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pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde et si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

[Scène suivante.]

M. JOURDAIN; COVIELLE, domestique de Cléonte, déguisé.

Cov. Monsieur, je ne sais pas si j'ai l'honneur d'être connu de vous.

M. Jourd. Non, monsieur.

Cov. [étendant la main à un pied de terre.] Je vous ai vu que vous n'étiez pas plus grand que cela.

M. Jourd. Moi?

Cov. Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient dans leurs bras pour vous baiser. M. Jourd. Pour me baiser?

Cov. Oui. J'étais grand ami de feu monsieur votre1 père.
M. Jourd. De feu monsieur mon père ?

Cov. Oui. C'était un fort honnête gentilhomme.

M. Jourd. Comment dites-vous?

Cov. Je dis que c'était un fort honnête gentilhomme.
M. Jourd. Mon père?

Cov. Oui.

M. Jourd. Vous l'avez fort connu ?

Cov. Assurément.

M. Jourd. Et vous l'avez connu pour gentilhomme?

Cov. Sans doute.

M. Jourd. Je ne sais donc pas comment le monde est fait! Cov. Comment?

M. Jourd. Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu'il a été marchand.

Cov. Lui, marchand? C'est pure médisance, il ne l'a jamais été. Tout ce qu'il faisait, c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux; et, comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l'argent.

M. Jourd. Je suis ravi de vous connaître, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père était gentilhomme. Cov. Je le soutiendrai devant tout le monde.

M. Jourd. Vous m'obligerez. Quel sujet vous amène? Cov. Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme comme je vous ai dit, j'ai voyagé par tout le monde. M. Jourd. Par tout le monde?

Cov, Oui.

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M. Jourd. Je pense qu'il y a bien lom en ce pays-là.

Cov. Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours; et, par l'intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.

M. Jourd. Quelle ?

Cov. Vous savez que le fils du Grand-Turc est ici?

M. Jourd. Moi? non.

Cov. Comment! Il a un train tout à fait magnifique; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d'importance.

M. Jourd. Par ma foi, je ne savais pas cela.

Cov. Ce qu'il y a d'avantageux pour vous, c'est qu'il est amoureux de votre fille.

M. Jourd. Le fils du Grand-Turc?

Cov. Oui; et il veut être votre gendre.

M. Jourd. Mon gendre, le fils du Grand-Turc?

Cov. Le fils du Grand-Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j'entends parfaitement sa langue, il s'entretint avec moi; et, après quelques autres discours, il me dit: Acciam croc soler onch alla moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c'est-à-dire : N'as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de M. Jourdain, gentilhomme parisien?

M. Jourd. Le fils du Grand-Turc dit cela de moi?

Cov. Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que j'avais vu votre fille : Ah! me dit-il, Marababa sahem ; c'est-à-dire : Ah! que je suis amoureux d'elle! M. Jourd. Marababa sahem veut dire: Ah! que je suis amoureux d'elle!

Cov. Oui.

M. Jourd. Par ma foi, vous faites bien de me le dire; car, pour moi, je n'aurais jamais cru que marababa sahem eût voulu dire: Ah! que je suis amoureux d'elle! Voilà une langue admirable que ce turc!

Cov. Plus admirable qu'on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen?

M. Jourd. Cacaracamouchen? Non.

Cov. C'est-à-dire, Ma chère âme.

M. Jourd. Cacaracamouchen veut dire: Ma chère âme?
Cov. Oui.

M. Jourd. Voilà qui est merveilleux! Cacaracamouchen, Ma chère âme. Dirait-on jamais cela? Voilà qui me confond.

Cov. Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous

demander votre fille en mariage; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire Mamamouchi*, qui est une certaine grande dignité de son pays.

M. Jourd. Mamamouchi?

Cov. Oui, mamamouchi; c'est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens..... Paladin, enfin. Il n'y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.

M. Jourd. Le fils du Grand-Turc m'honore beaucoup, et je vous prie de me mener chez lui pour lui en faire mes remerciements.

MOLIÈRE. (Voyez la page 444.)

Scène tirée des FOURBERIES DE SCAPIN, comédie.

SCAPIN, GERONTE.

