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« Mais faut-il être abandonnée?
Une enfant... Comprend-on cela?
Avant-hier, dans la journée,
Elle jouait... et la voilà!

« Et si câline et si gentille,
O mon trésor, ô mon amour!
Moi qui la grondais l'autre jour!...
O ma chère petite fille!

« Elle allait avoir ses huit ans,
Ces choses-là sont bien étranges...
Pourquoi nous prend-il nos enfans,
Le bon Dieu, puisqu'il a ses anges? »
Et toujours plus vite en montant
(Cette montée est un calvaire),
Les hommes marchaient, et la mère
Toujours suivait en haletant :

« Comme s'il n'en était pas d'autres,
Des petits riches, ceux enfin
Des gens dont le cœur n'a pas faim,
Sans aller nous prendre les nôtres!

<< Ah! je ne t'aimais pas assez!
Tous nos bonheurs sont faits de même;
Quand on les voit, ils sont passés...
C'est toujours après qu'on les aime,

« Sa mère est morte en la laissant,
Puis c'est mon fils qui l'a suivie,
Et voilà son tour à présent!
C'est par morceaux qu'on perd la vie.

« N'est-ce pas de quoi blasphémer!
Quoi! Dieu vous dit de les aimer,
A les aimer on s'habitue,

Et quand c'est fait, il vous les tue!

« Mais tu ne m'as pas dit adieu,
Mais je te vois encor sourire,
Tu n'es pas morte, on a beau dire,

Ce n'est pas vrai, mon Dieu! mon Dieu! »>

Et le convoi tourne l'allée.

Le cœur en sang, les yeux en eau,

La pauvre aïeule désolée

Poursuivit sa course au tombeau.

Et tout me revint en mémoire,
Tout, jusqu'au lourd balancement
De l'horrible voiture noire,

Tout mon passé sombre et dormant.

Je songeai que j'avais comme elle
Dit ce poème des sanglots

Dont on peut bien changer les mots,
Mais dont la phrase est éternelle,

Et que trois fois, comme elle aussi,
Accompagnant les miens ici,
J'avais monté cette avenue,
Et que la route m'est connue.

Le premier que je vis mourir,
(J'étais trop jeune pour souffrir,
On souffre à l'âge où l'on espère),
Je le pleurai, c'était mon père.

Le deuxième (je le revois),
C'était mon frère cette fois;

Je l'embrassai, calme et farouche,
Doute au cœur, blasphème à la bouche.

Mais le jour où Dieu me la prit
(La troisième fois c'était elle,
Elle, ma mère!), j'ai souri

Et j'ai dit : L'âme est immortelle !

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Décembre est noir, avril est clair...
Ma bien-aimée est dans la chambre.
Les papillons volent dans l'air,
Les papillons blancs de décembre.

Avril est clair, décembre est noir.
(Oh! chère enfant, comme je t'aime!)
Qui veut la voir, la neige blême?
Qui veut la voir?

Édredon chaud pour l'avalanche,
Duvet plus fin pour le bas-lieu...
La bien-aimée est au milieu
Du lit blanc dans l'alcôve blanche.

Sur le sein nu des prés bombés,
Sur les épaules des collines,
Tombez, flottantes mousselines,
Tombez, tombez!

Voici la nuit sourde et muette,
Plus d'amour et plus d'alouette!
Voici l'hiver muet et sourd,
Plus d'alouette et plus d'amour!

Bonsoir à la source endormie,
Les yeux de glace sont fermés...
Dors, mon amour, allons, dormez,
Ma belle amie.

Le verglas polit les caillous,
Le givre fait de la dentelle,

La neige lente, que fait-elle?

Ma belle amie, endormez-vous.

Fleurs d'amandier et fleurs de neige, .
Jours de décembre et jours d'avril,
Le printemps, quand reviendra-t-il?
Hélas! que sais-je?

ÉDOUARD PAILLERON.

TOME LVII.

1865.

16

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

30 avril 1865.

Les nouvelles des États-Unis nous ont apporté en quinze jours la plus grande consolation politique que l'opinion libérale ait reçue depuis quinze ans dans le monde, et aussi une des plus vives douleurs que la tragédie des choses humaines puisse causer à ses spectateurs émus.

