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Quelque petits que fussent ces objets, ils étaient dignes de mon attention, puisqu'ils avaient mérité celle de la nature. Je n'eusse pu leur refuser une place dans son histoire générale, lorsqu'elle leur en avait donné une dans l'univers. À plus forte raison, si j'eusse écrit l'histoire de mon fraisier, il eût fallu en tenir compte. Les plantes sont les habitations des insectes, et l'on ne fait point l'histoire d'une ville sans parler de ses habitants. D'ailleurs, mon fraisier n'était point dans son lieu naturel, en pleine campagne, sur la lisière d'un bois ou sur le bord d'un ruisseau, où il eût été fréquenté par bien d'autres espèces d'animaux. Il était dans un pot de terre15 au milieu des fumées de Paris. Je ne l'observais qu'à des moments perdus 16. Je ne connaissais point les insectes qui le visitaient dans le cours de la journée, encore moins ceux qui n'y venaient que la nuit, attirés par de simples émanations, ou peut-être par des lumières phosphoriques qui nous échappent. J'ignorais quels étaient ceux qui le fréquentaient pendant les autres saisons de l'année, et le reste de ses relations avec les reptiles, les amphibies, les poissons, les oiseaux, les quadrupèdes, et les hommes surtout, qui comptent pour rien tout ce qui n'est pas à leur usage.

Mais il ne suffisait pas de l'observer, pour ainsi dire, du haut de ma grandeur; car, dans ce cas, ma science" n'eût pas égalé celle d'une des mouches qui l'habitaient. Il n'y en avait pas une seule qui, le considérant avec ses petits yeux sphériques, n'y dût distinguer une infinité d'objets que je ne pouvais apercevoir qu'au microscope, avec des recherches infinies. Leurs yeux mêmes sont très-supérieurs à cet instrument, qui ne nous montre que les objets qui sont à son foyer 1s, c'est-à-dire à quelques lignes de distance; tandis qu'ils aperçoivent, par un mécanisme qui nous échappe, ceux qui sont auprès d'eux et au loin. Ce sont à la fois des microscopes et des télescopes. De plus, par leur disposition circulaire autour de la tête, ils voient en même temps toute la voûte du ciel, dont ceux d'un astronome n'embrassent tout au plus que la moitié. Ainsi mes mouches devaient voir d'un coup d'œil, dans mon

fraisier, une distribution et un ensemble de parties que je ne pouvais observer au microscope que séparées les unes des autres, et successivement..

En examinant les feuilles de ce végétal au moyen d'une lentille 20 de verre qui grossissait médiocrement", je les ai trouvées divisées par compartiments hérissés de poils, séparés par des canaux, et parsemés de glandesa. Ces compartiments m'ont paru semblables à de grands tapis de verdure, leurs poils à des végétaux d'un ordre particulier, parmi lesquels il y en avait de droits, d'inclinés, de fourchus, de creusés en tuyaux, de l'extrémité desquels sortaient des gouttes de liqueur; et leurs canaux, ainsi que leurs glandes, me paraissaient remplis d'un fluide brillant. Sur d'autres espèces de plantes, ces poils et ces canaux se présentent avec des formes, des couleurs et des fluides différents. Il y a même des glandes qui ressemblent à des bassins ronds, carrés ou rayonnants. Or, la nature n'a rien fait en vain: quand elle dispose un lieu propre à être habité, elle y met des animaux; elle n'est pas bornée par la petitesse de l'espace. Elle en a mis avec des nageoires dans de simples gouttes d'eau, et en si grand nombre que le physicien Leuwenhoek y en a compté des milliers. On peut donc croire, par analogie, qu'il y a des animaux qui paissent sur les feuilles des plantes, comme les bestiaux dans nos prairies; qui se couchent à l'ombre de leurs poils imperceptibles, et qui boivent dans leurs glandes, façonnées en soleils, des liqueurs d'or et d'argent. Chaque partie des fleurs doit leur offrir des spectacles dont nous n'avons point d'idée. Les anthèrese jaunes des fleurs, suspendues sur des filets blancs, leur présentent de doubles solives d'or en équilibre sur des colonnes plus belles que l'ivoire; les corolles26d, des voûtes de rubis et de topaze, d'une

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a Glonde, du latin glandula, partie spongieuse du corps, destinée à filtrer les humeurs. En botanique, on appelle glandes de petits mamelons qui se trouvent sur diverses parties des plantes.

с

Leuwenhoek, physicien hollandais (1710).

Anthère, du grec ȧvenpòs (antheros), fleuri. On appelle anthère le sommet des étamines d'une fleur.

₫ Corolle, du grec kopívŋ (koróné), couronne. La corolle est la partie

grandeur incommensurable; les nectaires, des fleuves de sucre; les autres parties de la floraison, des coupes, des urnes, des pavillons, des dômes, que l'architecture et l'orfévrerie des hommes n'ont pas encore imités.

