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vous à Fabrice. Il y était déjà. Comme nous nous trouvâmes en humeur de boire, nous fîmes un peu d'excès, et nous nous en retournâmes chez nos maîtres en bon étata, c'est-àdire, entre deux vins22. Le seigneur Sangrado ne s'aperçut point de mon ivresse, parce que je lui racontai avec tant d'action le démélé23 que j'avais eu avec le petit docteur, qu'il prit ma vivacité pour un effet de l'émotion qui me restait encore de mon combat. D'ailleurs, il entrait pour son compte14 dans le rapport que je lui faisais ; et, se sentant piqué contre Cuchillo, "Tu as bien fait, Gil Blas," me dit-il, "de défendre l'honneur de nos remèdes contre ce petit avorton25 de la Faculté. Il prétend donc qu'on ne doit pas permettre les boissons aqueuses aux hydropiques? L'ignorant! Je soutiens, moi, qu'il faut leur en accorder l'usage. . .

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Il ne me soupçonna donc point d'avoir bu, tant il était en colère; car, pour l'aigrir encore davantage contre le petit docteur, j'avais mis dans mon rapport quelques circonstances de mon crú 26. Cependant, tout occupé qu'il était” de ce que je venais de lui dire, il ne laissa pas de s'apercevoir 28 que je buvais ce soir-là plus d'eau qu'à l'ordinaire. Effectivement, le vin m'avait fort altéré. Tout autre que Sangrado se serait défié de la soif qui me pressait, et des grands coups que j'avalais; mais lui, il s'imagina bonnement que je commençais à prendre goût aux boissons aqueuses. À ce que je vois, Gil Blas," me dit-il en souriant, “tu n'as plus tant d'aversion pour l'eau. Vraiment! tu la bois comme du nectar. Cela ne m'étonne point, mon ami, je savais bien que tu t'accoutumerais à cette liqueur." "Monsieur," lui répondis-je, "chaque chose a son temps; je donnerais à l'heure qu'il est, un muid de vin pour31 une pinte d'eau." Cette réponse charma le docteur, qui ne perdit pas une si belle occasion de relever 32 l'excellence de l'eau.

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Cependant d'autres désagréments que je ne tardai pas3 à éprouver, finirent par me détacher de la médecine. Je repris mon habit brodé, et après avoir dit adieu à mon maître, qui tâcha vainement de me retenir, je sortis de la ville à la pointe du jour, et je me hâtai de fuir d'un séjour où j'avais commis tant de meurtres.

Gil Blas devient le favori de l'archevêque de Grenade, et le canal de ses graces.

J'avais été, dans l'après-dînée, chercher mes hardes et mon cheval à l'hôtellerie où j'étais logé; après quoi j'étais revenu souper à l'archevêché, où l'on m'avait préparé une chambre fort propre et un lit de duvet. Le jour suivant, monseigneur me fit appeler de bon matin. C'était pour me donner une homélie à transcrire; mais il me recommanda de la copier avec toute l'exactitude possible. Je n'y manquai pas; je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi1 la joie qu'il en témoigna fut mêlée de surprise. "Est-il possible!" s'écria-t-il avec transport lorsqu'il eut parcouru des yeux2 tous les feuillets de ma copie, "vit-on jamais rien de si correct! Vous êtes trop bon copiste pour n'être pas grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami: n'avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre?" "Oh! monseigneur," lui répondis-je d'un air modeste, "je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques; et quand je le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur échapperaient à ma censure." Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point; mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu'il n'était pas auteur impunément3.

J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour; et j'appris enfin de don Fernand, qui le venait voir très-souvent, que j'en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même; et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi, avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu'il devait prononcer le lendemain dans sa cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pensais en général, il m'obligea de lui dire quels endroits m'avaient le plus frappé. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estimait davantage, ses morceaux favoris. Par là, je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d'un ouvrage.