La douleur est venue la dernière. M. Lincoln, qui pendant quatre années avait soutenu, au milieu des plus difficiles et des plus cruelles épreuves qu'une nation puisse traverser, la fortune de tous côtés mise en péril de la république démocratique et libérale des États-Unis, M. Lincoln, qui avait avec une si tranquille fermeté d'âme sauvé son pays de la calamité d'une dissolution intérieure, M. Lincoln, qui venait d'assister aux dernières victoires par lesquelles a été assurée l'intégrité de la république américaine, M. Lincoln, qui entrevoyait maintenant le bienfait de la paix civile restaurée et appliquait déjà sa pensée honnête et scrupuleuse à l'œuvre de la réconciliation des partis et de la réorganisation de la grande patrie américaine, M. Lincoln est tombé tout à coup sous le pistolet d'un assassin fanatique. Un atroce complot qui voulait anéantir à la fois la pensée et le bras du gouvernement américain, qui voulait frapper au même moment le général Grant, M. Seward et M. Lincoln, n'a point manqué la plus élevée des victimes qu'il avait désignées, et a obtenu l'horrible succès de tuer le président de la république.

Un mouvement universel de stupeur, d'indignation et d'affliction a répondu à ce forfait. L'Europe, les États-Unis le sauront, n'a pas été moins émue qu'eux-mêmes du crime sous lequel leur chef a succombé. Des sentimens et des préoccupations de plusieurs sortes se sont mêlés dans cette surprise douloureuse. On a été comme foudroyé du contraste soudain qui plaçait une telle catastrophe au lendemain des grandes et décisives victoires obtenues par le gouvernement américain. On s'est trouvé à l'improviste en face de l'inconnu; on s'est demandé avec anxiété ce qu'une telle

perte allait susciter d'embarras à l'œuvre de la réconciliation américaine, à quelles mains allait passer le pouvoir suprême, quelles violences et quelles représailles amènerait peut-être la détestable provocation de l'assassinat politique; mais cet étonnement, ces doutes, ces craintes, ont été dominés dans la conscience des communautés européennes par l'élan de sympathie qui s'est porté vers la noble et généreuse victime. La douleur générale s'est soulagée spontanément pour ainsi dire en essayant de rendre justice aux mérites et aux vertus de M. Lincoln. Certes, chez quelquesunes des grandes nations et dans plusieurs régions gouvernementales de l'Europe, on avait été loin d'être équitable depuis quatre ans envers M. Lincoln et ses plus dévoués collaborateurs. La mort semble avoir révélé à tous ce que valait cet honnête homme : elle a appris aux indifférens et aux inattentifs eux-mêmes la perte que faisait en lui la cause de la probité politique et de l'humanité. L'opinion a eu des torts envers M. Lincoln vivant; on dirait qu'elle fait un effort religieux pour les réparer devant sa mort. Ce spectacle est d'une haute moralité. Qu'était-ce que le dernier président lorsque l'élection le porta au pouvoir suprême, et lorsqu'éclata la guerre civile qui semblait devoir produire la dissolution des États-Unis? La biographie de M. Abraham Lincoln était alors déjà connue; mais elle n'était pas de celles qui appellent sur leur héros l'admiration de nos foules européennes ou les sympathies exclusives de nos cercles raffinés. Rien de brillant dans la carrière de l'homme, aucun des prestiges qui s'attachent au talent éprouvé. La seule chose extraordinaire que présentât la vie de M. Lincoln était son élévation au premier poste de l'état, et cette élévation même était une cause de surprise et de défiance. Avec les préjugés dont nous sommes pétris dans notre vieille Europe, combien peu de gens étaient en état de comprendre que celui qui avait commencé la vie en ouvrier illettré pût devenir le chef éclairé d'une nation de trente-cinq millions d'âmes? Nous ne connaissons en Europe en matière politique que les éducations lentes qui se font par les traditions de classes, par les surnumérariats administratifs, par les longues cultures littéraires. Vieux classiques politiques, nous ne nous doutons point que la plus rapide et la plus robuste des éducations, si peu élégante et gracieuse qu'en soit la forme, est, sous un régime affranchi de toute entrave sociale factice, celle de la vie privée militante et laborieuse, unie à la vie politique pratiquée à travers les institutions libres. M. Lincoln était donc un ancien ouvrier, un rail-splitter, qui s'était instruit lui-même, s'était mis en état de devenir clerc d'avoué, puis avocat, et qui avait parcouru les divers échelons des fonctions politiques plus facilement qu'il n'était monté du travail manuel à l'exercice d'une profession libérale. Il arrivait du rude ouest, enfant mal dégrossi de ses œuvres, absolument dépourvu de la suffisance, des belles manières et du lustre qui accompagnent le politician exercé, le spéculateur heureux des cités commerçantes, le planteur gentilhomme des états

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