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Armand, qui se croyait d'abord un héros, de la seule idée de détruire de son petit bras cette légion de voleurs, eut de la peine à s'endormir, occupé, comme il l'était, de ses victoires du lendemain. À peine les chants joyeux des oiseaux perchés sur les arbres voisins de ses fenêtres eurent-ils annoncé le retour de l'aurore, qu'il se hâta d'éveiller son père. M. d'Ogères, de son côté, peu occupé de la destruction des buissons, mais charmé de trouver l'occasion de montrer à son fils les beautés ravissantes du jour naissant, ne fut pas moins empressé à sauter de son lit. Ils s'habillèrent à la hâte, prirent leurs armes, et se mirent en chemin pour leur expédition. Armand allait le premier, d'un air de triomphe, et M. d'Ogères avait bien de la peine à suivre ses pas. En approchant des buissons, ils virent de tous les côtés de petits oiseaux qui allaient et venaient, en voltigeant sur leurs branches. "Doucement," dit M. d'Ogères à son fils; "suspendons un moment notre vengeance, de peur de troubler ces innocentes créatures. Remontons à l'endroit de la colline où nous étions assis hier au soir, pour examiner ce que les oiseaux cherchent sur ces buissons d'un air si affairé." Ils remontèrent la colline, s'assirent, et regardèrent. Ils virent que les oiseaux emportaient dans leurs becs les flocons de laine que les buissons avaient accrochés la veille aux brebis. Il venait des troupes de fauvettes1, de pinsons2, de linottes et de rossignols, qui s'enrichissaient de ce butin.

"Que veut dire cela?" s'écria Armand tout étonné.

"Cela veut dire," lui répondit son père, "que la Providence prend soin des moindres créatures, et leur fournit toutes sortes de moyens pour leur bonheur et leur conservation. Tu le vois, les pauvres oiseaux trouvent ici de quoi tapisser l'habitation qu'ils forment d'avance pour leurs petits. Ils se préparent un lit bien doux pour leur jeune famille. Ainsi, cet honnête buisson, contre lequel tu t'emportais hier si légèrement, allie les habitants de l'air avec ceux de la terre. Il demande au riche son superflu, pour donner au pauvre ses besoins. Veux-tu venir à présent le détruire?" "Que le Ciel nous en préserve!" s'écria Armand. “Tu as raison, mon fils," reprit M. d'Ogères: “qu'il fleurisse en paix, puisqu'il fait de ses conquêtes un usage si généreux!" BERQUIN. L'Ami des enfants. (Voyez la page 423.)

TOILETTE DE BAL.

Le premier jour de mon arrivée à Paris on m'arracha deux dents, le lendemain on me mit deux mille papillottes1, le troisième, on m'essaya un corps2 qui m'étouffait, et le huitième... Ah! ce fut là le vrai supplice... on me mena au bal. J'étais charmée d'aller au bal. Hélas! je ne le connaissais pas: on m'avait seulement parlé de danses et de collations; je n'en avais pas demandé davantage, et j'attendais le jour du bal avec impatience. Enfin il arrive, et l'on me dit que l'on va m'habiller en bergère. L'habit était bien choisi; il me paraissait commode pour danser. Mais ils ont à Paris une drôle d'idée des bergères; vous allez voir. D'abord on commence par m'établir sur la tête un énorme coussin : ils appellent cela une toque, puis on attache cette toque avec de grandes épingles longues comme le bras; ensuite on mit làdessus je ne sais combien de faux cheveux. Par-dessus cela, on plaça un grand chapeau, et par-dessus le chapeau de la gaze et des rubans, et par-dessus les rubans un boisseau de fleurs, et pardessus les fleurs une demi-douzaine de plumes, dont la plus petite avait au moins deux pieds de hauteur. J'étais accablée sous le faix; je ne pouvais ni remuer, ni tourner la tête; le moindre mouvement me faisait perdre l'équilibre et m'entraînait. Ensuite on m'habilla: on mit mon corps à neuf, qui me serrait à m'ôter la respiration; ensuite on me passa une considération. C'est une espèce de panier rempli de crin et fait avec du fer; il est excessivement lourd. On me para d'un habit tout couvert de guirlandes, et l'on me dit: Prenez garde d'ôter votre rouge, de vous décoiffer, et de chiffonner votre habit, et divertissez-vous bien." Je pouvais à peine marcher. On m'établit sur une banquette, où l'on m'ordonna d'attendre qu'on vînt me prier. J'attendis longtemps. J'avais l'air si triste et si malheureuse, que personne ne s'avisait de penser que j'eusse la moindre envie de danser. À la fin pourtant je fus priée, mais la place était prise, et je revins à ma banquette. Au bal, les demoiselles qui courent le mieux, sont celles qui dansent le plus; elles vont retenir leurs places. J'ai trouvé là des demoiselles qui étaient bien pis qu'impolies, elles étaient cruelles; elles se moquaient de mon air souffrant et embarrassé; elles me regardaient de la tête aux pieds avec une mine... une vilaine mine, je vous assure, et puis elles riaient entre elles et aux grands éclats. J'étais sans doute ridicule, mais j'avais l'air timide et mal à mon aise. N'auraient-elles pas dû me plaindre et m'excuser? La place était

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toujours prise, et bientôt je fus entièrement délaissée par tous les danseurs. Il faisait dans la salle un chaud si insupportable, que, quoique immobile sur ma banquette, j'étais en nage3. Et voilà ce qu'ils appellent un grand plaisir, une fête.

