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dant des finances, était procureur général au parlement de Paris, et l'oncle de la Fontaine était son substitut. Quelque sûreté et finesse de goût que l'on prête au protecteur de tant de gens de lettres et d'artistes, il n'y a aucune raison de croire qu'il ait sur-le-champ pressenti le génie du garçon de Champagne (pour parler à la façon de Tallemant) qui lui était présenté. Il ne l'avait sans doute adopté d'abord qu'à la recommandation de Jannart et sur parole; mais il est vraisemblable que, par lui-même, il l'apprécia vite comme un versificateur ingénieux, peut-être comme quelque nouveau Voiture, qui ferait honneur à son patronage.

Nous placerions en 1657 l'admission de la Fontaine à la faveur de la cour de Vaux. Si elle avait été antérieure, elle aurait, ce semble, engagé Tallemant à parler de notre poëte, en passe dès lors de devenir célèbre, autrement qu'il n'a fait dans les pages que nous avons citées, et que l'on dit avoir été écrites en 1657. C'est de cette année-là, au plus tard de la suivante, que l'on date l'épître A Foucquet, que la Fontaine avait mise en tête du manuscrit de l'Adonis1. Ce manuscrit offert au surintendant marque probablement la première démarche que les amis du poëte lui conseillèrent pour se donner accès. Le ton de la courte épître est celui d'un respect auquel ne se mêle encore aucune familiarité. Quant au poëme d'Adonis même, il doit sans doute avoir été écrit plus tôt et lorsque la Fontaine ne songeait pas à s'en faire un titre à la bienveillance du puissant protecteur. Quoiqu'il soit d'une élégance qui put bientôt paraître un peu fanée, beaucoup de vers charmants y révélaient assez déjà les dons propres de l'imagination de l'auteur pour lui mériter un favorable accueil et justifier le bon témoignage que Jannart avait rendu de lui.

La date de 1658 donnée par Mathieu Marais2 à la composition du Songe de Vaux peut être admise. Lorsque la Fontaine publia, en 16713, les fragments de sa description inachevée,

1. Walckenaer a publié en 1825 l'Adonis d'après ce manuscrit in-4° (aux armes de Foucquet), chef-d'œuvre calligraphique de Jarry.

2. Histoire de la vie et des ouvrages de M. de la Fontaine, p. 3. 3. L'achevé d'imprimer est du 12 mars 1671.

il dit, dans son Avertissement, l'avoir entreprise « il y a environ douze ans. J'y consumai près de trois années. Il est depuis arrivé des choses qui m'ont empêché de continuer. » Trois années avant la chute de Foucquet, ce serait bien en 1658. Quelques-uns des fragments de ce Songe de Vaux sont dans la manière du poëme d'Adonis. La poésie lyrique et l'héroïque, la Fontaine le dit lui-même, y devaient régner; non partout cependant il y aurait eu variété de ton. Des vers sur la métempsycose ont déjà le caractère qui sera celui du style de la Fontaine, devenu maître de son génie; et Mathieu Marais a eu raison de nommer l'aventure du Saumon et de l'Esturgeon <«< une préparation aux fables que nous avons vues.... depuis. » On y pourrait relever des traits comme celui-ci :

Si les gens nous mangeoient, nous mangions les petits,
Ainsi que l'on fait en France.

A la même année appartient incontestablement la Ballade sur le siége soutenu par les Augustins le 23 août 1658. Brossette, dans sa Remarque sur le vers 48 du premier chant du Lutrin1, où il donne de curieux détails sur l'histoire de ce siége, cite le commencement et la fin de la Ballade, que Boileau avait assez goûtée pour en garder quelques vers dans la mémoire, et qui, depuis seulement, a été retrouvée tout entière. Dans cette querelle du Couvent et du Parlement, la Fontaine était trop ami du procureur général et de son substitut, pour être favorable aux moines: il ne leur épargne pas, dans ses vers, une raillerie mordante. Mathieu Marais avait entendu conter qu'il avait été rencontré sur le Pont-Neuf, quand il courait voir la bagarre, et qu'il répondit à ceux qui lui demandaient où il allait : « Je vais voir tuer des Augustins. » Il y aurait dans ce mot, dont l'authenticité n'est pas certaine, plus de dureté que de naïveté piquante. En tout cas, la Ballade vaut mieux.

La Fontaine, en 1659, n'était pas seulement bien reçu à Vaux; il en était devenu le poëte attitré. Ne nous armons

1. OEuvres de M. Boileau-Despréaux (Genève, 1716), tome I, p. 361. 2. Page 13.

pas contre lui, avec une rigueur injuste, des vers où Boileau a stigmatisé

cet amas d'ouvrages mercenaires, Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires,

Où toujours le héros passe pour sans pareil1.

Il y a vraiment assez de ces hyperboles dans le tribut poétique dont la Fontaine avait, à cette époque, très-volontiers accepté la charge; mais tels étaient encore les us et coutumes du Parnasse. Un traité fut passé entre la Fontaine et son protecteur. Pellisson, premier commis de Foucquet, et avec qui le poëte s'était lié d'amitié, en fut comme le garant. Familier luimême avec les Muses, il avait qualité pour leur donner acquit de leurs hommages. Nous avons l'épître que la Fontaine lui adressa pour le prendre à témoin de ses engagements. Il n'y parle d'autre payement que de celui qu'il fera lui-même en monnaie du Dieu des vers. Quant aux conditions du marché, du côté de Foucquet, deux lignes de prose, qui précèdent l'épître à Pellisson, les colorent avec délicatesse : « M*** (Foucquet) ayant dit que je lui devois donner pension pour le soin qu'il prenoit de faire valoir mes vers, j'envoyai, quelque temps après, cette lettre à M*** (Pellisson). » Il a volontairement laissé dans l'expression assez de vague pour qu'il fût possible d'entendre que faire valoir ses vers, ce n'était pas leur procurer un bon placement, les bien renter, mais, par son suffrage, les recommander à la renommée; et il semblerait, à l'entendre, que le protégé, non le protecteur, payât une pension. Il promettait de servir exactement sa rente annuelle, en quatre termes égaux, style de bail: pour la Saint-Jean madrigaux, en octobre petits vers, en janvier une ballade, à Pâques quelque sonnet dévot. Les articles sont rédigés, dans l'épître à Pellisson, avec toute la gentillesse de maître Clément, dont on

1. Épitre IX, vers 143-145.

