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L'AFRICAINE

DE MEYERBEER

« Un musicien est responsable du sujet qu'il traite, et vous ne vous imaginez pas peut-être qu'on mette un libretto dans la main d'un compositeur comme dans celle d'un enfant l'on met une pomme. » Déjà, du temps où Weber se prononçait de la sorte, la musique ne suffisait plus à faire à elle seule l'intérêt et la fortune d'un opéra. On n'en était point encore à cette prescription toute récente de l'école de l'avenir, à savoir qu'en bonne règle et forme il ne pouvait y avoir dans un opéra qu'un texte unique, lequel, paroles et musique, devait sortir de la même main; mais le précepte allait s'affirmant chaque jour en Allemagne, et tandis que nos voisins l'exploitaient à leur manière en y cherchant l'absolu, le système, nous qui l'avions inventé, nous nous contentions d'en user librement. On a prétendu que, plus encore qu'Auber, Rossini et Meyerbeer, Scribe était le véritable auteur de l'opéra moderne; c'est sans doute beaucoup dire. Je ne saurais nier pourtant que cet esprit si chercheur, si adroit, si inventif dans ses comédies de genre, ait apporté dans les combinaisons de ses grands ouvrages destinés à la musique un sens du romantisme le plus dramatique, un art jusqu'alors inconnu de parler aux masses, de les entraîner. Scribe, dans l'acception littéraire du mot, n'exécutait pas : dans ses drames les mieux réussis du Théâtre-Français, le Verre d'eau, une Chaine, un style impossible gâte souvent les meilleures scènes; mais dans un opéra le drame ne vaut que par la conception, et, quant au style, le musicien se charge d'en avoir pour tout le monde. Ce n'est pas en vain qu'on dit : « le maître. » Qu'importent le vers, la prosodie? Des élémens dont ailleurs vit la poésie, — images, nom

bre, rimes, il fait un bûcher des cendres duquel, comme un phénix, la musique va naître. Métastase, qui fut le Scribe de son temps, donnait tout à la forme, à la plasticité du poème, sorte d'échafaudage pour servir à l'édifice du compositeur. Chez Scribe au contraire, c'est la situation qui domine, la forme ne compte pas, l'œuvre ne vaut ni par le style ni par la couleur; mais comme matière à contrastes, comme programme musical, 'c'est quelquefois admirable. Vous y retrouvez jusqu'aux tendances politiques du mo

ment.

On conçoit quel immense parti dut tirer d'un pareil ouvrier le génie d'un Meyerbeer avec sa double vocation de critique et d'artiste. Meyerbeer ne fut jamais un simple musicien. Ni ses conditions de naissance et de fortune, ni le mode de son éducation n'étaient de nature à faire de lui ce qu'on appelle un spécialiste. Il arrivait à la musique par la grande route de la vie et non par le chemin de l'école. De là ses variations d'esthétique, son cosmopolitisme, de là certaines contradictions douloureusement ressenties au fond de l'être qui furent comme les revendications tragiques du destin dans son existence d'olympien. Je ne pense pas qu'on doive juger un grand artiste uniquement d'après la mesure absolue de son art. S'il fut le moins naïf des inventeurs, sa haute raison, la vaste culture de son esprit le mirent à même de faire pour cet art plus que nul autre n'avait fait, et d'élever en quelque sorte d'un degré le niveau social de la musique en lui ménageant son entrée dans ce cercle magique où elle allait se rencontrer avec la poésie, la littérature et la vie politique de son temps. De ce que l'art y perdit, la cause de l'intelligence en profita. Il est certes permis à notre époque de déplorer qu'on n'y sache plus peindre aussi naïvement qu'un Giotto; mais, tout en déplorant ce grand malheur, on peut également s'en réjouir.

Scribe convenait à Meyerbeer. Ce n'était point, comme avec Auber, une association de deux esprits de même famille se complétant l'un par l'autre; c'était une sorte de commerce indépendant entre consommateur et fabricant. Poète autant qu'on peut l'être, Meyerbeer n'avait besoin que d'un metteur en œuvre habile à donner force de situation à l'idée qu'il apportait. Cette idée, Scribe ne la comprenait pas toujours du premier coup; il la désoriginalisait, lui donnait couleur bourgeoise, et c'était au tour de Meyerbeer, la reprenant de ses mains, de lui rendre sa virtualité première. On eût dit une pierre précieuse, émeraude, rubis ou diamant, devenue terne sous le souffle du lapidaire, et dont l'art de ce Cellini rallumait l'éclat naturel.

