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l'eau de la vallée était saumâtre, mais il y avait vers le pied de la montagne une fontaine excellente). Nous fûmes conduits à l'église, puis on nous lava les pieds, qu'on essuya avec des linges, non pour nous soulager de la lassitude du chemin, mais pour ranimer dans nos âmes la force et la santé spirituelles par cet office de charité. » Telle avait été la réception de Mélanie: celle de Paula présenta plus d'appareil et de solennité. L'évêque d'Hermopolis, Isidore, informé de son départ, soit par le gouverneur d'Alexandrie, soit par Didyme lui-même, avait voulu y présider en personne. Son clergé, rangé autour de lui, était au grand complet. Il avait même convoqué une partie des anachorètes des Cellules et des cénobites des couvens: on eût dit un peuple que son chef commandait sous les ornemens épiscopaux. Dès que Jérôme, Paula et leurs compagnons, ayant mis pied à terre, commencèrent à gravir la montagne, la procession s'ébranla et descendit à leur rencontre, au chant des hymnes et des psaumes. Ce spectacle inattendu et magnifique les remplit tous d'une émotion que Paula trahissait par des larmes à peine contenues. Aux complimens de bienvenue que lui fit Isidore, elle répondit modestement « qu'elle se réjouissait de cet accueil pour la gloire de Dieu, mais qu'elle se sentait indigne de tant d'honneur. » Prenant place aux côtés de l'évêque, nos voyageurs s'acheminèrent avec lui vers l'église, tandis que la montagne et les vallons environnans retentissaient des sons de la sainte musique.

L'église, d'une architecture très simple, était assez vaste pour contenir la multitude qui s'y pressait le dimanche, car on comptait alors dans les couvens environ cinq mille cénobites, et l'empereur Valens, quelques années auparavant, en avait extrait de force un pareil nombre pour en faire des soldats et les incorporer dans ses légions. Six cents anachorètes répandus dans les Cellules n'avaient pas non plus d'autre lieu pour entendre la messe. Ils s'y réunissaient donc chaque dimanche, et les absences révélaient soit les morts, soit les maladies graves advenues durant la semaine : on courait, après l'office, vers la cellule de l'absent, pour savoir ce que Dieu avait ordonné de lui. Huit prêtres, assistés de diacres et de sous-diacres, étaient attachés au service de cette église; mais le premier d'entre eux célébrait seul les saints mystères, faisait seul les exhortations, décidait seul en matière spirituelle; les autres se tenaient au-dessous de lui dans une attitude de profonde obéissance. Arrivait-il à quelqu'un des religieux une lettre intéressant la communauté, il la montrait d'abord au prêtre, qui permettait ou non qu'elle fût lue publiquement. Jérôme admira cet ordre parfait, dont n'approchaient pas les monastères de Syrie. Ayant remarqué près de l'église trois palmiers aux branches desquels étaient suspendus trois fouets, il en demanda la raison, et on lui répondit

que chacun de ces palmiers, suivant la règle de Macaire, était destiné à servir de pilori pour la fustigation de certains coupables. Le premier était réservé aux moines convaincus d'infraction à la discipline, le second aux voleurs, s'il s'en trouvait dans la contrée, le troisième aux criminels fugitifs ou aux étrangers qui tentaient d'échapper à la justice civile en se couvrant de la sainteté du lieu. On leur faisait embrasser le palmier, et on leur administrait un nombre de coups de fouet proportionné à leurs démérites.

En parcourant le plateau de la montagne, ils aperçurent sept moulins employés à moudre le grain des couvens et une maison où semblait régner une assez grande agitation. On leur apprit que c'était l'hospice ou hôtellerie des étrangers que la communauté hé- . bergeait. La règle était qu'ils y demeurassent tant qu'il leur plairait, plusieurs semaines, plusieurs mois, et même deux ou trois années; mais à l'expiration de la première semaine on leur distribuait des tâches pour les besoins des monastères. Celui-ci était envoyé à la boulangerie, celui-là au jardin, cet autre à la cuisine. Les personnes instruites recevaient un livre avec invitation de ne point parler avant midi. La règle intérieure des monastères, qu'ils ne pouvaient voir fonctionner, leur fut également expliquée. « Ces hommes si étroitement emprisonnés, leur disait-on, mettent leur bonheur dans leur séquestration même. Quand les affaires de la communauté exigent qu'on dépêche quelque frère aux provisions ou en mission, c'est à qui s'excusera, et l'acceptant ne le fait que par obéissance. »> Ainsi renseignés sur la Ville-des-Saints, ils prirent congé de l'évêque et se rendirent aux Cellules, quartier des anachorètes.

