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Notre espèce excella; car tout ce que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous",

Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes : On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain". 30 Le fabricateur souverain

Nous créa besaciers tous de même manière",

Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui : Il fit pour nos défauts la poche de derrière,

perfections à Jupiter, a fourni à Lessing une de ses plus belles fables, la ve du livre I: Jupiter et le Cheval.

6. Ce vers est cité dans les Mélanges de Voltaire (tome XXXIX des OEuvres, p. 218) parmi les « maximes d'un sens profond qu'on trouve en foule » dans notre auteur. Robert (tome I, p. 39) cite une phrase latine qu'on croirait traduite par la Fontaine ; elle est tirée d'un apologue de Gratianus a Sancto Elia, intitulé Conspicilla, <les Lunettes » : Docere voluit (philosophus) homines, in observandis actibus proximi, oculos habere lyncæos, esse aquilas et argos; ad suas vero actiones esse talpas. - Rabelais a dit aussi : « Il ne sçait le premier traict de philosophie, qui est: Congnoy-toy. Et se glorifiant veoir ung festu en l'œil d'aultruy, ne veoit une grosse souche laquelle luy poche les deux yeulx.... C'est une aultre lamie, laquelle en maisons estranges, en publicq, entre le commun peuple, voyant plus penetramment que ung Lynce, en sa maison propre estoit plus aneugle que une Taulpe: chez soy rien ne voyoit. » (Livre III, chapitre xxv, tome I, p. 448.)

7. Plutarque, dans le traité de la Curiosité (chapitre 1), cite ces deux vers:

Τί τἀλλότριον....

Κακὸν ὀξυδορκεῖς, τὸ δ' ἴδιον παραβλέπεις;

« Pourquoi ta vue est-elle perçante pour voir le mal d'autrui, et passe-t-elle à côté du tien? »

8. Besacier, porteur de besace. Ce mot paraît être de l'invention de la Fontaine. Au moins n'est-il pas dans les lexiques du dixseptième siècle. L'Académie, qui ne lui a donné place dans son Dictionnaire qu'en 1762, fait remarquer qu'il ne s'emploie guère que par dénigrement, par exemple en parlant des moines mendiants. 9. Peras imposuit Jupiter nobis duas :

Propriis repletam vitiis post tergum dedit,

Alienis ante pectus suspendit gravem. (PHÈDRE, vers 1-3.)

Et celle de devant pour les défauts d'autrui 10,

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10. Les allusions à ce proverbe allégorique abondent chez les an. ciens et chez les modernes. Catulle (xxII, vers 20 et 21):

....

Suus quoique attributus est error,

Sed non videmus manticæ quod in tergo est.

Horace (livre II, satire III, vers 298 et 299):

Dixerit insanum qui me, totidem audiet, atque
Respicere ignoto discet pendentia tergo.
Perse (satire Iv, vers 23 et 24):

Ut nemo in sese tentat descendere, nemo;
Sed præcedenti spectatur mantica tergo!

- Sénèque (de la Colère, livre II, chapitre xxvIII): Aliena vitia in oculis habemus, a tergo nostra sunt. · Plutarque, dans la Vie de Crassus (chapitre xxxII), dit de Suréna, qui décriait les mœurs des Romains devant le sénat de Séleucie, qu'il portait attachée par devant la poche où étaient les excès de ceux-ci (τὴν πήραν ἐξηρτημένον πρόσωθεν), et par derrière (õîɩσ0ɛv) celle où étaient ceux des Parthes. Dans Stobée, au commencement du titre xxIII, est citée la fable d'Ésope avec plusieurs fragments grecs de pensée analogue. - Voyez ci-après, à l'Appendice du présent volume, la très-fine et très-juste application que M. Saint-Marc Girardin, dans une autre de ses leçons, la rv, fait à la fable, en général, de la morale des deux poches. A la suite, nous donnons, d'après lui et d'après Robert, une mise en action, naïve et frappante, extraite des Vies des Pères du désert d'Arnauld d'Andilly; puis le passage de Pantagruel où Rabelais applique l'allégorie de la besace à la fois aux fautes et aux malheurs. ‹ La moralité s'élève, nous dit encore, dans la xe leçon déjà citée, M. Saint-Marc Girardin (tome I, p. 415), et aboutit à l'Évangile. » Elle exprime en effet la même pensée que le mot si connu de la poutre et du fétu, reproduit ci-dessus (note 6) dans la citation de Rabelais voyez saint Matthieu, chapitre vii, versets 3-5, et saint Luc, chapitre VI, versets 41 et 42.

FABLE VIII.

L'HIRONDELLE ET LES PETITS OISEAUX.

Aves et Hirundo.

Ésope, fab. 185, Χελιδὼν καὶ Ὄρνιθες; fab. 33o et 331, Γλαὺξ κα Opvea (Coray, p. 186, p. 217 et 218). — Appendix fabularum æsopiarum, fab. 12, Aves et Hirundo. Romulus, livre I, fab. 19, Marie de France, fab. 18, de l' Arondelle et des Oiseax. Haudent, 1re partie, fab. 127, de l'Heronde et des aultres Oiseaulz. Corrozet, fab. 16, de l'Arondelle et autres Oiseaux. Noble, fab. 59, du Lin, des Oiseaux, et de la Pie. La prévoyance. Mythologia sopica Neveleti, p. 315, p. 500.