"Voilà," s'écria-t-il, "ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment! Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure, l'oreille béotienne1." En un mot, il fut si content de moi qu'il me dit avec vivacité: "Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort3; je me charge de t'en faire un des plus agréables. Je t'aime, et pour te le prouver, je te fais mon confident."

Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux pieds de sa grandeur, tout pénétré de reconnaissance. J'embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train de s'enrichir. “Oui, mon enfant," reprit l'archevêque, dont mon action avait interrompu le discours, "je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher: mes homélies touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes, et recourir à la pénitence. J'ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main; d'arracher un voluptueux aux plaisirs, de remplir d'ambitieux les ermitages, et d'affermir dans leur devoir quantité de gens qui semblent être tentés de s'en écarter. Ces conversions, qui sont fréquentes, devraient toutes seules m'exciter au travail. Néanmoins je t'avouerai ma faiblesse, je me propose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement; c'est l'estime que le monde a pour les écrits finis et limés 10. L'honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages egalement förts et délicats; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation.

“Ainsi, mon cher Gil Blas," continua le prélat, “j'exige une chose de ton zèle: quand tu t'apercevras que ma plume sentira1 la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus ;. mon amour-propre pourrait me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé. Je fais choix du tien que je connais bon ; je m'en rapporterai à12 ton jugement." "Grâces au ciel," lui dis-je, "monseigneur,

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vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe13 de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre; ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenès, dont le génie supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces." "Point de flatterie," interrompit-il, "mon ami. Je sais que je puis tomber tout d'un coup. À mon âge, on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l'esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s'affaiblira, donne m'en aussitôt avis. Ne crains pas d'être franc et sincère; je recevrai cet avertissement comme une marque d'affection pour moi. D'ailleurs, il y va de ton intérêt15: si, par malheur pour toi, il me revenait qu'on dît dans la ville que mes discours n'ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t'ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion."

L'archevêque tombe en apoplexie. De l'embarras où se

trouve Gil Blas, et de quelle façon il en sort.

Deux mois après, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude1 alarme au palais épiscopal : l'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui donna de si bons remèdes que, quelques jours après, il n'y paraissait plus. Mais son esprit en reçut une rude atteinte3. Je le remarquai bien dès le premier discours qu'il composa. Je ne trouvai pas toutefois la différence, qu'il y avait de celui-là aux autres, assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore une homélie pour mieux savoir à quoi m'en tenir. Oh! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rabattait; tantôt il s'élevait trop haut, ou descendait trop bas : c'était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade".

Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, quand il la prononça, comme s'ils eussent été

• Le cardinal Ximenès, fameux ministre espagnol (1492).

aussi gagés pour l'examiner, se disaient tout bas les uns aux autres: "Voilà un sermon qui sent l'apoplexie1 " 'Allons, monsieur l'arbitre des homélies," me dis-je alors à moi-même, "préparez-vous à faire votre office.

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voyez que monseigneur tombe; vous devez l'en avertir, non-seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne soit assez franc pour vous prévenir11. En ce cas-là, vous savez ce qu'il en arriverait; vous seriez biffé12 de son testament."

Après ces réflexions, j'en faisais d'autres toutes contraires. L'avertissement dont il s'agissait 13 me paraissait délicat11 à donner je jugeais qu'un auteur entétés de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu'il était impossible qu'il le prit en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. Ajoutons à cela, que je comptais bien lui parler avec adresse, et lui faire avaler la pilule" tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu'à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n'étais plus embarrassé que d'une chose, je ne savais de quelle façon entameris la parole. Heureusement, l'orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu'on disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait toujours ses homélies, mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. "Comment donc mon ami," répliqua-t-il avec étonnement, "aurait-elle trouvé quelque Aristarque19a?" "Non, monseigneur," lui repartis-je, "non. Ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer; il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi?"

Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un

• Aristarque. Nom propre d'un grammairien célèbre d'Alexandrie, qui publia neuf livres de corrections sur Homère. On l'emploie figurément pour désigner un critique judicieux et sévère.

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