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Il est vrai que, l'œuvre achevée, le seul fait d'avoir habité cette chambre à côté de la victime lui créait un péril extrême; mais, suivant l'instant où il frapperait, il se ménageait plusieurs heures, et devait avoir pris ses mesures pour disparaître sans laisser de traces. -Ce ne sera pas pour ce soir, se disait Isidore, ce serait trop prompt.

Il ne se passa rien en effet. La nuit suivante, la même attente se reproduisit pour lui. Il la supporta, car il était en proie à une extrême surexcitation nerveuse. Vers une heure, il crut remarquer qu'on s'avançait à pas de loup jusqu'à sa porte et qu'on remuait la clé dans la serrure. L'assassin craignit sans doute de s'être trahi par ce bruit, pourtant bien faible, car il s'éloigna, et ce fut tout. La nuit d'après, par une conséquence très simple de ses veilles précédentes et de l'imparfait repos qu'il prenait pendant le jour, Isidore eut besoin de dormir. Ce fut horrible. Le sommeil le maîtrisait malgré tous ses efforts. Tout moyen physique lui manquait pour résister. Bien plus, l'engourdissement résultait pour lui de cette nécessité de rester couché dans son lit, à une chaleur douce, dans cette chambre silencieuse et à demi obscure. A plusieurs reprises, il s'aperçut qu'il avait dormi. Il sortait de ce sommeil par une pénible secousse et ouvrait les yeux tout grands; puis ses yeux se refermaient, et il dormait encore. Enfin ses paupières s'alourdirent une dernière fois, ses idées se brouillèrent, ses membres s'affaissèrent inertes, et un sommeil de plomb pesa sur lui.

Il était deux heures du matin environ lorsque la porte de la chambre d'Isidore s'ouvrit sans bruit. Un homme, le chapeau rabattu sur les sourcils, le couteau à la main, s'avança d'un pas furtif après avoir eu le soin de laisser derrière lui la porte entrebâillée. C'était M. Darronc. Il tendait l'oreille du côté d'Isidore, il écoutait avec joie sa respiration haletante, mais profonde. Il regarda ensuite autour de lui, et l'aspect de la chambre l'émut fortement. Isidore dormait sur le bord du lit, et il y avait ainsi entre le jeune homme et le mur une large place vide et blanche. « C'est là qu'elle était l'autre jour, » se dit l'assassin. Il venait d'entrer dans le cercle de lumière projeté par la veilleuse, et son visage était contracté d'un ressentiment à la fois douloureux et féroce. Il alla vers la veilleuse et vit le poignard. — Ah! fit-il. Il tira de son fourreau la lame, dont la rouille était d'un rouge brun. « Son sang! dit-il encore; on dirait qu'il est là pour me tenter. » Et il fit un pas vers Isidore, puis s'arrêta. « Non, pas avec la même arme qu'elle. Ne mêlons pas son sang au sien. » Il remit le poignard sur la commode et marcha de nouveau vers le lit. Quand il en fut tout près, il se sentit défaillir et hésita; mais ce trouble ne dura qu'une minute. «Eh quoi! murmura-t-il, j'aurais commis en la tuant un crime

inutile, et cet homme qu'elle m'a préféré, qui l'a possédée, innocent, acquitté, vivrait heureux, tandis que moi... » Il n'acheva point et passa la main sur son front, qui ruisselait de sueur. «< Non, non, tuons-les l'un après l'autre sur ce même lit, comme ils l'ont mérité! » Il entr'ouvrit la chemise d'Isidore. « Si je l'éveillais, afin qu'il sache bien que c'est moi qui le tue! » Il se consulta quelques secondes. « Non, ce serait imprudent, il se débattrait. Allons! » Il mit à nu la poitrine d'Isidore, et, tout absorbé dans ces préparatifs, ayant bien choisi l'endroit, il leva son couteau et se haussa un peu sur la pointe des pieds pour mieux précipiter le coup: « Tiens! fit-il, à toi! >>

Mais au moment où l'arme allait s'abaisser, il se sentit le poignet pris comme dans un étau pendant que deux mains s'emparaient de son autre bras. M. Darronc ne put que tourner la tête et se vit entre M. Gestral et son agent. Il resta bouche béante et les yeux dilatés. -Oui, fit M. Gestral, c'est bien moi, et il ajouta : Commissaire de police.

