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ceux de mistress Berry, se rappeler l'époque lointaine où, préposée à la garde de Richard, elle était en même temps le témoin silencieux de ses fredaines, s'apitoyer sur l'expulsion imméritée que lui avait value l'indiscret élan d'une compassion bien naturelle, déplorer enfin le malheureux hasard qui allait probablement l'exposer une seconde fois à la rancune de sir Austin, vous eussiez cru avoir affaire au plus brave garçon du monde, et vous eussiez cru cela, précisément alors qu'il savourait en égoïste consommé les angoisses dont sa fausse pitié provoquait l'aveu naïf; mais cette joie presque féroce ne se trahissait que par quelques symptômes imperceptibles, et l'infortunée Berry pouvait se croire l'objet de la plus sincère commisération.

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Çà, madame, lui dit « le jeune homme sage» en résumant leur entretien et pour se décharger d'une mission dans laquelle il n'entrevoyait ni agrément ni profit, il faut que dès ce soir vous ou monsieur, il montrait avec un suprême dédain Ripton toujours endormi, vous preniez la peine d'aller à Raynham pour mettre sir Austin au courant de ce qui s'est passé... Une légère dose d'émétique rendra toute sa faconde à ce futur avocat dont la langue dorée ne saurait manquer de faire merveille... Quant à nos jeunes insensés, tant bien que mal unis par votre fait et sous votre garantie, vous dites qu'ils sont...

A l'île de... Mais ici la brave hôtesse, si étourdie qu'elle fût, ne jugea pas à propos de compléter une confidence périlleuse pour ces gentils tourtereaux à qui elle ne pouvait s'empêcher de porter encore l'intérêt le plus vif.

- Je sais, je sais, interrompit vivement Adrian, à qui suffisait, et de reste, cette moitié de renseignement... Un vrai paradis, tout à fait de circonstance... Maintenant permettez-moi de prendre congé.

-Pas sans emporter une part de ce gâteau, s'écria mistress Berry, qui tenait à mériter les bons offices et la charitable intervention du neveu de sir Austin.

- Comment donc?... La plus grosse dont vous puissiez disposer en ma faveur. Nous sommes nombreux dans la famille, et je tiens à n'oublier personne.

Quel bon cœur! soupira mistress Berry quand elle eut refermé la porte sur Adrian.

- Voilà le système par terre! se disait ce dernier en descendant la rue, son énorme paquet sous le bras. Honte aux prophètes déçus! Il trépasse honorablement sur un lit conjugal, et c'est plus qu'on ne pouvait attendre d'un pareil monstre. Maintenant, ajouta-t-il, frappant d'un air tragique sur l'enveloppe du bridal-cake, maintenant semons les cauchemars autour de nous!... Maître Hippias sera naturellement servi le premier.

Sans nous arrêter aux doléances et au désappointement de l'on

cle invalide, nous nous transporterons chez les Forey, où « le jeune homme sage» dînait ce jour-là ainsi que les deux dames dont il s'était constitué le cavalier servant. Réfugié dans le fumoir à l'issue d'un excellent repas, il y savourait les ineffables douceurs du cigare quand mistress Doria le fit sommer de rentrer immédiatement

au salon.

- Quelle est cette plaisanterie? lui demanda-t-elle l'interpellant dès qu'il parut. D'où vient ce gâteau? Vous nous le direz sans doute, puisqu'on vous a vu le déposer furtivement sur ce guéridon. Pas de rhétorique, pas de phrases, répondez catégoriquement, et ne vous jouez pas de mon impatience.

Catégoriquement, soit, aimable tante. Ce gâteau vous vient de Richard, et Richard a quitté Londres pour l'île de Wight.

- Le malheureux!... Cette bague, ce gâteau... Je devine tout, il s'est perdu !...

Mistress Doria là-dessus se laissa couler dans un fauteuil, émue et tremblante à faire pitié.

Suivit une virulente diatribe contre le système. L'entêtement, les manies morbides, l'incroyable faiblesse de son frère, avaient enfin leur récompense. Pendant qu'elle brodait sur ce texte fécond, les assistans échangeaient des regards étonnés. Clare demeurait immobile, et ses yeux ne se portèrent pas une seule fois du côté de sa mère. -Mon neveu a sans doute épousé la... paysanne dont il était affolé? demanda finalement celle-ci.

