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souris forcé: "Monsieur Gil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goût?" "Je ne dis pas cela, monseigneur," interrompis-je tout déconcerté; "je la trouve excellente, quoiqu'un peu au-dessous de vos autres ouvrages." "Je vous entends," répliqua-t-il. "Je vous parais baisser, n'est-ce pas? tranchez le mot20, vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite?" "Je n'aurais pas été assez hardi," lui dis-je, "pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l'eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très-humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse." À Dieu ne plaise," interrompit-il avec précipitation, "à Dieu ne plaise que je vous la reproche, il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais 23 que vous me disiez votre sentiment; c'est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe de2 votre intelligence bornée 25 "

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Quoique démonté, je voulus chercher quelque modification pour rajuster les choses"; mais le moyen d'apaisers un auteur irrité, et de plus, un auteur accoutumé à s'entendre louer! "N'en parlons plus," dit-il, "mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour déméler le vrai du faux29. Apprenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui n'a pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a rien encore perdu de şa vigueur, Désormais je choisirai mieux mes confidents; j'en veux de plus capables que vous de décider. Allez," poursuivit-il, en me poussant par les épaules hors de son cabinet, "allez dire à mon trésorier qu'il vous compte cent ducats ; et que le ciel vous conduise avec cette somme. Adieu, monsieur Gil Blas; je vous souhaite toutes sortes. de prospérités, avec un peu plus de goût."

LE SAGE. Gil Blas.

LE SAGE (Alain-Rene).

Né à Sarzeau, près de Vannes, en 1668, mort en 1747. Ce célèbre écrivain commença sa carrière httéraire par quelques pièces de théâtre, traduites de l'espagnol. Ses comédies Crispin rival de son maître et Turcaret sont pleines de comique et de gaieté. Parmi ses romans, Gil Blas est un véritable chef-d'œuvre.

FRAGMENTS DE L'HISTOIRE DE PAUL ET VIRGINIE.

Humanité de Virginie.

Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l'aurore, leurs mères étant allées à l'église des Pamplemousses', une négresse marronnea se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n'avait pour vêtement qu'un lambeau de serpillière3 autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit: "Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une pauvre esclave fugitive: il y a un mois que j'erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivière-Noire: il m'a traitée comme vous le voyez." En même temps elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes1 par les coups de fouet qu'elle en avait reçus. Elle ajouta: "Je voulais aller me noyer; mais, sachant que vous demeuriez ici, j'ai dit : Puisqu'il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir." Virginie, tout émue, lui répondit: "Rassurez-vous, infortunée créature! Mangez, mangez." Et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu'elle avait apprêté. L'esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: "Pauvre misérable! j'ai envie d'aller demander votre grâce à votre maître ; en vous voyant il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui?"-"Ange de Dieu," repartit la négresse, "je vous suivrai partout où vous voudrez." Virginie appela son frère, et le pria de l'accompagner. L'esclave marronne les conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes qu'ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières qu'ils passèrent à gués. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d'un morne, sur les bords de la Rivière-Noire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre

Marron, marronne, se dit dans les colonies d'un nègre ou d'une négresse qui s'est enfui de chez son maître.

d'esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d'eux, une pipe à la bouche et un rotin à la main. C'était un grand homme sec, olivátre3, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s'approcha de l'habitant, et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D'abord l'habitant ne fit pas grand compte1o de ces deux enfants pauvrement vêtus; mais, quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eut entendu le doux son de sa voix qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et, levant son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu'il pardonnait à son esclave, pour l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut après elle.

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Ils remontèrent ensemble le revers" du morne par où ils étaient descendus; et, parvenus au sommet, ils s'assirent sous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: "Ma sœur, il est plus de midi; tu as faim et soif, nous ne trouverons point ici à dîner; redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l'esclave."- 66 Oh! non, mon ami," reprit Virginie, "il m'a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefois maman: 'Le pain du méchant remplit la bouche de gravier.' "Comment ferons-nous donc?" dit Paul;

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ces arbres ne produisent que de mauvais fruits; il n'y a pas seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir."-"Dieu aura pitié de nous," reprit Virginie; "il exauce la voix des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture." À peine avait-elle dit ces mots, qu'ils entendirent le bruit d'une source qui tombait d'un rocher voisin. Ils y coururent; et, après s'être désaltérés13 avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regardaient de côté et d'autre s'ils ne trouveraient

pas quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut, parmi les arbres de la forêt, un jeune palmiste. Le chou14 que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est un fort bon manger; mais quoique sa tige ne fût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. À la vérité, le bois de cet arbre n'est formé que d'un paquet de filaments; mais son aubier 15 est si dur qu'il fait rebrousser16 les meilleures haches, et Paul n'avait pas même un couteau. L'idée lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste. Autre embarras: il n'avait point de briquet17; et d'ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, je ne crois pas qu'on puisse trouver une seule pierre à fusil1. La nécessité donne de l'industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d'allumer du feu à la manière des noirs. Avec l'angle d'une pierre il fit un petit trou sur une branche d'arbre bien sèche, qu'il assujettit19 sous ses pieds; puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d'une espèce de bois différent. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains, comme or roule un moulinet 20 dont on veut faire mousser21 du chocolat, en peu de moments il vit sortir, du point de contact, de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d'autres branches d'arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou" de l'enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l'autre cuite sous la cendre; et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu'ils avaient faite le matin; mais cette joie était troublée par l'inquiétude où ils se doutaient 23 bien que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères. Virginie revenait souvent sur cet objet. Cependant, Paul, qui sentait ses forces rétablies, l'assura qu'ils ne tarderaient pas à tranquilliser leurs parents.

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Après dîner, ils se trouvèrent bien embarrassés; car ils n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s'étonnait de rien, dit à Virginie: "Notre case est vers le soleil du milieu du jour, il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois làbas avec ces trois pitons. Allons, marchons, mon amie." Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent, après une heure de marche, sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd'hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière, sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie; elle n'osa y mettre les pieds pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa, ainsi chargé, sur les roches glissantes de la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. "N'aie pas peur," lui disait-il, "je me sens bien fort avec toi. Si l'habitant de la Rivière-Noire t'avait refusé la grâce de son esclave, je me serais battu avec lui." "Comment!" dit Virginie, avec cet homme si grand et si méchant? A quoi t'ai-je exposé? Mon Dieu, qu'il est difficile de faire le bien! il n'y a que le mal de facile à faire." Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route, chargé de sa sœur, et il se flattait de monter ainsi la montagne qu'il voyait devant lui à une demi-lieue de là; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d'elle. Virginie lui dit alors: "Mon frère, le jour baisse; tu as encore des forces, et les miennes me manquent; laisse-moi ici, et retourne seul à notre case, pour tranquilliser nos mères.”"Oh! non," dit Paul; "je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j'allumerai du feu, j'abattrai un palmiste; tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa pour te mettre à l'abri." Cependant Virginie, s'étant un peu reposée, cueillit sur le tronc d'un vieux arbre, penché sur le bord de la rivière, de longues feuilles de scolopendre" qui pendaient de son tronc. Elle

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