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par quelques réserves, certaines imprudences de sa vieille admiration, il ne la reniait pas, puisque, un peu plus loin, dans cette épître, regrettant les beaux temps de l'Ode, qui «< baisse un peu,» il s'écriait (vers 93-96):

Malherbe, avec Racan, parmi les chœurs des anges,
Là-haut de l'Éternel célébrant les louanges,

Ont emporté leur lyre; et j'espère qu'un jour
J'entendrai leur concert au céleste séjour.

Il ne pouvait être ingrat pour celui dont il a été certainement le disciple, un disciple qui a surpassé le maître dans un grand nombre de vers où, quelque simple que soit le genre de ses ouvrages, il s'est élevé jusqu'à la haute poésie.

Si l'on s'est trompé en cherchant Voiture où il fallait reconnaître Malherbe, ce n'est pas à dire que la Fontaine n'ait pas dû quelque chose aussi au spirituel écrivain cher à l'hôtel de Rambouillet. On ne peut oublier que, parmi ceux dont il n'a pas négligé les traces, notre poëte, dans une lettre à SaintÉvremond, de la même année que l'épître à Huet, a donné place à maître Vincent aussi bien qu'à maître Clément, ajoutant à ces noms, avec une courtoisie qui n'était pas imméritée, le nom de son correspondant :

J'ai profité dans Voiture,
Et Marot, par sa lecture,
M'a fort aidé, j'en conviens.
Je ne sais qui fut son maître;
Que ce soit qui ce peut être,
Vous êtes tous trois les miens.

« J'oubliois, continue-t-il, maître François (Rabelais), dont je me dis encore le disciple. »>

Quand il mettait tant de bonne grâce à ne pas désavouer ses premiers modèles, il n'était plus jeune, et se rendait compte assurément des défauts mêlés aux agréments de Voiture, de bien des traits recherchés, plus encore chez lui que chez Malherbe; mais il ne serait pas surprenant qu'il eût toujours gardé un faible pour l'agréable badinage de ce bel esprit. Au temps où il commença à aimer les vers, la séduction qu'exerça sur lui Voiture s'explique encore mieux. Voiture était alors de l'Académie, et il n'était pas contesté qu'il y fût, parmi ses con

frères, un des plus illustres. Beaucoup plus tard, Boileau semblait le mettre au rang d'Horace1; et même à une époque où, avec un goût plus sévère, il lui fit une plus juste part, il l'appelait encore

Cet auteur si charmant

Et pour mille beaux traits vanté si justement2.

Il y a une petite comédie, ou plutôt églogue, de la Fontaine, intitulée Clymène, et peu lue aujourd'hui, quoique maints. vers en soient fort jolis. Elle a été publiée en 1671, mais écrite beaucoup plus tôt, avant la chute de Foucquet, comme le prouve un de ses vers3 qui rend hommage aux surintendants. Nous en rapporterions volontiers la composition aux premiers temps des relations du poëte avec l'opulent Mécène; elle porte, ainsi que l'a bien remarqué Walckenaer*, d'évidentes marques de jeunesse. Elle nous apprend, plus certainement encore par sa date que les vers de 1687, tout à l'heure cités, parmi quels auteurs la Fontaine chercha de bonne heure ses modèles. Cette comédie de Clymène mettant tout d'abord Apollon en scène avec les Muses, l'occasion s'offrait de faire louer par ce dieu les poëtes qui lui plaisent. «< Essayez, dit-il à Calliope,

Un de ces deux chemins qu'aux auteurs ont frayés
Deux écrivains fameux: je veux dire Malherbe,
Qui louoit ses héros en un style superbe,

Et puis maitre Vincent, qui même auroit loué
Proserpine et Pluton en un style enjoué; »

ce maître Vincent, ajoute-t-il,

dont la plume élégante

Donnoit à son encens un goût exquis et fin,
Que n'avoit pas celui qui partoit d'autre main.

Il donne à Érato un conseil à peu près semblable:

Chantez-nous

Non pas du sérieux, du tendre, ni du doux,

1. Satire Ix, vers 27.

2. Satire XII, vers 43 et 44.

3. Le vers 10.

4. Histoire de la vie.... de la Fontaine, tome I, p. 225.

Mais de ce qu'en françois on nomme bagatelle :

Un jeu, dont je voudrois Voiture pour modèle.

Il excelle en cet art. Maître Clément et lui

S'y prenoient beaucoup mieux que nos gens d'aujourd'hui.

Marot, que la Fontaine associait ainsi à Voiture, était encore mieux fait pour l'inspirer, avec sa grâce plus naïve; et l'on se trouvait, avec lui, à meilleure école. Un passage cependant de la même comédie nous avertit dans quelle mesure discrète il avait entendu mettre ses leçons à profit. Il savait le danger de trop s'éloigner de la langue de son temps : « N'allez pas, dit Apollon à Clio,

chercher ce style antique

Dont à peine les mots s'entendent aujourd'hui.
Montez jusqu'à Marot, et point par delà lui.

Même son tour suffit. »

Avec ces poésies de Malherbe, de Voiture, de Marot, qu'aimait-il encore le plus à lire? Les romans. Dans sa Ballade dont le refrain est :

Je me plais aux livres d'amour,

il n'oublie, parmi ces livres, ni le roman d'Héliodore, si goûté du jeune Racine, ni le Polexandre de Gomberville, ni la Cléopatre et le Cassandre de ce la Calprenède qui amusait aussi Mme de Sévigné, malgré son style « maudit en mille endroits, >> ni le Cyrus de Mlle de Scudéry; mais il a un souvenir tout particulier pour l'« œuvre exquise » de d'Urfé, qui a été un livre favori de sa jeunesse :

Étant petit garçon je lisois son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise.