Ainsi s'étaient faits Robert le Diable, les Huguenots; ainsi se forma

l'Africaine. Ce grand esprit, incessamment en voie de recherches, aimait à se poser des problèmes en apparence inabordables à la musique. E pur si muove; il semble que de cette parole de Galilée en prison soit sorti son Vasco de Gama, l'homme de l'idée implacable, de la protestation démoniaque, l'inspiré, l'halluciné, qui sur la paille des cachots entend des voix qui l'appellent de l'autre côté des océans. Il va sans dire que ce personnage tout de convention ne se rattache par aucun point à l'histoire. La figure, telle que d'abord on nous la représente, offrirait plutôt certains traits de ressemblance avec Christophe Colomb. Scribe, à la rigueur, pouvait confondre, et pour les besoins de la pièce passer au compte de son héros les persécutions dont fut l'objet l'illustre navigateur génois. Que Vasco de Gama, qui jusqu'à la mort ne connut que les faveurs des hommes et de la fortune, supporte ici mille désastres, que l'inquisition et le pouvoir temporel l'accablent de leurs anathèmes et de leurs supplices chaque fois qu'il veut ouvrir la bouche pour la gloire future de sa patrie, le ciel me garde de prétendre récriminer, au nom d'un ridicule pédantisme, contre de pareilles licences qu'il faudrait inventer à l'Opéra, si de tout temps elles n'avaient existé. Cependant, si avec Scribe je renonce volontiers à discuter un point d'histoire, j'entends, lorsque j'ai affaire à Meyerbeer, que la loi des caractères soit respectée. Ainsi, à mesure que nous avançons dans l'ouvrage, le personnage de Vasco se complique d'élémens trop étrangers à sa nature; il y a, qu'on me passe le mot, bifurcation. Jamais ce martyr de sa découverte, ce fou sublime que nous avons connu aux premiers actes, ne saurait ouvrir son âme aux extases embrasées des deux derniers. L'intensité de l'idée exclut ici la domination d'un sentiment. Un Christophe Colomb, un Galilée, un Vasco de Gama, mis au théâtre, ne peuvent intéresser que dans les conditions particulières de leur lutte avec la destinée. Lorsque Meyerbeer place entre deux femmes ce héros qu'il vient de peindre à si grands traits dans la magnifique scène du conseil, Meyerbeer manque à la logique du caractère de son Vasco, et le musicien, dominant chez lui l'esthéticien, cède à cette loi fascinatrice qui veut que dans un opéra le héros soit toujours un ténor et que le ténor soit toujours amoureux.

Or ce n'est pas simplement d'une femme, mais de deux, que Vasco de Gama est amoureux. Il met à passer de la blanche à la noire et de la noire à la blanche une légèreté d'évolution faite pour déconcerter l'intérêt qui s'attache à un jeune premier, à plus forte raison incompatible avec la grandeur du type proposé d'abord. « Sire, vous êtes vous-même une cérémonie! » sans aller jusqu'à cette apostrophe que le pinceau d'un Titien semble adresser à la

figure d'un Philippe II, j'aurais voulu plus d'esprit de suite dans l'attitude de ce caractère, je m'attendais à plus de fanatisme dans l'idée. L'homme qui brave l'anathème pour donner un monde à son pays n'a point de ces velléités à la Faublas. Il est vrai que, si le portrait historique perd beaucoup à cette circonstance, la partition y gagne d'incomparables trésors de mélodie. Évidemment, sans cette entorse donnée à la composition systématique du personnage de Vasco, le splendide duo du quatrième acte n'aurait pas vu le jour, une page éclatante celle-là, qui, dès l'entrée en matière, tourne au chef-d'œuvre, et va se développant dans une gamme telle que, lorsque vient la fin, vous vous dites: Le duo de Valentine et de Raoul dans les Huguenots a trouvé son pendant, s'il n'est dépassé! D'ailleurs, proclamons-le tout de suite, la richesse mélodique fait de cet opéra un ouvrage à part entre les meilleurs du maître. Le flot ici coule à pleins bords; c'est inspiré, puissant jusqu'à l'exubérance, d'une abondance, d'une plénitude de formes, de couleur et de vie à la Véronèse. J'entendais raconter d'avance que Meyerbeer avait pour cette fois modifié sa manière, donné davantage à la voix des chanteurs. Ce qui s'était dit d'un changement de style avant Guillaume Tell se publiait au sujet de l'Africaine. L'opinion, les dispositions du personnel d'un théâtre, quand ce théâtre est l'Opéra, comptent pour beaucoup dans l'effet que l'ouvrage qu'on répète doit produire. De la scène et de l'orchestre, cette opinion se répand dans la ville, et souvent c'est elle qui décide du premier applaudissement, lequel à son tour décide du succès de la soirée. Je sais que tout ce monde-là d'habitude juge individuellement, et que la question d'art l'influence moins que la question de ses convenances particulières. Cependant cette fois ces dispositions ne pouvaient que parler en faveur de l'ouvrage, car avec Meyerbeer on était bien sûr qu'elles ne seraient pas achetées au prix de reprochables concessions.

