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Une Grenouille approche, et lui dit en sa langue :

«

Venez me voir chez moi; je vous ferai festin. »

Messire Rat promit soudain :

Il n'étoit pas besoin de plus longue harangue.
Elle allégua pourtant les délices du bain,
La curiosité, le plaisir du voyage,

Cent raretés à voir le long du marécage :

Un jour il conteroit à ses petits-enfants

Les beautés de ces lieux, les mœurs des habitants,
Et le gouvernement de la chose publique

Aquatique.

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Un point, sans plus 1o, tenoit le galand empêché :
Il nageoit quelque peu, mais il falloit de l'aide.

La Grenouille à cela trouve un très-bon remède :
Le Rat fut à son pied par la patte attaché;

Un brin de jonc en fit l'affaire 11.

Dans le marais entrés, notre bonne commère
S'efforce de tirer son hôte au fond de l'eau,
Contre le droit des gens, contre la foi jurée;
Prétend qu'elle en fera gorge-chaude et curée 12;

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bord) son délicat petit menton, se régalant de l'eau, douce pour lui comme du miel. »

8. Voyez ce que M. Taine (p. 140) dit de l'invitation de la Grenouille et de la manière dont le Rat l'accepte.

9. « La Fontaine n'évite rien autant que d'être sec. Voilà pourquoi il ajoute ces six vers, qui sont charmants, quoiqu'il pût s'en dispenser après avoir dit :

Il n'étoit pas besoin de plus longue harangue. »

(CHAMFORT.)

10. Voyez la même locution ci-dessus, livre III, fable XVIII, vers 42.

11. La Fontaine montre d'où vient le lien, dit M. Taine (p. 243), et cette petite circonstance ramène notre pensée au bord du marécage. >

12. Gorge-chaude est un terme de fauconnerie (voyez Rabelais,

C'étoit, à son avis, un excellent morceau.
Déjà dans son esprit la galande13 le croque.
Il atteste les Dieux; la perfide s'en moque :
Il résiste; elle tire". En ce combat nouveau,
Un Milan, qui dans l'air planoit, faisoit la ronde,
Voit d'en haut le pauvret se débattant sur l'onde.
Il fond dessus, l'enlève, et par même moyen

La Grenouille et le lien.

Tout en fut tant et si bien,

Que de cette double proie

L'oiseau se donne au cœur joie 15,

Ayant de cette façon

A souper chair et poisson 16.

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livre II, chapitre Iv, tome I, p. 211; et livre IV, chapitre Xivi, tome II, p. 116); curée, un terme de vénerie. Le premier désigne la part qu'on donne aux oiseaux de proie, le second celle qu'on donne aux chiens, sur le gibier qu'ils ont attrapé.

13. La galante, dans l'édition de 1729.

14. Il y a le même combat dans une des vieilles fables citées par Robert (Ysopet 1, fos 4 et 5). Nous donnons le passage d'après une variante que Robert à mise en note:

Mais souuent se plunge la Raine,
Pour celle noier qu'elle maine.
Celle qui de noier se craint
Au miex que puet se contretient.
Quant l'une sache *, l'aultre tire.

15. Chez Marie de France le trompeur est la seule victime; l'Eschofles ou Milan mange la Grenouille, et la Souris échappe.

16. Les mots chair et poisson » sont employés de même dans la fable du Renart et du Loup (Ysopet I, fos 54 et 55), donnée par Robert, au tome I, p. 267-270:

Sire Ysangrin le connestable
Iadis estoit, ce dict la fable,
A grant repos en sa maison,
Asses auoit char et poisson
Et pain et vin et aultre viande.

* Sucher, dans le vieux langage, est synonyme de tirer; c'est comme s'il y

avait : « quand l'une tire, l'autre tire aussi, »

La ruse la mieux ourdie

Peut nuire à son inventeur;

Et souvent la perfidie

Retourne sur son auteur 17.

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17. C'est la même morale que dans l'ancienne fable du Renart et de la Segogne (Ysopet I, fos 37 et 38), citée par Robert, tome I, p. 76-78:

-

Mais au tricheur qui sa foy ment
Faire doit on semblablement;
Sus celi qui fait tricherie,

Reuiengne barat et bordie (fraude et tromperie).

· Lucrèce a dit aussi (livre V, vers 1151 et 1152):

Circumretit enim vis atque injuria quemque,

Atque, unde exorta est, ad eum plerumque revortit.

La fable grecque se termine par une énergique, mais toute différente, moralité : « Lors même qu'on est mort, on est puissant encore pour la vengeance; » Κἂν νεκρὸς ἢ τις, ἰσχύει πρὸς ἄμυναν.

