant et le plus authentique, puis les voyageuses reprirent la mer. Après une courte navigation, elles allèrent toucher à Séleucie, qui était le port maritime d'Antioche. Un service de bateaux partait de cette ville pour l'embouchure de l'Oronte, qui ne portait pas de gros navires en toute sai

:

son. Paula et ses compagnes remontèrent le fleuve en une journée, et, sans avoir éprouvé le moindre accident, elles débarquèrent dans la grande métropole de Syrie.

Elles y étaient attendues avec plus d'impatience encore qu'à Salamine. Tous leurs amis de Rome se trouvaient là pour les recevoir: Jérôme, le prêtre Vincent, Paulinien, frère de Jérôme, et les moines romains qui avaient consenti à le suivre en Orient. L'évêque Paulin réclama l'honneur de loger la descendante des Scipions à son palais épiscopal. Les nobles Romaines eurent bientôt vu tout ce qui pouvait les intéresser dans une ville provinciale, fût-elle magnifique comme Antioche, fût-elle, comme Antioche, le type le plus accompli des villes d'Asie : ce n'était pas pour si peu qu'elles avaient fui Rome. Un seul vœu s'échappait de leur cœur, un seul cri sortait de leur bouche: « Jérusalem!» Vainement Jérôme et Paulin objectaient qu'on n'était encore qu'au milieu de l'hiver, que le froid sévissait dans les montagnes avec une rigueur inaccoutumée, et que les pentes du Liban se trouvaient encombrées de neige; Paula voulut partir. Il fallut organiser une caravane en toute hâte, car, alors comme aujourd'hui, on ne voyageait guère que par troupe dans les contrées qui avoisinent l'Arabie et le Liban. Tous les Occidentaux en devaient faire partie, et probablement aussi quelques amis orientaux de Jérôme, mais non pas Paulin, qui, chargé de soins et d'années, fut contraint de rester dans Antioche.

Deux routes menaient de cette ville aux frontières de la Palestine: l'une, remontant le cours de l'Oronte, suivait dans sa longueur cette grande vallée concave que les Grecs appelaient Cœlé-Syrie, c'est-àdire « Syrie creuse, » puis, se bifurquant dans deux directions, se portait à gauche sur Damas, à droite sur la Phénicie et Béryte, par les vallées transversales du Liban; l'autre gagnait directement Béryte en côtoyant la Méditerranée. La première était la plus commode assurément, au moins dans une partie de son étendue; mais, malgré les villes importantes et les postes de troupes échelonnés de distance en distance sur l'Oronte, elle offrait aux voyageurs moins de sécurité. De temps à autre, surtout dans le voisinage de l'Arabie, les caravanes voyaient apparaître à l'improviste des bandes de Sarrasins montés sur des chevaux ou des dromadaires, la tête enveloppée de linges, le corps nu sous un manteau traînant, un lourd carquois sur l'épaule et une longue lance en main, qui, se jetant sur le convoi, pillaient les bagages et emmenaient les voyageurs prisonniers. Il y avait à peine quelques années qu'une caravane de soixante-dix personnes, hommes, femmes et enfans, avait été ainsi enlevée et conduite dans le désert pour y être rançonnée ou réduite en captivité. La route du littoral était plus sûre, mais

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