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l'amitié de m'expliquer à combien se montent les revenus de la famille.

Pi. A combien ?

Des. Oui; mais en conscience, là comme un honnête homme. Pi. Ma foi, je n'en sais rien.

Des. Vous n'en savez rien?

Pi. Il y a d'abord la rétribution du théâtre.

Des. Du théâtre! quoi! pour leurs tragédies? allons donc, vous vous moquez.

Pi. Point du tout.

Des. Des honoraires de poëte: ça ne se monte pas bien haut. Pi. Mais pardonnez-moi.

Des. En vérité? [À part.] Un bien pauvre homme qu'ils ont là pour gérer leur maison.

Pi. Au surplus, voilà mon frère qui vous mettra au courant bien mieux que moi; car je ne me mêle pas beaucoup de ces affaires.

Des. Comment, votre frère !

Pi. [à Th. Corneille qui entre.] Eh oui! viens, mon ami, voilà monsieur qui s'informait...

Th. Ah! c'est monsieur Desbaudières. C'est être de parole; en effet, vous arrivez presque en même temps que votre lettre. Des. Comment...quoi!...se pourrait-il? mais vous n'êtes que deux frères?

Th. Sans doute.

Des. Ah! que je suis confus! que je vous demande pardon ! mais c'est que cela ne se conçoit pas; avec un air si simple, si bonhomme, passez-moi l'expression...

Pi. Je n'en suis pas moins Pierre Corneille.

Des. Au surplus, monsieur, quoique n'ayant pas l'honneur de vous connaître, vous avez vu que je savais vous rendre justice; et ma démarche et la lettre que j'ai écrite à monsieur votre frère, prouvent assez que, de ma part, c'est l'amour des belles-lettres et la vénération que l'on doit au mérite...Comme je vous disais, j'ai vu toutes vos tragédies et je sais, avec tous les gens de goût, vous mettre bien au-dessus de ce jeune Racine...

Pi. Ce n'est pas me faire la cour que de dire du mal de monsieur Racine.

que

Des. Passe pour ses tragédies; mais vous conviendrez dans sa comédie des Plaideurs, il s'est égayé aux dépens de personnes fort respectables.

Pi. Laissons la littérature et parlons d'affaires.

Th. Oui, oui, vous vous y entendez beaucoup mieux, mon cher Desbaudières.

Des. Soit: car j'ai rendez-vous, chez le secrétaire du premier président, pour la charge en question.

Th. Je vous fais compliment; vous vous élevez; de procureur devenir conseiller, magistrat !...

Des. Oh! vous autres qui faites des comédies, vous avez toujours le petit mot pour rire. Il y a bien quelques membres du bailliage' qui murmurent, parce qu'ils disent qu'un procureur . Il y a de fort honnêtes gens parmi les procureurs; je suis avocat d'ailleurs j'ai fait mon droit à Bourges.

Th. Oh! dès que vous avez fait votre droit à Bourges !

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Des. Je suis jeune encore, assez aimable; vous connaissez ma droiture, mes mœurs; ma fortune est fort considérable; trop heureux, si toutes ces qualités valent quelque chose, de les apporter en mariage à la fille de monsieur Corneille. Il ne me reste plus, et cela seulement pour la forme, que quelques informations à prendre sur la dot que vous comptez donner.

Pi. Mon frère, c'est à toi à répondre; car moi je ne sais pas. Th. Mais je ne suis pas beaucoup plus instruit que toi. Des. Cependant, vous devez avoir quelques renseignements précis, et, d'après le partage qui a eu lieu après la mort de monsieur votre père...

Pi. Le partage! je n'ai jamais entendu parler de partage.
Th. Je le crois bien, il n'y en a jamais eu.

Des. Qu'est-ce que vous dites donc ? point de partage! Point de succession sans partage dans les familles : jamais.

Th. C'est que notre famille ne ressemble pas tout à fait aux

autres.