FABLE XII.

TRIBUT ENVOYÉ PAR LES ANIMAUX A ALEXANDRE.

Gilberti Cognati Narrationum sylva, p. 98, de Jovis Ammonis oraculo. Nous donnons à l'Appendice le conte de Cousin (c'est le nom traduit en latin par le mot Cognatus). Ce conte est probablement la source où notre poëte a pris cette fable. Nous avons d'autres preuves qu'il a connu ce compilateur du seizième siècle. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique (tome XXIX des OEuvres, p. 301), juge sévèrement le sujet de cet apologue : « Le tribut des animaux envoyé au roi Alexandre est, dit-il, une fable qui, pour être ancienne, n'en est pas meilleure. Les animaux n'envoient point d'argent à un roi, et un lion ne s'avise pas de voler de l'argent. » Voyez ci-après, note 2, une autre critique de Chamfort.

Dans l'Alexandreis, poëme latin de la fin du douzième siècle, de Philippe Gautier de Châtillon, tous les peuples de l'cccident, l'Espagne, la Gaule, les Teutons, etc., envoient des ambassadeurs à Babylone, pour rendre hommage à Alexandre avant sa mort :

Ut tamen ante diem extremum quem fata parabant
Omnia rex regum sibi subdita regna videret,
Fecit eum fama sonus et fortuna monarcham....
Oblatis igitur cursum flexura tyranni

Muneribus, toto peregrina cucurrit ab orbe
Ad mare descendens plenis legatio velis, etc.

(Livre X, vers 216 et suivants.)

Dans i Romans d'Alixandre par Lambert li tors et Alexandre de Bernay, publié par M. Michelant (Stuttgart, 1846), et qui est aussi soit du douzième siècle, soit peut-être plutôt du treizième, les animaux partagent la terreur que l'invincible conquérant inspira aux humains. Ainsi nous voyons, dès sa naissance (p. 2, vers 1):

Et les bestes tranler (trembler) et les homes fremir;

et un peu plus loin (p. 3, vers 4), il est dit encore que les bestes fremirent. - Un fait assez curieux qui établit une certaine connexion entre les anciens recueils d'apologues et l'histoire fabuleuse

d'Alexandre, c'est qu'Esopus est un des noms donnés à l'auteur de cette histoire, mise plus ordinairement sous celui de Callisthène. Ainsi, dans le manuscrit trouvé par Angelo Mai dans la bibliothèque Ambrosienne, le texte de Julius Valerius est intitulé: Res gestæ Alexandri Macedonis translatæ ex Esopo græco. En outre, le roman d'Alexandre se trouve joint, dans plusieurs manuscrits, aux fables d'Ésope. Voyez à ce sujet Berger de Xivrey, dans les Notices et extraits des manuscrits, p. 188 et suivantes. Une invention presque aussi étrange que celle du tribut des animaux, c'est l'ambassade que, dans une de ces narrations de fantaisie mentionnées par Berger de Xivrey (ibidem, p. 180), Alexandre reçoit des chevaliers de Rhodes, « qui luy apporterent les clefs et tributz de leurs prouinces, et receut d'eux les foys et homages, et furent bons amys. »

-

Une fable avoit cours parmi l'antiquité',
Et la raison ne m'en est pas connue.

Que le lecteur en tire une moralité;
Voici la fable toute nue :

La Renommée ayant dit en cent lieux Qu'un fils de Jupiter, un certain Alexandre, Ne voulant rien laisser de libre sous les cieux, Commandoit que, sans plus attendre,

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1. On ne trouve, que je sache, aucune trace de cette fable dans l'antiquité, et c'est à tort que M. Soullié nous dit (p. 87) qu'elle est dans Quinte-Curce. Cela ressemble bien plutôt à un conte du moyen âge. Au reste, comme le compilateur Cousin (voyez la notice) n'invente guère, et que généralement ses sujets sont d'emprunt, la Fontaine a bien pu croire que cet apologue, comme tant d'autres qu'il trouvait dans le même recueil, était imité de quelque auteur ancien. Ce qui est encore plus probable, c'est que par ces premiers mots il aura voulu simplement donner un air d'autorité à son récit.

2. « Ni à moi non plus, dit Chamfort, attendu que cette fable n'est pas bonne. Alexandre qui demande un tribut aux quadrupèdes, aux vermisseaux, ce lion porteur de cet argent, et qui veut le garder pour lui: tout cela pèche contre la sorte de vraisemblance qui convient à l'apologue. Au reste, la moralité de cette mauvaise fable, si on peut l'appeler ainsi, retombe dans celle du Loup et de l'Agneau.

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