2. Rien de plus clair, et Walckenaer n'aurait pas dû s'y tromper. Ne voulant voir dans les deux M*** qu'une même personne, il a supposé (tome I, p. 52) que c'était Pellisson qui avait réclamé de la Fontaine une pension pour lui-même, en récompense de la peine qu'il prenait d'appeler l'attention de Foucquet sur les vers du poëte. Le contre-sens est évident.

reconnaît l'élève et déjà l'égal en ces fins badinages. La ballade A Madame Foucquet, dont le refrain est :

En puissiez-vous dans cent ans autant faire!

acquitta, suivant Mathieu Marais, le premier terme de 1659. Pour le second, autre ballade, celle-ci A Foucquet :

Promettre est un, et tenir est un autre.

Pour le troisième, une ballade encore, dont le sujet avait été donné, sur la paix des Pyrénées et le mariage du Roi.

Il parait qu'un des termes de 1660, payé en courts madrigaux, ne fit pas tout à fait le compte du créancier; mais le débiteur, qui prétendait que ses vers fussent pesés, et non comptés, se justifia par un agréable dizain. Il s'acquitta d'un autre des termes de la même année 1660, celui d'octobre un peu anticipé, en adressant à Foucquet la relation en vers de l'entrée de la Reine dans Paris, le 26 août. Il devenait poëte gazetier de grand seigneur : c'était alors la mode. Dans une lettre qui accompagnait l'envoi à Foucquet de l'ode Pour Madame (Henriette d'Angleterre), à l'occasion de son mariage avec Monsieur, frère du Roi, il nous fait savoir que cette ode satisfit au terme de Pâques 1661. Du côté de ses payements poétiques, voilà une comptabilité bien tenue, avec pièces à l'appui, qui ne devait pas être perdue pour les âges futurs. Il n'a pas pris le même soin de leur laisser le compte de ses recettes, qu'il n'a cependant pas encaissées seulement en monaie d'approbation et de bon accueil. D'Olivet parle de gratifications; Perrault, Mathieu Marais et Fréron d'une pension. Il est plaisant qu'à écouter la Fontaine (et n'avait-il pas raison?) il n'y eût là d'autre pensionné que Foucquet, dont l'or avait moins de valeur que les louanges du poëte, si bien assaisonnées et si ingénieuses. C'était tantôt l'esprit de Voiture, tantôt la grâce et le tour naif de Marot.

Nous n'avons pas cité toutes les petites pièces que la demi

1. Histoire de l'Académie, p. 316.

2. Les Hommes illustres, tome I, p. 83.

3. Histoire de la vie et des ouvrages de M. de la Fontaine, p. 3. 4. Vie de la Fontaine, p. x.

royauté de Vaux inspira à son poëte en ces années; il ne faudrait pourtant oublier ni sa ballade au surintendant, sollicité d'ouvrir sa bourse pour la reconstruction du pont de Château-Thierry, ni surtout la jolie épître où il se plaint à lui d'avoir vainement, pendant une heure, fait le pied de grue pour être admis à son audience, et où il demande que le suisse fasse passer, avant tous autres, les amants des Muses. Tout en plaisantant, il sait, avec une juste fierté, réclamer ce qui est dû au talent, se mettre, comme il convient, au-dessus de la clientèle vulgaire, et presque traiter de seigneur à seigneur : Je ne serai pas importun,

Je prendrai votre heure et la mienne1.

Marot n'aurait pas badiné avec une plus aimable liberté.

Mme Foucquet n'était pas oubliée dans les hommages de la Fontaine. A elle aussi il adressait odes et épîtres, galamment tournées. Dans une de celles-ci, où il la complimente sur sa jeune famille qui vient de s'accroître par la naissance d'un poupon, il est tombé dans une de ses plaisantes distractions, qui, cette fois, n'est pas une invention de la légende:

Or vous voilà mère de deux Amours2,

lui disait l'épître écrite de sa main. Erreur de compte : il y en avait trois, comme on le lit dans la même pièce imprimée. L'amusante rectification avait été promise dans la lettre écrite à Foucquet en lui envoyant l'ode Sur le mariage de Monsieur: « J'ai corrigé les derniers vers que vous avez lus, et qui ont eu l'honneur de vous plaire.... Entre autres fautes, j'y avois mis un deux pour un trois, ce qui est la plus grande rêverie dont un nourrisson du Parnasse se pût aviser. La bévue ne vient que de là; car je prends trop d'intérêt en tout ce qui regarde votre famille pour ne pas savoir de combien d'Amours et de Grâces elle est composée. » La vérité est que toujours peu soucieux de « ce petit peuple, » un Amour de plus ou de moins, il n'y tenait guère. A Vaux, où l'on

1. Vers 72 et 73.

2. Vers II.

3. Elle ne le fut qu'en 1721, dans les OEuvres diverses.

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