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Nous l'allons montrer tout à l'heure 2.

Un Agneau se désaltéroit

Dans le courant d'une onde pure.

Un Loup survient à jeun, qui cherchoit aventure, la faim en ces lieux attiroit.

Et que

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage:

Tu seras chàtié de ta témérité.

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Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas* désaltérant

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la pente des réflexions qu'il suggère, et de ne pas toujours s'arrêter à la lettre de ses moralités. Il y a telle fable et telle moralité qui, au premier coup d'œil, paraissent favorables aux mauvais et aux petits sentiments, et qui le sont, au contraire, aux bons et aux grands. Il faut, avec la Fontaine, savoir ce que parler veut dire. Prenons, par exemple, le Loup et l'Agneau :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure. »

(La Fontaine et les Fabulistes, x11° leçon, tome I, p. 417.)

Voyez à la suite la piquante analyse par laquelle M. Saint-Marc Girardin montre que la Fontaine est bien loin de nous peindre le Loup en beau, et qu'on n'est nullement tenté de conclure de la fable que le succès justifie tout. Nous nous contenterons de citer ici cette fin éloquente (p. 419): « Mangez l'Agneau, sire Loup, mais ne cherchez pas à lui prouver que vous avez raison. Soyez injuste et violent, mais ne soyez pas sophiste et hypocrite. N'abusez pas contre la justice des formes de la justice : c'est le pire outrage qu'on puisse faire à la conscience humaine. » Les deux vers de morale manquent dans le Manuscrit de Sainte-Geneviève.

2. Cette locution siguifiait soit, comme ici, « sur l'heure, à l'instant même » (voyez les Dictionnaires de Richelet et de Furetière); soit « dans un moment » (voyez le Dictionnaire de l'Académie de 1694). 3. Dans le Manuscrit de Sainte-Geneviève : « survint; et au vers 11: < point, au lieu de pas.

4. Vais, dans les deux Manuscrits de Conrart et de Sainte-Geneviève.

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'Elle';
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

-Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé".
- Comment l'aurois-je fait si je n'étois pas né?
Reprit l'Agneau; je tette encor ma mère 7.

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.

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-Je n'en ai point.-C'est donc quelqu'un des tiens;
Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

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5. Il y a ainsi Elle, avec cette respectueuse majuscule, dans les anciennes éditions (excepté 1678 A), bien que plus haut, au vers 12, elles écrivent elle, avec une minuscule.

6. Au lieu de ce vers et des sept qui suivent, on lit dans les Manuscrits de Conrart:

Ne me cherche point de raison;

Car tout à l'heure il faut que je me venge.

Là-dessus, etc.

C'était peut-être une première ébauche, reprise ensuite et développée par la Fontaine.

7. Il y a la même réponse dans Babrius (vers 9), mais avec une autre intention, plus conséquente peut-être : l'Agneau ne boit pas au ruisseau, il ne peut pas y boire, il tette encore:

Θηλὴ μεθύσκει μέχρι νῦν με μητρῴη.

« Jusqu'ici c'est la mamelle de ma mère qui m'enivre. »

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L'origine de cette fable est inconnue; c'est sans doute une de celles dont l'invention appartient à la Fontaine. La fable 8 du livre III de Phèdre, intitulée le Frère et la Sœur, à laquelle renvoie un commentateur, peut en avoir suggéré la première idée, mais ce ne serait que de fort loin. Robert (tome I, p. 63) cite les deux morceaux suivants, un peu moins éloignés, il est vrai, mais que la Fontaine sans doute n'a pas connus:

Robert Holkot, leçon cır sur le Livre de la Sagesse : Sicut narratur de quadam turpi et deformi Domicella: ista autem habuit tortam faciem et oblongam, et quotiens respexit speculum, doluit et offendebatur : deformitatem tamen suam semper imputabat speculo; unde plura specula fregit quam omnes mulieres de patria.

