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Scène d'ANGELO", drame.

ANGELO MALIPIERI, podesta; LA TISBE, célèbre comédienne.

Angelo. Écoutez, Tisbe. Oui, vous l'avez dit, oui, je puis tout ici; je suis seigneur, despote et souverain de cette ville; je suis le podesta que Venise met sur Padoue, la griffe du tigre sur la brebis. Oui, tout-puissant; mais, tout absolu que je suis, au dessus de moi, voyez-vous, Tisbe, il y a une chose grande et terrible et pleine de ténèbres: il y a Venise. Et savez-vous ce que c'est que Venise, pauvre Tisbe? Venise, je vais vous le dire, c'est l'inquisition d'État, c'est le conseil des Dix. Oh! le conseil des Dix! parlons-en bas, Tisbe; car il est peut-être là quelque part qui nous écoute. Des hommes que pas un de nous ne connaît, et qui nous connaissent tous; des hommes qui ne sont visibles dans aucune cérémonie, et qui sont visibles dans tous les échafauds; des hommes qui ont dans leurs mains toutes les têtes, la vôtre, la mienne, celle du doge, et qui n'ont ni simarree, ni étole1, ni couronne, rien qui les désigne aux yeux, rien qui puisse vous faire dire: Celui-ci en est! un signe mystérieux sous leurs robes, tout au plus; des agents partout, des sbires partout, des bourreaux partout; des hommes qui ne montrent jamais au peuple de Venise d'autres visages que ces mornes bouches de bronze toujours ouvertes sous les porches de SaintMarc, bouches fatales que la foule croit muettes, et qui parlent cependant d'une façon bien haute et bien terrible, car elles disent à tout passant: Dénoncez! Une fois dénoncé, on est pris. Une fois pris, tout est dit. À Venise, tout se fait secrètement, mystérieusement, sûrement. Condamné, exécuté; rien à voir, rien à dire; pas un cri possible, pas un regard utile; le patient a un bâillon, le bourreau un masque. Que vous parlais-je d'échafauds tout à l'heure! je me trompais. À Venise, on ne meurt pas sur l'échafaud, on disparaît. Il manque tout à coup un homme dans une famille. Qu'est-il devenu? les plombs, les puits, le canal Orfano le savent. Quelquefois on entend quelque chose tomber dans l'eau, la nuit. Passez vite alors! Du reste, bals, festins, flambeaux, musiques, gondoles, théâtres, carnaval de

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Angelo. Prononcez Angélo. b Podesta ou podestat. Magistrat.

c Tisbe. Prononcez Tisbé.

C'est en 1463 que fut créé, à Venise, le tribunal des inquisiteurs d'État at ou le conseil des Dix; il était composé de magistrats investis du pouvoir de juger et de faire mettre à mort tous les Vénitiens qu'ils croyaient dangereux e Simarre. Robe longue et traînante.

cinq mois, voilà Venise. Vous, Tisbe, ma belle comédienne, vous ne connaissez que ce côté-là; moi, sénateur, je connais l'autre. Voyez-vous, dans tout palais, dans celui du doge, dans le mien, à l'insu de celui qui l'habite, il y a un couloir secret, perpétuel trahisseur de toutes les salles, de toutes les chambres, de toutes les alcôves; un corridor ténébreux dont d'autres que vous connaissent les portes et qu'on sent serpenter autour de soi sans savoir au juste où il est ; une sape mystérieuse où vont et viennent sans cesse des hommes inconnus qui font quelque chose. Et les vengeances personnelles qui se mêlent à tout cela et qui cheminent dans cette ombre! Souvent, la nuit, je me dresse sur mon séant, j'écoute, et j'entends des pas dans mon mur. Voilà sous quelle pression je vis, Tisbe. Je suis sur Padoue, mais ceci est sur moi. J'ai mission de dompter Padoue. Il m'est ordonné d'être terrible. Je ne suis despote qu'à condition d'être tyran. Ne me demandez jamais la grâce de qui que ce soit, à moi qui ne sais vous rien refuser; vous me perdriez. Tout m'est perinis pour punir, rien pour pardonner. Oui, c'est ainsi. Tyran de Padoue, esclave de Venise. Je suis bien surveillé, allez. Oh! le conseil des Dix! mettez un ouvrier seul dans une cave et faiteslui faire une serrure: avant que la serrure soit finie, le conseil des Dix en a la clef dans sa poche. Madame! Madame ! le valet qui me sert m'espionne, l'ami qui me salue m'espionne, le prêtre qui me confesse m'espionne, la femme qui me dit: Je t'aime,— oui, Tisbe,―m'espionne !