Des. Je le vois; mais cela entraîne des procès, des difficultés, des embarras.

sœur,

Pi. Ma foi, nous n'en avons jamais eu, et tant que ma pauvre la mère de Fontenellea, a vécu, nous avons été d'accord avec elle, comme nous le sommes avec les enfants dont Thomas est le tuteur.

Des. Ah! ce sont des mineurs; tant pis: ils vous demanderont des comptes. Point de partage! mais c'est d'une inconséquence! Et le bien de madame votre épouse?

Pi. Est aussi celui de la femme de mon frère.

Des. Et pas plus de partage dans cette succession que dans la vôtre ?

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Pi. Non, grâce au ciel!

Des. Mes chers messieurs, vous savez avec quelle ardeur je désire votre alliance; mais vous voulez établir vos demoiselles, n'est-ce pas ? Eh bien! c'est la chose impossible si la fortune des pères et mères n'est pas fixée d'une manière claire et légale. À mon égard, au moins. Je me verrais forcé d'y renoncer, parce que...c'est vous surtout qui, pour l'intérêt de vos enfants, monsieur Corneille l'aîné, êtes interessé au partage, parce que la coutume de Normandie, vous savez ;...mais l'heure me presse. Je cours chez le secrétaire du premier président. J'aurai l'honneur de vous revoir: pensez bien à ce que je vous ai dit; parce que, sans partage, malgré toute ma bonne volonté, cela ne se pourrait pas: en vérité, cela ne se pourrait pas. [Il sort.]

Pi. Mon frère, qu'en dis-tu? Est-ce que tu tiens beaucoup à ce que ce monsieur épouse ma fille?

Th. Mais, mon ami, c'est à toi à voir ce que tu dois faire.

Pi. Partage! succession! ces mots-là sont étrangers parmi nous. Et qu'est-ce qu'il veut dire avec sa coutume de Nor

mandie?

Th. Ne sais-tu pas que les aînés...

Pi. Ah! oui, oui, je sais : les deux tiers, n'est-ce pas ? quoique je n'aie été avocat que très-peu de temps, je me souviens de cela; mais crois-tu que mes enfants voulussent être plus riches que les tiens? Écoute, je suis un bon mari; je ne suis pas et je ne veux pas être le maître chez moi, mais pour cela, je ne le souffrirais pas, entends-tu?

Th. Ah! Pierre, tu as à la fois une belle âme et un beau génie; tu peux être généreux avec moi; la postérité n'en dira pas moins, avec Boileau, que Thomas Corneille fut un véritable cadet de Normandie.

Pi. Ah! çà, voilà donc qui est bien arrêté entre nous. Point de mari pour ma fille, à moins qu'il ne soit question ni de fortune, ni de partage.

PICARD (Louis-Bénoît),

Auteur dramatique, né à Paris en 1769, mort en 1828.

PICARD.

Outre ses

pièces de théâtre, qui sont très-nombreuses, on a de lui quelques

romans.

Scènes d'ANTOINE, drame historique.

[Le théâtre représente la cour intérieure d'une prison. A gauche, le logement du concierge, ayant une porte à claires-voies. Sur le devant de la scène se trouve un tas de bois, que l'on a commencé à scier; l'X et la scie sont à côté, ainsi que des crochets à moitié chargés.]

LE VICOMTE DE CHAILLY, colonel de chevaux-légers; PLACIDE, jeune provincial en costume d'incroyable".

Le vic. [à Placide.] Eh bien...vous disiez donc, monsieur Placide?...

Plac. Je vous contais mon aventure... C'est bien la plus drôle de chose!...Imaginez-vous, je n'avais jamais vu Paris...Mon père me dit un jour: "Tiens, Placide, la capitale forme les jeunes gens. Vas-y passer l'hiver, mon garçon. Autant dépenser ton argent là qu'ailleurs, tu t'amuseras!" Moi, je me fais habiller à la mode, comme vous voyez, par le premier tailleur de Laval... J'embrasse maman qui pleure, papa qui pleure, je pleure aussi, nous pleurons tous comme des imbéciles...enfin comme on pleure en famille, et je prends la diligence...Je m'en souviendrai toute ma vie!...j'arrive le soir...je n'avais pas pris de carte de sûreté, parce que je venais à Paris pour m'amuser...On m'arrête, et voilà deux mois que je suis prisonnier d'état.