« C'est d'où il tiroit, dit d'Olivet, ces images champêtres qui lui sont familières et qui font toujours un si bel effet dans la poésie 1. » D'Olivet aurait dû indiquer ces images empruntées à l'Astrée; nous ne savons s'il l'aurait pu facilement. Il faut peut-être se contenter de penser que dans ces imaginations ingénieuses, délicates et fleuries de d'Urfé, le penchant de la Fontaine vers les fictions, les douces rêveries, la

1. Histoire de l'Académie, p. 325.

galanterie fine, et son goût pour les riants paysages, ont trouvé leur compte, et qu'à cette source son talent a puisé, à défaut d'imitations directes, une nourriture appropriée.

Voilà, à peu près aussi complète qu'elle s'offre à nous, l'histoire de l'éducation du génie de notre poëte. Nous savons bien que, dans son épître A l'évêque de Soissons, il parle d'autres précepteurs encore qu'il aurait eus, et ce ne sont point les moins bons, les moins grands:

Térence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.

Je chéris l'Arioste, et j'estime le Tasse;
Plein de Machiavel', entêté de Boccace,
J'en parle si souvent qu'on en est étourdi.

Quand notre siècle auroit ses savants et ses sages,
En trouverai-je un seul approchant de Platon?

Mais l'étude des beaux modèles de l'antiquité, dont il parlait avec tant d'enthousiasme, en 1687, lorsqu'il prenait part aux querelles déchaînées par Charles Perrault dans l'Académie, à quel moment, dans quelles années avait-elle commencé pour lui? Si l'on en place ici le souvenir, que ce ne soit pas sans avertir que l'on croit devancer l'ordre des temps. Le biographe de Maucroix l'a très-bien fait remarquer: si celuici a encouragé son ami à prendre des leçons des anciens, ce ne peut être lorsque lui-même, presque aussi jeune, n'en avait pas encore le goût 2. A la vérité, ce n'est pas Maucroix que d'Olivet cite comme un initiateur de la Fontaine aux chefsd'œuvre de la Grèce et de Rome : « Un de ses parents, dit-il3, nommé Pintrel, homme de bon sens, et qui n'étoit pas ignorant, lui fit comprendre que, pour se former, il ne devoit pas se borner à nos poëtes françois; qu'il devoit lire, et lire sans cesse, Horace, Virgile, Térence. Il se rendit à ce sage conseil. >>

1. Le Machiavel surtout de la Mandragore, de la Clytie et de Belphégor, comme l'a bien dit Auger, OEuvres de la Fontaine (édition de 1814), tome I, p. vш.

2. Maucroix, OEuvres diverses, tome I, p. xxxvi. 3. Histoire de l'Académie, p. 323.

Il se peut que l'historien de l'Académie ait moins positivement connu que supposé ces exhortations, et qu'il ait tiré ses conjectures de ce seul fait que le traducteur des Épitres de Sénèque, publiées, après sa mort, par la Fontaine, était habile latiniste. Admettons cependant le bon avis donné par Pintrel. Il en faudrait connaître la date. Rien n'autorise à la faire remonter très-haut, beaucoup avant cette année 1654, où la Fontaine, âgé de trente-trois ans, fit imprimer sa comédie de l'Eunuque, imitée de Térence. Dans l'avertissement Au lecteur, qui précède cette comédie, notre poëte dit que ce qu'il avait témérairement commencé, quelques-uns de ses amis avaient voulu qu'il l'achevât. Peut-être avaient-ils fait plus, et l'avaientils engagé dans cette voie. Il n'est pas invraisemblable que ces amis aient été Maucroix et Pintrel. Mais, dans ce rôle d'introducteurs près de Térence et des autres anciens, nous ne voudrions pas les mettre en scène trop tôt. D'Olivet a parlé comme si la Fontaine, au temps des doctes conseils de son parent, en était encore à « se former. » Il semble bien qu'il se soit formé d'abord à une école différente de celle où la plupart des génies du dix-septième siècle ont reçu leurs premières leçons. Il a gardé plus qu'eux la marque de tout autres maîtres. Toutefois, si des modèles que ses illustres amis avaient suivis, il approcha plus tardivement, et (disons-le des modèles grecs) d'un peu moins près et avec une imparfaite connaissance de leur langue, il s'y attacha cependant avec la sympathie naturelle de son génie, et leur déroba bien des trésors pour composer son miel. « Il faisoit, dit d'Olivet2, ses délices de Platon et de Plutarque. J'ai tenu les exemplaires qu'il en avoit; ils

1. Louis Racine, dans ses Mémoires sur la vie de Jean Racine, dit que la Fontaine, qui « vouloit toujours parler de Platon, » en << avoit fait une étude particulière dans la traduction latine, » et que c'était aussi dans une version en cette langue que Racine lui faisait lire quelquefois des morceaux d'Homère. Voyez au tome I, p. 326, des OEuvres de J. Racine. Pour confirmer ce témoignage, il serait intéressant que d'Olivet, dans le passage que nous allons citer, nous eût dit si les notes de la Fontaine qu'il a vues se rapportaient au texte grec ou, ce qui est plus probable, à des traductions, soit françaises, soit latines.

2. Histoire de l'Académie, p. 325 et 326.

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