Ce n'est pas seulement de ses forces, mais aussi et surtout de ses faiblesses qu'un esprit vraiment progressif prend conseil. On lui avait tant dit : « Vous n'êtes pas un mélodiste, » qu'à la fin il se lassa de l'objection et voulut répondre par une de ces évolutions de la dernière heure qui sont faites pour confondre la critique en lui venant montrer sous un point de vue tout nouveau l'artiste qu'elle s'imaginait avoir une fois pour toutes caractérisé. Qui jamais aurait cru avant Guillaume Tell que le Rossini de Tancrède et d'Otello serait capable de s'élever à ce sentiment de la vérité dramatique? De même du Meyerbeer de l'Africaine ouvrant l'écluse à des flots de mélodie qui ne tarissent plus. Ampleur, élégance, une variété de rhythmes, un luxe de timbres dans l'orchestre à vous éblouir! D'ordinaire les mélodies d'un maître se reconnaissent à certaine désin

volture; sans se ressembler, elles ont l'air de famille, comme ces filles de grande maison toutes belles et charmantes, dont le type, à quelques modifications près, se retrouve dans tel portrait d'aïeule peint au xve siècle. Ici pourtant la mélodie affecte d'autres tours, d'autres formes; sans tourner à l'italianisme, elle devient vocale. On sent que Meyerbeer a dû se dire que, si l'orchestre a pris de nos jours des proportions gigantesques, la voix humaine reste ce qu'elle était au temps de Mozart, et d'un autre côté cet intérêt tout spécial n'est jamais acquis aux dépens de l'idée. Pour occuper une plus grande place dans l'œuvre du maître, le beau musical n'exclut pas, tant s'en faut, le beau esthétique. L'Africaine et Nélusko sont deux figures qui déjà ont pris rang à côté des plus vivantes créations de ce Titien de la musique. Si dans le caractère de Vasco divers traits se contredisent, si la débordante imagination du musicien met en faute la logique du penseur, quelle vérité d'expression, de mouvement, d'attitude, ne se retrouve pas dans les personnages de second plan, toujours si curieusement étudiés, si nettement présentés chez Meyerbeer! Prenez l'inquisiteur portugais et le grand-prêtre de Brahma, et voyez comme les deux têtes se profilent sur le fond du tableau, chacune marquée d'une sorte d'individualité de fanatisme. L'antithèse, à mesure qu'on avance, élargit son domaine. Deux religions, comme dans les Huguenots, ne lui suffisent plus, il lui faut deux mondes. Si quelque chose en cette œuvre de tant de vie et de force pouvait trahir la vieillesse d'un maître, ce serait l'entassement des beautés qu'on y rencontre. Les idées s'y enroulent avec une luxuriance de forêt vierge. Ne vous attendez pas au ne quid nimis d'Horace, mais bien plutôt à toute espèce de développemens, de surcroît. Ce génie, oubliant la mort, thésaurisait en se disant qu'après tout il en serait quitte à un moment donné pour jeter à la mer quelques poignées d'or.

La séve, débordant d'abondance et de force,
Sortait en gouttes d'or des fentes de l'écorce.

Séve trop puissante, trop vigoureusement productive, et dont en même temps que le chêne superbe se nourrissait le gui. L'émondeur de la dernière heure a manqué. Là est le mal. Ne l'exagérons

pas.

C'est bien vite fait de se récrier. On regarde à sa montre, il est minuit, et le cinquième acte commence à peine : donc il y a des longueurs. Va pour les longueurs; mais pour abréger comment s'y prendre? Meyerbeer seul eût pu raccourcir, couper, parce que lui seul pouvait recoudre. L'eût-il fait, s'il eût vécu? On en douterait presque, lorsqu'on songe aux conditions d'une œuvre si profondé

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