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Il en fait lui-même le principal ornement; il en est la production la plus noble; en se multipliant, il en multiplie le germe le plus précieux: elle-même aussi semble se multiplier avec lui; il met au jour par son art tout ce qu'elle recélait dans son sein. Que de trésors ignorés! que de richesses nouvelles! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnés, multipliés à l'infini; les espèces utiles d'animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées : l'or, et le fer plus nécessaire que l'or, tirés des entrailles de la terre; les torrents contenus, les fleuves dirigés, resserrés ; la mer soumise, reconnue", traversée, d'un hémisphère à l'autre; la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que féconde; dans les vallées, de riantes prairies; dans les plaines, de riches pâturages ou des moissons encore plus riches; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d'arbres utiles et de jeunes forêts; les déserts, devenus des cités, habités par un peuple immense, qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu'aux extrémités; des routes ouvertes et fréquentées, des communications établies partout, comme autant de témoins de la force et de l'union de la société: mille autres monuments de puissance et de gloire démontrent assez que l'homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il en partage l'empire avec la nature.

Nature dégénérée.

Cependant il ne règne que par droit de conquête; il jouit plutôt qu'il ne possède; il ne conserve que par des soins toujours renouvelés. S'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature : elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu, par sa faute, ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux. Ces temps où l'homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels

tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation. L'homme, qui ne peut que par le nombre, qui n'est fort que par sa réunion, qui n'est heureux que par la paix, a la fureur de s'armer pour son malheur, et de combattre pour sa ruine: excité par l'insatiable avidité, aveuglé par l'ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentiments d'humanité, tourne toutes ses forces contre lui-même, cherche à s'entredétruire, se détruit en effet, et, après des jours de sang et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s'est dissipée, il voit d'un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis, les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruiné, et sa puissance réelle anéantiea.

BUFFON. Histoire naturelle.

BUFFON (George-Louis LECLERC, comte de),

Membre de l'Académie française, né en 1707, et mort en 1788. Il fut un des écrivains qui ajoutèrent à la gloire de la France après le beau siècle de Louis XIV. Son Histoire naturelle est un monument de style, d'éloquence et de génie.

Buffon sera toujours considéré comme l'un des plus brillants écrivains du dix-huitième siècle; aucun naturaliste ne l'a surpassé ni même égalé pour la magnificence, la grandeur des tableaux. Interprète sublime de la nature, il a mérité qu'on ait écrit, de son vivant, sur le piédestal de sa statue:

Majestati naturæ par ingenium,

Génie égal à la majesté de la nature.

LE SPECTACLE D'UNE BELLE NUIT DANS LES DÉSERTS DU NOUVEAU-MONDE.

UN soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude,

Après avoir lu ou récité cette brillante description, on fera bien d'y ajouter la suite, une Invocation à la paix. Ce sublime morceau se trouve à la page 214.

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le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du NouveauMonde.

Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres; à l'horizon opposé, une brise embaumée qu'elle amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder, comme sa fraîche haleine, dans les forêts. La reine des nuits monta peu à peu dans le ciel: tantôt elle suivait paisiblement sa course azurée, tantôt elle reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes1 de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticitéa.

La scène, sur la terre, n'était pas moins ravissante; le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait toute brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une vaste prairie, de l'autre côté de cette rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons. Des bouleaux3 agités par les brises, et dispersés çà et là dans la savane, formaient des îles d'ombres flottantes, sur une mer immobile de lumière! Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée.

Le grammairien Boniface remarque que l'emploi de leur est ici plus expressif et plus poétique que celui de en.

En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes; mais, dans ces pays déserts, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à errer aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre des cataractes, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

CHÂTEAUBRIAND.

CHATEAUBRIAND (François-Auguste, vicomte de),

Né en 1769, et mort en 1848. Principaux ouvrages: Essai historique sur les révolutions anciennes et modernes; Génie du christianisme; Itinéraire de Paris à Jérusalem; Les Martyrs ; Atala ; Réné; Essai sur la littérature anglaise; Traduction du Paradis perdu de Milton, etc.

LES NUAGES.

LORSQUE j'étais en pleine mer, et que je n'avais d'autre spectacle que le ciel et l'eau, je m'amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l'azur des cieux, . C'était surtout vers la fin du

• Quelle magnifique poésie dans ce tableau! Quelle image enchanteresse dans ce style! Le lecteur se sent transporté, lui aussi, sur cette terre vierge du Nouveau-Monde. Il jouit avec ravissement de cette nuit si pure, si calme, si pleine de douces lumières et de suaves harmonies.

Le style de Châteaubriand reproduit avec une merveilleuse fidélité les impressions du sublime spectacle qu'il dépeint; il est doux comme l'éclat de la lune dans les forêts balancées par le vent, empreint de mystère et de mélancolie comme la solitude, harmonieux comme les soupirs de la brise et l'écho lointain des cataractes.

Cette charmante description nous rappelle aussi les vers de Fontanes :
"O nuit! que ton langage est sublime pour moi,
Lorsque, seul et pensif, aussi calme que toi,
Contemplant les soleils dont ta robe est parée,
J'erre et médite en paix sous ton ombre sacrée !"

b"Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel? Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s'avancent paisiblement, comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et alongés comme des oiseaux de passage." ALFRED DE VIGNY.

jour qu'ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, cù ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.

Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizéa du sud-est se ralentit, comme il arrive d'ordinaire vers ce temps. Les nuages qu'il voiture dans le ciel à des distances égales comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l'ouest s'arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous les formes d'un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s'élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber çà et là en cataractes; il était traversé par un grand pont, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s'élevaient sur les croupes1 et les profils de cette île aérienne.. Tous ces objets n'étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d'émeraudes, si communes le soir dans les couchants de ces parages; ce paysage n'était point un tableau colorié: c'était une simple estampe3, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait une contrée éclairée, non en face des rayons du soleil, mais, par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l'astre du jour se fut caché derrière lui, quelques-uns de ces rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont, d'une couleur ponceau*, se reflétèrent dans les vallons, et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l'or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d'une gloire; mais la

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Gloire, en termes de peinture, signifie, la représentation du ciel ouvert, avec les personnes divines, les anges et les bienheureux. Une gloire du Titien, etc. Il se dit pareillement en sculpture, d'un assemblage de rayons divergents, entourés de nuages, et au centre desquels on figure ordinairement la Trinité sous la forme d'un triangle.

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