Je

Je ne dis point ceci par conjecture; car un jour, ayant examiné au microscope des fleurs de thym, j'y distinguai, avec la plus grande surprise, de superbes amphores29 à long col, d'une matière semblable à l'améthyste, du goulot desquelles semblaient sortir des lingots d'or fondu. n'ai jamais observé la simple corolle de la plus petite fleur, que je ne l'aie vue composée d'une manière admirable, demi-transparente, parsemée de brillants, et teinte des plus vives couleurs. Les êtres qui vivent sous leurs riches reflets doivent avoir d'autres idées que nous de la lumière et des autres phénomènes de la nature. Une goutte de rosée, qui filtre dans les tuyaux capillaires et diaphanes d'une plante, leur présente des milliers de jets d'eau; fixée en boule à l'extrémité d'un de ses poils, un océan sans rivage; évaporée dans l'air, une mer aérienne.. Ils doivent donc voir les fluides monter au lieu de descendre; se mettre en rond au lieu de se mettre de niveau 30, et s'élever en l'air au lieu de tomber. Leur ignorance doit être aussi merveilleuse que leur science. Comme ils ne connaissent à fond que l'harmonie des plus petits objets, celle des grands doit leur échapper. Ils ignorent, sans doute, qu'il y a des hommes, et parmi les hommes, des savants qui connaissent tout, qui expliquent tout; qui, passagers comme eux, s'élancent dans un infini en grand, où ils ne peuvent atteindre; tandis qu'eux, à la faveur de leur petitesse, en connaissent un autre dans les dernières divisions de la matière et du temps. Parmi ces êtres éphémères, se doivent voir des jeunesses d'un matin et des décrépitudes d'un jour. S'ils ont des histoires, ils ont des mois, des années, des siècles, des époques, proportionnés à la durée d'une

la plus apparente des fleurs, c'est l'enveloppe immédiate des étamines et du pistil.

⚫ Nectaire, réservoir faisant partie de la corolle, organe qui distille une humeur visqueuse dont les abeilles font leur miel.

fleur. Ils ont une autre chronologie que la nôtre, comme ils ont une autre hydraulique et une autre optique. Ainsi, à mesure que l'homme s'approche des éléments de la nature, les principes de sa science s'évanouissent.

Bernardin de SAINT-PIERRE. Études de la nature. (Voyez la page 51.)

MERVEILLES DE LA NATURE, MÊME DANS LES PLUS

PETITS OBJETS.

PRENEZ une loupe', et voyez la nature redoubler, pour ainsi dire, de soins à mesure que ses ouvrages diminuent de volume. Voyez l'or, la pourpre, l'azur, la nacre et tous les émaux dont elle embellit quelquefois la cuirasse du plus vil insecte. Voyez le réseau chatoyant dont elle tapisse3 l'aile du ciron1. Voyez cette multitude d'yeux, ce diadème clairvoyant dont elle s'est plu à ceindre la tête de la mouche. Il semble à qui contemple la création sous tous ses rapports, que la délicatesse essaie partout de l'emporter sur la magnificence. L'œil de la baleine ou de l'éléphant présente à l'examen des détails que leur petitesse dérobe à l'œil de l'observateur; et ces détails ne sont pas, à beaucoup près, les derniers où le travail s'arrête; et ces mêmes parties, et celles dont elles se composent, se retrouvent dans la rétineoa, dans la cornée du moucheron, que dis-je? de l'animalcule dont, avant les inventions de l'optique, on n'avait pas soupçonné l'existence !

À mesure que le microscope s'est perfectionné, on a vu la vie poindre de toutes parts. Les moindres atomes sont devenus des mondes habités, et les moindres gouttes de liqueur, des mers poissonneuses, et tous ces êtres imprévus ont des organes dont les moindres pièces sont à leurs masses totales dans les mêmes proportions que chez les animaux gigantesques: car enfin ils ont leurs besoins, leurs intérêts, leur instinct, leurs mœurs, leurs amours,

Rétine, sorte de lacis, formé dans le fond de l'œil par les filets du nerf optique, et sur lequel se peignent les objets.

b La cornée est la tunique externe et la plus épaisse de l'œil.

leurs guerres; ils s'agitent, ils se nourrissent, ils se conservent, ils se reproduisent. C'est un monde aussi réel que le nôtre, aussi ancien que le nôtre; un monde qui a peut-être au-dessous de lui d'autres mondes qui lui sont ce qu'il est pour nousa.

Oserez-vous croire, après cela, que la nature néglige quelque chose? Non, elle est la même en tout; et un tourbillon d'atomes confusément agités au gré du moindre souffle, n'est pas plus indifférent pour la puissance qui les régit, que tout un tourbillon solaire; un grain de poussière est pesé aussi rigoureusement dans le devis de la création, que l'astre qui roule dans les cieux; il presse, il cède, il résiste, il influe sur tout ce qui l'entoure; il exerce, en raison de sa masse, tous les attributs qui appartiennent à la masse totale de la matière; la nature ne l'abandonnera pas plus au hasard que le globe de Jupiter ou de Saturne. En effet, supposez-le ce grain, de plus ou de moins dans la somme totale des choses, tout s'en ressent, tout est changé, et l'univers cesse d'être ce qu'il est. BOUFFLERS.

BOUFFLERS (le marquis de),

De l'Académie française, né en 1737, mort en 1815.

LES DÉSERTS DE L'ARABIE PÉTRÉE.

QU'ON se figure un pays sans verdure et sans eau, soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l'œif s'étend, et le regard se perd, sans pouvoir s'arrêter sur aucun objet vivant une terre morte, et pour ainsi dire écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou ren versés; un désert entièrement découvert où le voyageur n'a jamais respiré sous l'ombrage, où rien ne l'accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante: solitude at mille fois plus affreuse que celle des forêts car les arbres ■ Voyez ci-après, l'extrait de Pascal, L'homme entre l'abîme de l'infiniment grand et l'abîme de l'infiniment petit.

b Pétrée, du grec πéтрa (pétra), pierre.

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