Sca. [faisant semblant de ne pas voir Géronte.] Ô ciel! ổ disgráce imprévue1! ô misérable père! Pauvre Géronte, que feras-tu?

Gér. [à part.] Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé ? Sca. N'y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte?

Gér. Qu'y a-t-il, Scapin?

Sca. [courant sur le théâtre, sans vouloir entendre ni voir Géronte.] Où pourrai-je le rencontrer pour lui dire cette infortune?

Gér. [courant après Scapin.] Qu'est-ce que c'est donc?

Sca. En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver. Gér. Me voici.

Sca. Il faut qu'il soit caché en quelque endroit qu'on ne puisse point deviner.

Gér. [arrétant Scapin.] Holà! es-tu aveugle, que tu ne me vois pas?

Sca. Ah! monsieur, il n'y a pas moyen de vous rencontrer. Gér. Il y a une heure que je suis devant toi. Qu'est-ce que c'est donc qu'il y a?

Sca. Monsieur...

Gér. Quoi?

Sca. Monsieur votre fils...

• Mamamouchi est un mot forgé par Molière.

Gér. Hé bien! mon fils...

Sca. Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde. Gér. Et quelle?

Sca. Je l'ai trouvé tantôt tout triste de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m'avez mêlé assez mal à propos; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d'y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé. Il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

Gér. Qu'y a-t-il de si affligeant à tout cela?

Sca. Attendez, monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, se voyant éloigné du port, il m'a fait mettre dans un esquif, et m'envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi, tout à l'heure, cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.

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Gér. Comment, diantre! cinq cents écus!

Sca. Oui, monsieur; et, de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.

Ger. Ah! le pendard de Turc! m'assassiner de la façon !

Sca. C'est à vous, monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse. Gér. Que diable allait-il faire dans cette galère??

Sca. Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

Gér. Va-t'en, Scapin, va-t'en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.

Sca. La justice en pleine mer! Vous moquez-vous des gens? Gér. Que diable allait-il faire dans cette galère?

Sca. Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. Gér. Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l'action d'un serviteur fidèle.

Sca. Quoi, monsieur?

Gér. Que tu ailles dire à ce Ture qu'il me renvoie mon fils, et que tu te mettes à sa place jusqu'à ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.

Sca. Hé! monsieur, songez-vous à ce que vous dites? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d'aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils?

Gér. Que diable allait-il faire dans cette galère?

Sca. Il ne devinait pas ce malheur. Songez, monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.

Gér. Tu dis qu'il demande...
Sca. Cinq cents écus.

Gér. Cinq cents écus! N'a-t-il point de conscience?
Sca. Vraiment oui, de la conscience à un Turc!

Gér. Sait-il bien ce que c'est que cinq cents écus?

Sca. Oui, monsieur; il sait que c'est mille cinq cents livres. Gér. Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d'un cheval3?

Sca. Ce sont des gens qui n'entendent point de raison.

Gér. Mais que diable allait-il faire dans cette galère?

Sca. Il est vrai. Mais quoi! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, monsieur, dépêchez.

Gér. Tiens, voilà la clef de mon armoire.

Sca. Bon.

Gér. Tu l'ouvriras.

Sca. Fort bien.

Gér. Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

Sca. Oui.

Gér. Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers pour aller racheter mon fils.

Sca. [en lui rendant la clef.] Eh! monsieur, rêvez-vous? Je n'aurais pas cent francs de tout ce que vous dites; et, de plus, vous savez le peu de temps qu'on m'a donné.

Gér. Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?

Sca. Oh! que de paroles pèrdues! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas! mon pauvre maître! peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu'à l'heure que je parle, on t'emmène esclave en Alger. Mais le ciel me sera témoin que j'ai fait pour toi tout ce que j'ai pu, et que, si tu manques à être racheté, il n'en faut accuser que le peu d'amitié d'un père.

Gér. Attends, Scapin, je m'en vais quérir cette somme.

Sca. Dépêchez donc vite, monsieur; je tremble que l'heure

ne sonne.

Gér. N'est-ce pas quatre cents écus que tu dis?

Sca. Non. Cinq cents écus.

Gér. Cinq cents écus!

Sca. Oui.

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