- Vous ne vous trompez pas, repartit Adrian. L'heureuse épouse est en effet la fermière papiste à qui vous faites allusion.

- Brandon, deux mots!... (Et mistress Doria, déjà debout, entraînait dans un coin l'un des membres de la famille qui passait pour une des lumières du barreau). Un tel mariage est nul, n'est-il pas vrai? Il faut les séparer, courir après eux, arrêter avant qu'elles ne soient írrévocables les conséquences de ce coup de tête... - Ce soir? dit l'avocat retenant un sourire.

-Ce soir, très certainement. Il doit y avoir des moyens pour cela... L'intervention d'un juge, d'un magistrat de police...

- Ce sont des gens qui se fatiguent beaucoup; je crains bien qu'ils ne soient tous dans leur lit, objecta M. Brandon, qui, pardessus l'épaule de l'impétueuse veuve, invoquait du regard le secours d'Adrian.

- Y songez-vous, ma tante? insinua celui-ci. Je croyais vous avoir parlé de l'île de Wight,... et vous expédieriez la justice en pleine mer?... Vous n'avez donc pas lu Molière?

- Plaisanter en pareil moment, voilà qui est bien digne de vous; mais je n'en démords pas, sachez-le. Ce mariage ne saurait être valide. Encore une fois, Brandon, qu'en pensez-vous?

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ou

La matière est délicate, répondit l'avocat d'un air de doute. Il est positif par exemple que si on pouvait les arrêter d'ici à minuit, établir juridiquement certaines circonstances décisives, bien encore si l'aliénation mentale du mari était constatée, ou s'il n'avait que dix-huit ans...

Dix-huit ans? Il ne les a pas encore, s'écria de premier mouvement mistress Doria.

Vous vous trompez, ma mère; Richard a depuis ce matin dixneuf ans et demi, répliqua miss Clare de sa voix la plus calme et sans qu'un signe quelconque trahît chez elle la moindre émotion... Veuillez vous rappeler que je suis sa cadette d'un an et neuf mois.

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Singulière enfant! elle a pourtant raison; mais après tout il me semble que la différence de religion doit compter pour quelque chose... On trouverait là peut-être une cause de nullité...

Personne ne répondit. Il y eut dans l'assistance un échange de vagues sourires. Les dames proposèrent un peu de musique pour faire diversion et mettre chacun à son aise. Une des misses Forey plaça charitablement aux mains de Clare trois ou quatre romances plus pathétiques les unes que les autres, et qui pouvaient renfermer des allusions aux sentimens dont on la supposait agitée; mais la courageuse enfant choisit une chansonnette irlandaise dont elle se tira comme un ange, pendant que mistress Doria, persistant à harceler l'avocat Brandon, lui demandait un moyen sûr et prompt de faire casser le mariage qui l'avait si fort indignée. Il est impossible que la loi prête sa force à une comédie pareille; où en serait l'autorité paternelle? Austin arrive demain, et je garantis que, s'il veut m'écouter, il aura raison de cette insolence... Les convenances, le sens commun doivent en définitive prévaloir sur la légalité dont les gens du métier vous rebattent sans cesse les oreilles.

A sa fille, une fois qu'elles se trouvèrent seules, cette mère désolée tenait un autre langage. Elle l'avait prise dans son lit et la caressait en pleurant. Pauvre Richard, malheureux enfant!... Il faut, disait-elle, le sauver de sa propre folie. N'est-ce pas, ma Clare, nous le sauverons?...

L'enfant se taisait, immobile et glacée dans les bras de sa mère. Elle tenait sur son cœur une de ses mains raidie par une contraction nerveuse, et la même phrase revenait sans cesse sur ses lèvres: - Je le savais, maman, je le savais depuis ce matin.

A la longue, elle s'endormit, serrant toujours dans ses doigts crispés l'anneau nuptial de Richard.

(La dernière partie au prochain n'.)

E.-D. FORGues.