La Tisbe. Ah! monsieur!

Angelo. Vous ne m'avez jamais dit que vous m'aimiez. Je ne parle pas de vous, Tisbe. Oui, je vous le répète, tout ce qui me regarde est un œil du conseil des Dix; tout ce qui m'écoute est une oreille du conseil des Dix, tout ce qui me touche est une main du conseil des Dix, main redoutable, qui tâte longtemps d'abord et qui saisit ensuite brusquement! Oh! magnifique podesta que je suis, je ne suis pas sûr de ne pas voir demain apparaître subitement dans ma chambre un misérable sbire qui me dira de le suivre, et qui ne sera qu'un misérable sbire, et que je suivrai! où? dans quelque lieu profond d'où il ressortira sans inoi. Madame, être de Venise, c'est pendre à un fil. C'est une sombre et sévère condition que la mienne, madame, d'être là, penché sur cette fournaise ardente que vous nommez Padoue, le visage toujours couvert d'un masque, faisant ma besogne de tyran, entouré de chances, de précautions, de terreurs, redoutant sans cesse quelque explosion, et tremblant à chaque instant d'être

tué roide par mon œuvre, comme l'alchimiste par son poison !— Plaignez-moi, et ne me demandez pas pourquoi je tremble, madame!

VICTOR HUGO. Angelo. (Voyez la page 309.)

Scènes des DEUX PRÉCEPTEURS ou ASINUS ASINUM FRICAT,

comédie.

LEDRU, domestique qui se fait passer pour précepteur, sous le nom de M. Saint-Ange.

Led. [parlant à la cantonade.] Non, je vous remercie, je n'ai point de malle ni de valise; je n'aime point à me charger en voyage...[Seul.] Allons, Ledru, de l'effronterie! j'ai fait de tout dans ma vie, je ferai bien le savant...D'ailleurs, j'ai les premières notions; je possède, je puis le dire, une certaine littérature d'antichambre, quand ce ne serait que les romans que je lisais autour du poêle, lorsque j'étais laquais; et puis n'ai-je pas été pendant quelques mois au service d'un professeur de l'Athénée et d'un journaliste? ça vous rompt bien au métier. Ne perdons point de temps, et récapitulons [tirant un portefeuille et quelques papiers de la poche de son habit]: 1° Mon maître avait accepté de M. Roberville la place de gouverneur de ses enfants, quelques petits marmots qu'on mènera comme on voudra. 2o La table, le logement, et mille écus d'appointements; n'oublions point cela. Mon maître tombe malade, écrit une seconde lettre pour se dégager; c'est moi qui dois la mettre à la poste: au lieu de cela, je la mets dans ma poche; je demande mon compte, et j'arrive ici à sa place en qualité de gouverneur. Il me semble déjà que c'est assez hardi de conception; et pour le reste, je suis sûr que je ne m'en tirerai pas plus mal que beaucoup d'autres. D'abord j'ai une excellente poitrine, et en fait de dissertation crier fort et longtemps, voilà tout ce qu'il faut. Mais on vient; c'est sans doute le père. Tenons-nous ferme, et jouons serré!

[Scène suivante.]

LEDRU M. ROBERVILLE, riche propriétaire.

M. Rob. Où est-il donc ce cher M. Saint-Ange? quel bonheur pour moi de posséder un illustre tel que vous!

Led. Monsieur...

M. Rob. J'aime beaucoup les savants, quoique je ne le sois guère.

Led. Monsieur, ça vous plaît à dire.

M. Rob. Non, je me connais, mais je suis sûr que vous nous en donnerez pour notre argent, et que grâce à vous, mon fils va devenir...