Ces simples mots semblèrent enlever un dernier espoir au misérable, qui tomba tout d'une pièce sur le carreau. Liez-le, dit tranquillement M. Gestral à l'agent.

Celui-ci, tirant des cordes de sa poche, se pencha vers M. Darronc Ce n'est guère la peine, fit-il. Il est quasi-mort de peur et n'en reviendra guère.

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M. Gestral appelait Isidore, qui ne remuait pas. Il eut besoin de le secouer pour l'éveiller : Peste! dit-il, comme vous dormez! — Hein? reprit Isidore, qui s'était dressé sur son lit. Que s'est-il passé ?

Voyez.

Isidore comprit tout. Et vous étiez là? dit-il en serrant les mains de M. Gestral.

Oui, depuis trois nuits dans le petit bûcher que j'avais fermé en dedans. Mon agent était ce garçon d'hôtel qui tirait le cordon tout endormi et ne s'inquiétait pas des gens qui rentraient. Nous veillions sur vous et sur lui, ajouta-t-il en montrant M. Darronc évanoui.

- C'est une expédition qui vous fera honneur et vous vaudra de l'avancement, dit l'agent.

-Bah! reprit M. Gestral, qu'on me récompense ou non, je ne suis pas mécontent de moi. Cela me prouve que je ne m'étais pas trompé, et que mes petites théories ont du bon.

HENRI RIVIÈRE.

LE

PRÉSIDENT LINCOLN

Au-dessus de tous les hommes que la guerre civile américaine a mis en relief et voués à la gloire, Abraham Lincoln a désormais sa place marquée comme le plus pur et le plus grand. Après quatre années de luttes et d'inquiétudes, après avoir longtemps espéré contre l'espérance et vu tant de sang précieux se perdre inutilement dans le sol de la Virginie, le président deux fois élu croyait toucher au terme de ses efforts (1); il avait presque accompli la tâche redoutable que les événemens et la volonté populaire lui avaient imposée, et dans le moment même où il semblait que la fortune n'avait plus rien à lui refuser, quand il allait recueillir le fruit tardif de tant de peines, la mort l'a saisi, une mort lâche et traîtresse. Une succession de brillantes victoires avait enfin ouvert les portes de Richmond, et les restes de cette armée qui si longtemps avait défié le nord avaient été réduits à mettre bas les armes. Au milieu des transports et des cris d'une joie presque délirante, M. Lincoln ne fit entendre que des paroles de douceur. Jamais triomphateur ne fut plus modeste, on pourrait presque dire plus humble; il était allé à Richmond, il était entré un moment dans la maison de M. Jefferson Davis. Quelques régimens noirs avaient défilé devant lui, il avait montré à la Virginie le président des États-Unis; mais au milieu des fumées de la ville incendiée, aux étincellemens des baïonnettes, dans le bruit et le désordre de la guerre, il ne songeait, lui, qu'à la paix. Il n'alla point au capitole de Richmond signer des listes de proscription;

(1) Voyez sur la dernière élection présidentielle la Revue du 1er décembre 1864.

nulle bouffée de haine ou d'orgueil n'enfla cette âme naturellement humaine, et que tant d'émotions avaient encore attendrie depuis quelques années. Que de fois, allant de Washington aux camps et des camps à Washington, n'avait-il pas descendu et remonté les fleuves paresseux de la Virginie, visiteur sombre et soucieux que l'armée s'était accoutumée à voir plus souvent au lendemain des défaites qu'à la veille des victoires! Cette fois tout était fini. Grant et Sheridan parcouraient à leur gré ces provinces où pendant si longtemps chaque pouce de terrain avait été disputé : pour la première fois, M. Lincoln pouvait revenir d'un cœur léger vers sa capitale; mais sa joie, pour rester discrète, ne devait pas être de longue durée. A peine arrivé, il convoqua ses ministres, s'entretint avec eux des derniers événemens, de la pacification des états du sud; il parla de Lee avec bonté, tout prêt à tendre sa main loyale à un capitaine qui, sur les champs de bataille, avait été un loyal ennemi; il tenait ce langage le 14 avril au matin; le soir même, il était assassiné. L'histoire nous montre un petit nombre de grands souverains frappés de même au milieu de grands desseins, à la veille d'importantes résolutions ou au lendemain d'actions mémorables; mais, s'ils ont payé d'un tel prix la grandeur et la gloire, ils les ont du moins achetées pour toute leur vie, pour leurs enfans, pour leur race entière. La démocratie tire des ombres de la vie domestique un favori d'un jour, et après lui avoir imposé quelque temps l'accomplissement de tâches quasi-royales, elle lui impose l'abdication. Voudra-t-elle maintenant que quelques années passées dans l'exercice d'une autorité précaire et sans lendemain se paient du même prix que les empires et les couronnes? Ses chefs seront-ils aussi des victimes désignées pour le sacrifice? L'assassinat, qui n'a rôdé jusqu'ici qu'autour du palais des rois, guettera-t-il jusqu'à ces magistrats populaires qu'un jour amène et qu'un autre jour emmène? et faudra-t-il aussi qu'ils marchent entourés de piéges et d'épées?