C'est là surtout que se déployait la poésie du désert sous l'originalité des inspirations personnelles, là que s'inventaient les moyens les plus ingénieux de torturer le corps pour améliorer l'âme, là que s'accumulaient les souffrances savantes comme autant de degrés pour escalader le ciel. Chaque cellule avait sa physionomie, chaque ermite son caractère particulier d'austérité. L'un vivait sur la pointe d'un roc, l'autre dans les entrailles de la terre; celui-ci s'exposait presque sans abri au soleil torride de l'Égypte; celui-là n'apercevait jamais le jour. Leur manière de vivre, leurs costumes offraient aussi les bizarreries les plus variées; mais sous une enveloppe sauvage, plus rapprochée souvent de l'animal que de l'homme, se cachaient des âmes simples et charitables, de nobles cœurs, parfois même de grands esprits. Jérôme et Paula se portèrent vers les cellules des plus célèbres, Sérapion, Arsénius, Macaire, etc., héros de ces solitudes, exilés volontaires après lesquels courait le monde.

Sérapion habitait une caverne située au fond d'un trou, où l'on descendait par un sentier abrupte à travers un fourré de broussailles. La caverne suffisait à peine pour contenir un lit de feuilles sèches

et une planche en forme de table encastrée dans une entaille du roc. Une vieille bible déposée dessus et une croix grossièrement charpentée, appendue au rocher, formaient tout l'ameublement de la demeure. Le maître de ce beau lieu offrit aux yeux des visiteurs un squelette basané plutôt qu'un être vivant. Ses cheveux lui couvraient le visage et une partie des épaules, et son corps velu paraissait être celui d'une bête fauve. Cet étrange personnage avait pourtant connu Rome, parlait bien le latin et aimait à s'entretenir des familles patriciennes qui l'avaient accueilli au-delà des mers. Son histoire, non moins extraordinaire que sa personne, ne tenait pas plus qu'elle à l'humanité et semblait pour ainsi dire une fable céleste. Durant sa jeunesse, et pendant qu'il habitait la ville éternelle, Sérapion s'était pris d'une grande compassion pour deux comédiens, l'un homme et l'autre femme, qui vivaient dans toute la licence de leur profession, et il se mit en tête de les ramener au bien par la vraie foi. Pour cela, il se vendit à eux comme esclave, et se plongea à leur suite dans cette vie de désordres d'où il voulait les retirer, comme on se jette à la mer pour sauver des gens qui se noient. La sainte entreprise fut couronnée de succès: grâce à ses représentations, à ses conseils, à ses prières, ses maîtres devinrent honnêtes; ils devinrent chrétiens, reçurent le baptême et affranchirent l'esclave qui les avait convertis. Mais Sérapion n'accepta point cette faveur. Se présentant à eux quelques pièces d'argent dans la main: « Mes frères, leur dit-il, au moment de courir à d'autres aventures où Dieu m'appelle, je vous rapporte cet argent, c'est le prix dont vous m'aviez payé, il vous appartient; moi, j'emporte le gain de vos âmes. » Après avoir longtemps songé aux autres, le saint aventurier songea à lui-même, et vint s'ensevelir dans cette affreuse solitude, ne croyant pas que tant de bonnes œuvres fussent suffisantes pour le sauver.

A propos du désintéressement de Sérapion, on leur raconta un trait de Pambon, mort trois ans auparavant, et que Mélanie avait visité. Cet homme, un des législateurs monastiques de l'Égypte, était la simplicité même pendant les visites qu'il recevait, il tressait des cordes avec des branches de palmier, afin de ne point rester oisif. La seule aumône qu'il acceptât était celle que son travail avait produite. Mélanie, toujours fastueuse jusque dans son humilité, imagina de faire porter un jour dans la cellule de ce bon moine quantité de vases et de vaisselle d'argent enfermés dans des étuis. Elle les fit déposer à ses pieds, mais Pambon ne les regarda seulement pas : « Prenez, dit-il au disciple qui l'assistait, et envoyez cela à nos frères de Libye et des îles, qui ont plus besoin que nous. » Et comme il continuait à travailler en silence, Mélanie l'interpella par ces mots : « Savez-vous, mon père, que ces

aumônes sont de quatre cent cinquante marcs d'argent? Dieu, qui les reçoit, répondit le moine en attachant sur elle un regard sévère, n'a pas besoin qu'on lui dise ce qu'elles pèsent; quant à moi, je ne me connais pas à ces choses-là. N'oubliez pas, ma fille, que Dieu, qui n'a pas dédaigné deux oboles offertes par les mains de la veuve, les a peut-être plus estimées que les plus grands présens des riches. » Les deux Macaire, autres Lycurgues monastiques, n'étaient pas moins célèbres que Pambon. L'un, celui d'Alexandrie, demeurait au-dessus du lac des crocodiles, et semblait avoir apprivoisé ces hideux animaux, qui ne lui faisaient point de mal; l'autre, dit l'Ancien ou l'Égyptien, avait hérité du bâton d'Antoine, à qui il avait fermé les yeux au désert de Colzim. Arsénius enfin devait à des austérités extraordinaires la réputation d'un pouvoir surhumain, et on lui avait donné le nom de Grand. Tout, dans cette contrée de l'ascétisme, était un monument de quelque saint décédé, et chaque lieu avait sa légende. On montrait l'arbre planté par tel moine, la caverne creusée par tel autre, ou l'échelle qu'il s'était fabriquée dans le roc vif. Des bêches, des pioches, des instrumens de travail, ayant appartenu aux plus illustres morts, restaient comme des reliques entre les mains de leurs disciples. Des visions, des miracles accompagnaient chaque récit, et étaient racontés avec la même foi qui les faisait écouter.