Mme DE GENLIS. Théâtre d'éducation.

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DE GENLIS (Stéphanie-Félicité DUCREST de SAINT-AUBIN,

comtesse de),

Née en 1746, morte en 1831. Cette femme célèbre, dont l'élève.(LouisPhilippe Ier) naguère encore était sur le trône de France, nous a légué des ouvrages d'éducation du plus grand mérite. Au premier rang ou doit citer le Théâtre d'éducation et les Veillées du château.

SCÈNES TIRÉES DE L'AVARE, COMÉDIE.

HARPAGON*, homme riche et très-avare; LA FLÈCHE,
valet de CLEANTE, fils d'HARPAGON.

HARP. Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi1, maître juré filou, vrai gibier de potence?!

La Flèche, [à part.] Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction3, qu'il a le diable

au corps.

Harp. Tu murmures entre tes dents!

La Flèche. Pourquoi me chassez-vous?

Harp. C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons! Sors vite, que je ne t'assomme1.

La Flèche. Qu'est-ce que je vous ai fait?

Harp. Tu m'as fait que je veux que tu sortes.

La Flèche. Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.

Harp. Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiégent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.

La Flèche. Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour

• Harpagon, du latin harpago, harpon, dérivé du grec åpπá¿w (harpazó), je saisis.

vous voler? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?

Harp. Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards qui prennent garde à ce qu'on fait? [Bas, à part.] Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. [Haut.] Ne serais-tu point homme à faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?

La Flèche. Vous avez de l'argent caché?

Harp. Non, coquin, je ne dis pas cela. [Bas.] J'enrage! [Haut.] Je demande si, malicieusement, tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.

La Flèche. Hé! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose?

Harp. [levant la main pour donner un soufflet à La Flèche.] Tu fais le raisonneur ! je te baillerai de ce raisonnement-ci pur les oreilles. Sors d'ici, encore une fois.

La Flèche. Hé bien! je sors.

Harp. Attends: ne m'emportes-tu rien?

La Flèche. Que vous emporterais-je ?

Harp. Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains. La Flèche. Les voilà.

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Harp. [montrant les hauts-de-chausses de La Flèche.] N'astu rien mis ici dedans?

La Flèche. Voyez vous-même.

Harp. [tátant le bas des hauts-de-chausses de La Flèche.] Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu'on dérobe; et je voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un.

La Flèche. [à part.] Ah ! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint! et que j'aurais de joie à le voler!

Harp. Euh?

La Flèche. Quoi?

Harp. Qu'est-ce que tu parles de voler?

La Flèche. Je vous dis que vous fouilliez bien partout pour voir si je vous ai volé.

a Les espions ont été appelés mouchards, parce que ces sortes de gens pénètrent partout comme des mouches.

Harp. C'est ce que je veux faire. [Harpagon fouille dans les poches de la Flèche.]

La Flèche. [à part.] La peste soit de l'avarice et des avaricieux !

Harp. Comment! que dis-tu ?

La Flèche. Ce que je dis?

Harp. Oui; qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux ? La Flèche. Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux.

Harp. De qui veux-tu parler?

La Flèche. Des avaricieux.

Harp. Et qui sont-ils, ces avaricieux?

La Flèche. Des vilains et des ladress.

Harp. Mais qui est-ce que tu entends par là?
La Flèche. De quoi vous mettez-vous en peine??
Harp. Je me mets en peine de ce qu'il faut.

La Flèche. Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous? Harp. Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.

La Flèche. Je parle. je parle à mon bonnet.

...

Harp. Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette1o.

La Flèche. M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux ? Harp. Non: mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent. Tais-toi!

La Flèche. Je ne nomme personne.

Harp. Je te rosserai si tu parles.

La Flèche. Qui se sent morveux, qu'il se mouche11.

Harp. Te tairas-tu ?

La Flèche. Oui, malgré moi.

Harp. Ah! ah!

La Flèche, [montrant à Harpagon une poche de son justaucorps.] Tenez, voilà encore une poche: êtes-vous satisfait? Harp. Allons, rends-le-moi sans te fouiller.

La Flèche. Quoi?

Harp. Ce que tu m'as pris.

La Flèche. Je ne vous ai rien pris du tout.
Harp. Assurément?

La Flèche. Assurément.

Harp. Adieu. Va-t'en à tous les diables!

La Flèche, [à part.] Me voilà fort bien congédié.
Harp. Je te le mets sur la conscience, au moins.

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