La vie de M. Lincoln appartient dès ce moment à l'histoire, qui ne se rappellera son humble origine que pour la mettre en contraste avec la grandeur de sa fin. L'histoire ne le suivra point pas à pas tandis qu'il s'élevait, à force de patience, d'intelligence et de volonté, des rangs les plus obscurs jusqu'au grand théâtre de la vie publique. La vie des champs, le grand air des plaines de l'ouest formèrent cette robuste nature et la préparèrent aux luttes qu'elle eut à soutenir. Comme presque tous les gens de l'ouest, il fit un peu tous les métiers : il conduisit un flat-boat (bateau-plat) sur le Mississipi, il se fit rail-splitter, coupa et scia du bois pour les clôtures des fermes de l'Illinois; les grands fleuves et la prairie lui en apprirent plus que les livres. C'est, il le racontait lui-même, au

temps de ses navigations sur le Mississipi qu'il commença à détester l'esclavage en observant le contraste entre les états où cette institution avait été conservée et les provinces qui ne l'avaient jamais connue. C'est au désert, parmi les bois, les fleurs sauvages, les champs nouvellement semés, qu'il prit le goût de l'indépendance, le dédain de toute étiquette, le respect du travail. Il ne commença qu'assez tard à étudier les lois; son originalité était déjà épanouie, et sous les formules et les circonlocutions habiles du légiste il resta toujours quelque chose de franc, d'ingénu, et comme un parfum de terroir. De la loi à la politique, il n'y a qu'un pas aux États-Unis : tout lawyer est doublé d'un politician.

La carrière politique de M. Lincoln ne fut pas très longue : du premier coup, il se trouva jeté en face d'un adversaire qui, pour tout autre, eût été trop redoutable. Pendant plusieurs années, M. Lincoln lutta dans l'Illinois contre l'influence alors prépondérante de ce Douglas qu'on nommait « le petit géant de l'ouest. >> Doué d'une merveilleuse éloquence, sachant flatter et pousser jusqu'au délire les passions démocratiques des populations occiden- · tales, si vives, si enthousiastes et si faciles à entraîner, Douglas fut étonné de trouver un compétiteur digne de lui dans cet homme un peu gauche, sans habileté oratoire, qui n'avait guère eu le temps de lire que la Bible, Shakspeare et quelques ouvrages de loi : la rhétorique savante de l'agitateur démocrate fut déroutée par cette logique acérée, par ce robuste bon sens, par cette parole familière, tantôt sérieuse, tantôt railleuse, toujours virile et honnête. On a trop souvent répété que, dans la convention du parti républicain qui se réunit à Chicago en 1860, M. Lincoln ne fut choisi comme candidat à la présidence que parce qu'il ne portait ombrage à personne, et que son obscurité même y fut considérée comme son titre principal. Il est vrai que pendant quelque temps l'on s'attendit à voir M. Seward choisi comme le candidat de son parti: la nomination de M. Lincoln fut une flatterie pour l'ouest, dont l'importance politique avait tant grandi, et qui devait faire pencher la balance du côté où il se porterait; mais cette flatterie n'aurait pas eu de sens, si parmi les populations occidentales M. Lincoln n'avait joui d'un très grand crédit. Ce n'était donc pas un candidat de hasard, ses grands tournois oratoires avec Douglas l'avaient fait remarquer de tous on reconnaissait en lui un debater redoutable, un jurisconsulte habile; mais ses deux grands titres étaient son intégrité sans tache et sa constante opposition aux empiétemens de l'esclavage.

Il faut l'avouer pourtant, M. Lincoln, en arrivant au pouvoir, n'avait pas aux yeux de l'Union tout entière le prestige d'un Madison, d'un Jefferson, d'un Adams; il le savait mieux que personne,

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