Paula, enivrée de tant de merveilles, voulait rester à Nitrie; elle parlait d'y fonder un monastère, et ses jeunes compagnes, dans un pareil mouvement d'enthousiasme, protestaient avec elle qu'elles désiraient vivre et mourir dans ce lieu béni. Il ne fallut pas moins pour détourner Paula de cette singulière idée que le souvenir des engagemens qu'elle avait pris à Bethleem. On peut croire aussi que les sages avis de Jérôme contribuèrent à lui faire abandonner ce projet qu'il ne pouvait s'empêcher d'admirer tout en le blâmant. << Incomparable ardeur, écrivait-il plus tard, et courage à peine croyable dans une femme! Elle oubliait son sexe, elle oubliait la délicatesse de son corps, et désirait habiter avec ses jeunes filles au milieu de tant de milliers de solitaires. Peut-être en eût-elle obtenu le pouvoir, tant cette résolution était sublime, si le désir des saints lieux n'eût parlé encore plus fortement à son cœur. »

Il faut le dire, ces autorisations n'étaient pas accordées légèrement par les supérieurs ecclésiastiques. Des abbés prudens, des évêques expérimentés, ne voyaient pas toujours sans appréhension l'établissement de monastères de femmes dans le voisinage des monastères d'hommes. Plusieurs blâmaient jusqu'à ces visites mondaines de matrones qui, si respectables qu'elles fussent, pouvaient laisser après elles parmi des reclus quelque ressouvenir du passé, ou quelque souffle de l'esprit tentateur. On voyait même des femmes

diaboliques se faire un jeu cruel de troubler la paix des pauvres anachorètes et leur faire perdre dans un seul moment d'égarement le fruit de dures et longues victoires sur eux-mêmes. Parfois heureusement les suppôts de Satan se trouvaient pris dans leurs propres lacs, témoin la courtisane Zoé, dont tout l'Orient répétait l'histoire. Elle s'était glissée dans la cellule d'un solitaire appelé Martinien, et, sous prétexte de lui demander ses prières, elle le sollicitait au mal. Martinien allait succomber, quand tout à coup elle le vit allumer un grand feu et plonger ses jambes dans la flamme jusqu'aux genoux. « Que faites-vous là, mon père? s'écria-t-elle avec surprise. Je veux voir, répondit-il, comment je pourrai supporter les feux de l'enfer, moi qui les brave en ce moment. >> Zoé s'enfuit épouvantée jusque dans un îlot de la côte de Syrie, où elle se retira, anachorète à son tour, y finit ses jours repentante et sainte. D'autres femmes, dans une intention meilleure et restée souvent mystérieuse, se mêlaient aux solitaires sous un vêtement d'homme, et usurpaient sur leurs domaines quelque demeure sauvage. On racontait à ce sujet une aventure touchante arrivée rẻcemment au désert de Sceté. Deux moines étrangers en visitaient les cellules, lorsque, entrés dans une caverne, ils virent un frère assis qui tressait une natte avec des cordes de palmier. Ce frère, encore jeune, ne les salua pas, ne leur parla pas, ne les aperçut même pas; son regard, comme sa pensée, semblait fixé sur un objet invisible, tandis que ses doigts travaillaient machinalement à son ouvrage. Les deux étrangers achevèrent leur tournée, et plusieurs jours après, repassant près de la même caverne, ils eurent la curiosité d'y rentrer. « Sachons, se dirent-ils, si Dieu n'aurait pas inspiré à ce frère quelque désir de nous parler. » Le frère était étendu mort sur son grabat, et en s'approchant pour l'ensevelir les étrangers reconnurent que c'était une femme. D'autres frères, accourus à leur voix, creusèrent une fosse où le corps fut déposé, et la terre recouvrit le secret de cette infortunée.

Cependant les chaleurs étaient devenues excessives: le solstice d'été approchait, et avec lui les inondations du Nil, qui allaient faire du Delta un lac immense et couper les chemins de la vallée. La caravane se remit en route pour Péluse, tandis que les passages restaient encore libres. Quant à Paula, ses forces épuisées ne lui permettant plus de retourner en Palestine par le désert, elle loua dans le port de Péluse un navire en partance pour Maïuma. La traversée i fut heureuse et prompte : le navire les amena, dit Jérôme, « avec la vélocité d'un oiseau. » De Maïuma, ils prirent tous la direction de Bethleem; mais ni Jérôme ni Paula ne devaient trouver dans ce lieu si désiré la paix qu'ils avaient rêvée.

AMÉDÉE THIERRY.

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