Led. Vous pouvez être sûr que je le servirai...qu'est-ce que je dis donc? que je l'instruirai...à ma manière. Enfin je lui apprendrai tout ce que je sais, et ça ne sera pas long; mais je suis impatient de voir le petit bonhomme.

M. Rob. Mais il n'est pas si jeune ! je ne vous ai pas dit qu'il avait dix-sept à dix-huit ans.

Il

Led. Ah! diantre, j'aurais mieux aimé le commencer. faudra presque qu'il oublie ce qu'il a appris, pour que nous soyons au pair, et que nous puissions nous entendre.

M. Rob. Je vous ai écrit que c'était un jeune nourrisson des Muses.

Led. J'entends bien; mais je comptais sur un nourrisson de trois ou quatre ans.

M. Rob. Comment donc? il sait le latin.

Led. Ah! il sait le latin! Alors il n'est pas nécessaire lui en parle. C'est toujours ça de moins M. Rob. Les mathématiques.

que je

Led. Les mathématiques? Alors il faudrait avoir la complaisance de m'apprendre ce que vous voulez que je lui montre. M. Rob. Mais, j'entends par là perfectionner son éducation. Led. Oui: ce que nous appelons le dernier coup de serviette. M. Rob. Non, ce n'est pas ça que je veux vous dire : j'entends son caractère.

Led. J'y suis: qu'il soit poli avec les domestiques; qu'il ne jure pas après eux.

M. Rob. Oui, c'est fort bien, sans doute; mais ce n'est pas là l'essentiel.

Led. Si fait, si fait; nous autres nous jugeons toujours un homme là-dessus.

M. Rob. À la bonne heure; mais il est bon de vous apprendre que mon fils est amoureux,...Ce n'est pas que dans quelque temps je ne veuille...mais vous entendez que jusques là...

Led. Comment, si j'entends; et les inceurs donc !

M. Rob. À merveille! Voilà le gouverneur qu'il me fallait. Nous avons ici le chef de l'école primaire, M. Cinglant, auquel

je veux vous présenter. C'est celui-là qui sait le latin! et vous allez en découdre; ce sera charmant !

Led. [à part.] À mais! je me passerais bien de la présentation. [Haut.] C'est que...la fatigue du voyage...je ne serais pas fâché de me reposer.

M. Rob. Que ne parliez-vous? on va vous indiquer...

[Il tire une sonnette. Au bruit, Ledru se retourne vivement.] Led. On y va!

M. Rob. [étonné.] Comment!

Led. Je voulais dire: Je crois qu'on y va, car voici justement quelqu'un.

[Scène suivante.]

LES PRÉCÉDENTS; CINGLANT, maître d'école; CHARLES, fils de M. ROBERVILLE.

M. Rob. Voici M. Cinglant dont je vous ai parlé. Souffrez que j'aie l'honneur de vous le présenter.

Led. [saluant.] Monsieur, enchanté de faire votre connaissance. Cin. [saluant.] Monsieur...certainement...il n'y a pas de quoi. [À part.] Mandit professeur !...si je pouvais te faire déguerpir!... M. Rob. Je vous présente en même temps mon fils, votre nouvel élève.

Led. Ah! c'est là lui?

Char. [à part.] Il a une tournure originale.

Led. [à Charles.] Jeune homme! vous allez avoir affaire à quelqu'un qui sait ce que c'est que les maîtres!

Cin. Je présume que monsieur est un partisan des nouvelles méthodes.

Led. Mais oui...moi, je les aime assez; et vous, monsieur?

Cin. Moi, monsieur, en fait de méthode, la mienne est connue, [Frappant le revers de sa main gauche avec la paume de la main droite] et je n'en ai point d'autre. Mais je serais curieux d'avoir le sentiment de monsieur sur la question qui, dans ce momentci, partage les savants. Monsieur est-il pour ou contre le système de Jean-Jacques ?

Led. [à part.] Ah, diantre! il paraît qu'il faut se prononcer. [Haut.] Monsieur, je suis pour; et au fait, pourquoi pas?

Cin. J'aurais dû m'en douter. Il n'appartient qu'à un jeune professeur de défendre une doctrine aussi pernicieuse et aussi nuisible.

Led. Pernicieuse...moi, je ne vois pas...Pernicieuse... Il faut distinguer...

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