Le

Une note inédite, de la main de Walckenaer, parle d'un manuscrit autographe de cette fable. Voyez ci-après, la note 6.

M. Benfey (tome II, p. 139 et 140) traduit une fable indienne où se trouve le même conseil donné aux oiseaux d'arracher « l'herbe aux filets. » Il n'ose décider (tome I, p. 248 et 249) quelle est, de la fable indienne et de la fable ésopique, la plus ancienne.

Une Hirondelle en ses voyages

Avoit beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.

Celle-ci prévoyoit jusqu'aux moindres orages1,
Et devant qu'ils fussent éclos,

Les annonçoit aux matelots.

Il arriva qu'au temps que la chanvre se sème 3,

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1. Voyez les Géorgiques de Virgile, livre I, vers 373-377, et l'Histoire naturelle de Pline, livre XVIII, chapitre LXXXVII.

2. Ce mot ne s'emploie plus qu'au masculin, genre que lui donnent déjà, au dix-septième siècle, Nicot, Richelet, Furetière, l'Académie. Il a, si nous en croyons M. Lorin (Vocabulaire pour les OEuvres de la Fontaine, p. 42), conservé le genre féminin «< dans quelques provinces, notamment dans les villages du Soissonnais et aux environs de Château-Thierry, patrie de la Fontaine. »>

3. Le chanvre se sème habituellement dès que les froids ne sont J. DE LA FONTAINE, I 6*

Elle vit un manant en couvrir maints sillons.

« Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux Oisillons:

Je vous plains; car pour moi, dans ce péril extrême, 10 Je saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin3. Voyez-vous cette main qui par les airs chemine?

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Un jour viendra, qui n'est pas loin,

Que ce qu'elle répand sera votre ruine.
De là naîtront engins à vous envelopper,
Et lacets pour vous attraper,

Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison

Votre mort ou votre prison :

Gare la cage ou le chaudron!

C'est pourquoi, leur dit l'Hirondelle,
Mangez ce grain; et croyez-moi.

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plus à craindre. En France, au nord et à l'est, on attend jusqu'à la dernière quinzaine de mai; dans les contrées plus froides, jusqu'en juin. Voyez le Dictionnaire de l'Agriculture de MM. Joigneaux et Moreau, tome I, p. 294.

4. Un paysan, un rustre. C'est ainsi que l'Académie (1694) définit le mot. Son sens propre, et « en ce sens, dit-elle, on ne le met guère qu'au pluriel, » est « habitant qui demeure et est habitué en un bourg ou village. »

5. Ce n'est pas chose inouïe, à ce qu'il paraît, que des hirondelles, au lieu d'émigrer, vivent engourdies en quelque coin durant l'hiver, comme le disait déjà Aristote (Histoire des animaux, livre VIII, chapitre xvm). Voyez, dans le Dictionnaire universel d'histoire naturelle de d'Orbigny (Paris, 1845, tome VI, p. 645 et suivantes), l'intéressant article de M. Z. Gerbe.

6. « Le manuscrit autographe portait dans; la Fontaine l'a effacé pour y substituer par, qui est écrit au-dessus. » (Note manuscrite de Walckenaer.)

7. Machines, instruments de toutes sortes; du latin ingenium. « Ce mot d'engin, d'après Furetière (1690), s'est dit particulièrement des filets à prendre du poisson. Marie de France s'est servie du même mot:

Cil (le vilain) fist dou lin engins plusurs,
Dont prist oissiax grans et menurs.

Les Oiseaux se moquèrent d'elle :

Ils trouvoient aux champs trop de quoi.
Quand la chènevière fut verte,
L'Hirondelle leur dit : « Arrachez brin à brin
Ce qu'a produit ce maudit grain,
Ou soyez sûrs de votre perte.
Prophète de malheur, babillarde, dit-on,
Le bel emploi que tu nous donnes!
Il nous faudroit mille personnes
Pour éplucher tout ce canton3. »
La chanvre étant tout à fait crue,
L'Hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tót venue.

Mais puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu'à leurs blés
Les gens n'étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes 10 et réseaux

8.

Les autres oiseaux s'en

mocquerent,

Sotte prophete l'appellerent.
Quand l'Arondelle veid croissan
Ce lin fleury et verdissant,

A ces oiseaux dit derechef:
« Il vous viendra quelque meschef,
Prins serez, et souffrirez pis,

Si vous n'arrachez ses espics.

>>

Les autres se mocquerent d'elle. (CORROZET.)

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9. «C'est-à-dire ensemencée. Le mot couvert, pris dans ce sens-là, est un terme d'agriculture assez usité à la campagne, mais qui n'est pas fort connu dans les grandes villes. » (COSTE.) — La Fontaine a employé le verbe couvrir dans le même sens au vers 61 du Diable de Papefiguière (conte v de la 4o partie). - Dans quelques contrées, et notamment en Touraine, on se sert encore du mot couvraille pour dire les semailles. M. le comte Jaubert, dans son Glossaire du centre de la France,le définit «époque et opération de l'ensemencement des terres». 10. « Ce piége, nommé aussi ginglette,... est encore en usage dans

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