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SGANARELLE.

C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon

cœur.

GERONIMO.

Vous l'aimez de tout votre cœur?

SGANARELLE.

Sans doute, et je l'ai demandée à son père.

GERONIMO.

Vous l'avez demandée?

SGANARELLE.

Oui. C'est un mariage qui se doit conclure ce soir, et j'ai donné parole1.

GERONIMO.

Oh! mariez-vous donc je ne dis plus mot.

:

SGANARELLe.

Je quitterois le dessein que j'ai fait? Vous semblet-il, Seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme? Ne parlons point de l'àge que je puis avoir; mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paroisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez? N'ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais, et voit-on que j'aie besoin de carrosse ou de chaise pour cheminer? N'ai-je pas encore toutes mes dents, les meilleures du monde? Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien?' Hem, hem, hem: eh! qu'en dites-vous?

GERONIMO.

Vous avez raison; je m'étois trompé : vous ferez bien de vous marier.

1. Et j'ai donné ma parole. (1734.)

2. Il montre ses dents. (1734.)

3. Il tousse. (1734.)

SGANARELLE.

J'y ai répugné autrefois; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses1, qui me dorlotera❜ et me viendra frotter lorsque je serai las, outre cette joie, dis-je, je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles, et qu'en me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi-mêmes, que j'aurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que j'en vois une demi-douzaine autour de moi.

GERONIMO.

Il n'y a rien de plus agréable que cela; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

SGANARELLE.

Tout de bon, vous me le conseillez?

1. Les mots qui me fera mille caresses manquent dans l'édition de 1734. 2. A propos de ses projets de mariage, Panurge, racontant un rêve qu'il a fait, dit (Pantagruel, livre III, chapitre xiv, tome II, p. 72): « Par mes songeries j'avois une femme jeune, galante, belle en perfection, laquelle me trai-toit et entretenoit mignonnement comme un petit dorelot. » On voit, par les exemples de ce vieux mot cités dans le Dictionnaire de M. Littré, que dorlot ou dorelot se prenait dans le double sens de bijou et de joli cœur, mignon, enfant gâté. Ce qui suit rappelle un autre passage de Rabelais. Si Sganarelle se préoccupe de la nécessité de ne pas laisser « périr dans le monde la race des Sganarelles,» Panurge allègue aussi, parmi les raisons qui le poussent au mariage, le désir d'avoir des enfants, « ès quels, dit-il, j'eusse espoir mon nom et armes perpétuer; et comme Sganarelle aussi, Panurge sourit à l'idée de « s'ébaudir» avec ses enfants quand il sera « méshaigné », c'est-à-dire fatigué, ennuyé (livre III, chapitre Ix, tome II, p. 51 et 52).

3. En d'autres moi-même. (1734.) ·

Toutes les autres éditions anciennes

et même celle de 1773 mettent mêmes au pluriel.

GERONIMO.

Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

SGANARELLE.

Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

GERONIMO.

Hé! quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous vous allez marier1?

Dorimène.

SGANARELLE.

GERONIMO.

Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée?

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Et sœur d'un certain Alcidas, qui se mêle de porter

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N'ai-je pas raison d'avoir fait ce choix?

1. Avec qui vous allez vous marier? (1734.)

GERONIMO.

Sans doute. Ah! que vous serez bien marié! Dépêchez-vous de l'être.

SGANARELle.

Vous me comblez de joie, de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite1 ce soir à

mes noces.

GERONIMO.

Je n'y manquerai pas, et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer".

Serviteur.

SGANARELLE.

GERONIMO.

La jeune Dorimène, fille du Seigneur Alcantor, avec le Seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-trois ans : ò le beau mariage! ô le beau mariage *!

SGANARELLE.

Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j'en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes.

1. Et vous invite. (Ms. Philidor.)

2. Comme le Mariage forcé était originairement une comédie-ballet, ce mot de Géronimo était jeté en avant pour annoncer une dernière scène, dans laquelle, en effet, il venait à la tête d'une mascarade formée des jeunes gens de la ville, pour honorer les noces de Sganarelle (voyez ci-après, p. 83 et 84). Le mot a pu rester, malgré la suppression du ballet, comme une ironie assez maligne de la part de Géronimo. (Note d'Auger.)

3. GERONIMO, à part. (1734.)

4. Ce qu'il répète plusieurs fois en s'en allant. (1682, ms. Philidor et 1734.) — L'édition de 1734 fait de ce qui suit la scène III, avec SGANARELLE, seul, pour personnage; puis de notre scène II, la scène iv.

SCÈNE II'.

DORIMÈNE, SGANARELLE.

DORIMÈNE 2.

Allons, petit garçon, qu'on tienne bien ma queue, et qu'on ne s'amuse pas à badiner.

Sganarelle*.

Voici ma maîtresse qui vient. Ah! qu'elle est agréable! Quel air! et quelle taille! Peut-il y avoir un homme qui n'ait en la voyant des démangeaisons de se marier? Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur?

DORIMÈNE.

Je vais faire quelques emplettes.

SGANARElle.

Hé bien, ma belle, c'est maintenant que nous allons être heureux l'un et l'autre. Vous ne serez plus en droit

1. SCÈNE DEUXIÈME. (Ms. Philidor.)

2. DORIMÈNE, dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit. (1734.)

3. On ne portait la queue qu'aux femmes de qualité : « Queue signifie encore cette partie superflue des habits longs qui traîne à terre, qui est une marque de qualité.... Cette femme est de qualité, on lui porte la queue. » (Dictionnaire de Furetière, 1690.) C'est donc une prétention assez déplacée de la part de Dorimène, dont la noblesse semble être fort douteuse, à en juger par ce que Géronimo a dit d'elle dans la scène : « sœur d'un certain Alcidas qui se mêle de porter l'épée. » Ces mots qui se mêle indiquent suffisamment qu'il n'en a pas le droit. Or, si le frère n'a pas le droit de porter l'épée, la sœur ne l'a pas davantage de se faire porter la queue, et il semble que ce mot de Géronimo sur tout ce qu'il y a d'équivoque dans cette famille avait beaucoup plus pour objet de nous disposer à bien sentir ici la vanité de Dorimène dès son entrée en scène, que de préparer, comme le dit Auger, « la scène où Alcidas viendra proposer à Sganarelle de se couper la gorge avec

lui. »

4. SGANARELLE, à part, apercevant Dorimène. (1734.)

.

5. Ces mots sont précédés de l'indication : à Dorimène, dans l'édition de

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