DIPLOMATIE COMMERCIALE

DE LA FRANCE

Documens diplomatiques, publiés par le ministère des affaires étrangères, de 1860 à 1865. - Exposés de la situation de l'empire. — Annales du commerce extérieur.

Si l'on étudie l'histoire des relations internationales, on est frappé du contraste que présente la diplomatie de notre temps comparée avec la diplomatie des temps passés. Ce sont, il est vrai, les mêmes formes, les même traditions et presque les mêmes personnages; mais tout autres apparaissent les idées et les actes. Alors que les nations appartenaient en quelque sorte à des maisons royales, la diplomatie n'avait à servir que les pensées, les intérêts, les passions, les caprices même des souverains dont elle était la confidente et l'organe. Certes, quand nos ambassadeurs exécutaient les instructions de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, ils servaient la nation en même temps que le prince. Le droit public qui régit les pays civilisés, les traditions de la politique française datent de là, et nous suivons aujourd'hui encore les voies tracées par ces grands esprits. A ces époques cependant, la diplomatie était personnelle, ou tout au moins dynastique. La volonté du prince était sa première loi; ses négociations avaient pour objet la gloire et l'intérêt de la couronne, et, sans méconnaître le patriotisme des souverains qui inspiraient son langage et ses actes, il serait facile de relever, dans les archives diplomatiques, maintes circonstances où l'intérêt national était subordonné, sacrifié même à des pensées égoïstes, à des passions personnelles, à des considérations secon

TOME LVII. - 1865.

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daires ou misérables, dont il appartient à l'histoire de faire justice. Enfin, à ces mêmes époques, les nations ne se connaissaient que par les relations établies entre les cours ou par les sanglantes rencontres de leurs armées; matériellement et moralement, elles vivaient enfermées dans leurs frontières, étrangères et indifférentes l'une à l'autre; les rapports commerciaux, qui seuls pouvaient les mettre en contact, étaient gênés par la difficulté des communications et presque nuls. Au point de vue diplomatique, les populations n'existaient pour ainsi dire pas; elles étaient absorbées tout entières dans la personne du souverain.

Est-il nécessaire de montrer comment les relations internationales et par suite le rôle de la diplomatie se sont modifiés au temps où nous vivons? La souveraineté du peuple s'est substituée au droit divin des dynasties, de telle sorte que, malgré la conservation de ses anciennes formes, la diplomatie représente aujourd'hui la nation autant et même plus que le prince. Quand elle parle ou agit au nom du souverain, elle subit l'irrésistible influence de l'intérêt populaire, duquel elle relève directement par la publicité, immédiate ou prochaine, qui attend ses actes et ses moindres paroles. Elle s'incline, elle aussi, devant l'opinion publique, puissance nouvelle qui voit aujourd'hui à ses pieds toutes les autorités et tous les orgueils. Certes l'opinion publique n'est point exempte des passions, des préjugés, des caprices qui révèlent, dans les affaires de ce monde, le côté humain de la toute-puissance; mais la tyrannie qu'elle exerce à l'égal des princes s'applique à des objets d'un ordre différent et d'un caractère plus général. L'opinion publique ne se borne point à demander que la paix règne entre les gouvernemens et l'harmonie entre les cours; elle veut que l'on s'occupe des questions multiples et complexes qui intéressent la prospérité et le bien-être des populations. Elle réclame donc des traités de commerce et de navigation, des conventions postales et télégraphiques, des négociations qui aient pour principal objet la facilité des rapports internationaux. La diplomatie a dû se mettre au service de ces nouveaux besoins.

Quelques esprits ont pensé que, par suite de la fréquence et de la rapidité des communications directes entre les gouvernemens et entre les peuples, la diplomatie avait fait son temps, que la poste et le télégraphe lui avaient signifié son congé, et qu'elle n'avait plus de raison d'être. A quoi bon des ambassades avec leur appareil fastueux et coûteux, pourquoi des intermédiaires, quand il est si facile aux cabinets d'échanger leurs idées, de s'entendre et même de discuter, à l'aide de l'électricité et de la vapeur? Nous n'en sommes plus, ajoute-t-on, aux négociations secrètes, aux intrigues sourdes,

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