Baldi, Apologue 96: UN' HUOMO DISTORTO DI FACCIA. Un' huomo di volto storto specchiandosi, riprese lo specchio di falsità: il che facendo più volte con più specchi, sempre incolpò loro al fine abbattutosi in uno specchio storto, che gli drizzò la stortezza della faccia, tutto lieto disse: « Pur ne trovai uno al fine, che mi scoperse

vero. D

Nous avons vu dans le cabinet de M. Boutron-Charlard une copie de cette fable qui est signée DE LA FONTAINE (sic): voyez la Notice bibliographique. Cette copie n'offre aucune variante pour le texte; elle a seulement, à la seconde ligne du titre, de même que l'édition

1. Nous reproduisons cette ligne telle qu'elle se lit dans toutes les éditions que la Fontaine a données. Dans l'édition de 1729, il y a, en toutes lettres : POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD. Les initiales, ainsi que le dernier vers de la fable, désignaient assez clairement l'auteur des Maximes, François duc de la Rochefoucauld, né en 1613, et mort en 1680. La Fontaine lui a encore dédié la fable xv du livre X.

de 1729, les mots entiers au lieu des initiales (voyez la note i de la fable).

Un homme qui s'aimoit sans avoir de rivaux'
Passoit dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusoit toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans une erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux

Présentoit partout à ses yeux

Les conseillers muets dont se servent nos dames':
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galands,

Miroirs aux ceintures des femmes *.

Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,

2.

Se trouve en ces lieux écartés :

Nullum ultra verbum aut operam insumebat inanem,
Quin sine rivali teque et tua solus amares.

ΤΟ

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(HORACE, Art poétique, vers 443 et 444.) 3. Cette périphrase a bien, ce semble, un air de famille avec celles dont Molière s'est moqué dans ses Précieuses; mais une petite pointe d'ironie vient peut-être à propos avant l'énumération qui suit, - Dans le Grand dictionnaire des Pretieuses ou la Clef de la langue des ruelles (par Somaize), publié en 1660, sans nom d'auteur, les circonlocutions et les figures qui désignent le miroir sont le conseiller des graces, le peintre de la dernière fidélité, le singe de la nature, le caméléon. (Édition Livet, 1856, tome I, p. LI.)

D

4. C'était la mode dès 1635. Dans la Place royale de Corneille, représentée cette année, Alidor présente à Angélique « un miroir qu'elle porte à sa ceinture » (acte II, scène 11, après le vers 377).

5. On connaît l'histoire de Narcisse, condamné à devenir amoureux de sa propre image pour avoir méprisé l'amour de la nymphe Écho, et qui finit par se noyer dans la source où il se contemplait. Voyez les Métamorphoses d'Ovide, livre III, vers 339-510.

6. Dans l'édition de 1729: « Il va se confiner. »

Il s'y voit, il se fache ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;
Mais quoi? le canal est si beau

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir.

Je parle à tous; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.

Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le livre des Maximes".

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7. Le livre de la Rochefoucauld avait eu en France deux éditions successives, en 1665 et en 1666, quand la Fontaine publia cette fable, La première édition fut réimprimée jusqu'à trois fois l'année même où elle parut. Les Maximes circulèrent d'ailleurs longtemps parmi les amis de la Rochefoucauld, avant d'être données au public. Voyez ce que dit la Rochefoucauld, dans sa préface de 1665, d'une copie qui avait passé en Hollande; ce qu'il ne dit pas, c'est qu'elle y avait été imprimée en 1664; M. Gilbert l'ignorait quand il a rédigé sa note sur ce passage de cette préface (tome 1, p. 26); on a depuis découvert cette édition. « Ce n'est point là une fable, quoi qu'en dise la Fontaine. C'est un compliment en vers adressé à M. le duc de la Rochefoucauld sur son livre des Maximes. Un homme qui s'enfuit dans le désert pour éviter des miroirs, c'est là une idée assez bizarre, et une invention assez médiocre de la Fontaine. » (CHAMFORT.) — « C'est moins une fable, dit Walckenaer, qu'un éloge ingénieux du célèbre livre des Maximes. » (Histoire de la Fontaine, livre II, édition de 1858, tome I, p. 209.)

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