Le vic. Alors vous n'avez rien vu?

Plac. Non! ah! si...je suis entré dans Paris à neuf heures du soir; en traversant le marché Saint-Jean, j'ai aperçu l'arbre de la Liberté...et à minuit, j'étais à la Forces!

Le vic. Vous n'avez pas perdu de temps!

Plac. Et vous, monsieur, qu'est-ce que vous aviez fait pour être ici?

Le vic. [légèrement.] Oh! des choses épouvantables! J'étais allé voir un de mes amis, dans une de ses terres...le marquis de Saint-Vallier...la marquise venait de partir pour l'Allemagne... Je voulais engager mon ami à faire aussi, avec moi, une petite

a X ou irse. Nom que les scieurs de bois donnent au chevalet dont ils se servent pour scier, et dont les pieds croisés offrent la figure de cette lettre.

b Incroyable. S'est dit, sous le Directoire, d'une certaine classe d'élégants qui affectaient dans leur mise une recherche affectée et ridicule. Les incroyables ont succédé aux muscadins, et ont été remplacés par les dandys, les fashionables et les lions.

c Prison de Paris.

promenade de l'autre côté du Rhin... Vous comprenez...un voyage de santé, le marquis n'en était pas d'avis; et pendant que nous délibérions, on nous a arrêtés tous deux...ce qui nous a épargné les frais de poste.

Plac. Au moins, vous êtes en pays de connaissance... Et puisje savoir à qui j'ai l'honneur de parler?...car je suis nouveau... j'ai été transféré ce matin de la Force à la Conciergerie. Le vic. Le vicomte de Chailly.

Plac. Enchanté! citoyen vicomte !

Le vic. [sèchement.] Hein!

Plac. [vivement.] Je veux dire, monsieur le vicomte! Croyezvous que ça dure longtemps toutes ces bêtises-là ?

Le vic. Vous appelez ça des bêtises, monsieur Placide?

Plac. [se retournant.] Voulez-vous dire, citoyen...s'il vous paît?...ce n'est pas pour moi...mais ces messieurs paraissent y tenir...Du reste, monsieur le vicomte, votre société me plaît infiniment.

Le vic. Grand merci... mais je ne crois pas que nous restions longtemps ensemble...d'un moment à l'autre...

Plac. [alarmé.] Vous croyez !

Le vic. [légèrement.] En attendant...je vais faire un petit bout de toilette...Je serais fâché que ces messieurs me surprissent en négligé... Vous permettez.

Plac. Comment donc!...en prison, il faut que chacun soit libre.

Le vic. [en sortant.] Quel ennuyeux bavard!

Plac. [à lui-même, après avoir salué le vicomte.] Il est fort aimable, pour un ci-devant!...Au moins, c'est agréable...Mon père qui m'avait recommandé de ne voir que la bonne société... Je ne pouvais pas mieux tomber...les prisons sont très-bien con posées.

[Scène suivante.]

PLACIDE, ANTOINE en commissionnaire; il porte un panier rempli de bouteilles, de paquets et de livres; il a des lettres ouvertes à la main; Prisonniers.

Ant. [à la cantonade.] Je vous dis que j'ai déjà été visité aux trois guichets. [Tous les prisonniers l'entourent.] À l'époque de la première révolution, ci-devant s'est dit d'un noble, d'une personne attachée à l'ancien régime par sa position.

Antoine, valet de chambre du marquis de St.-Vallier renfermé à la Conciergerie, est parvenu à s'introduire dans la prison de son maître, à l'aide d'un déguisement. Cantonade. L'intérieur des coulisses.

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