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Ce retard d'une heure, pendant lequel la fuite du monarque pouvait être découverte aux Tuileries et des courriers lancés sur sa trace, consterna les fugitifs. Cependant la voiture fut promptement réparée, et les voyageurs repartirent sans se douter que cette heure perdue coûtait peut-être la liberté et la vie à quatre personnes sur cinq qui composaient la famille royale.

L'heureux

Ils étaient pleins de sécurité et de confiance. succès de leur évasion du château, leur sortie de Paris, la ponctualité des relais jusque-là, la solitude des routes, l'inattention des villes et des villages qu'ils étaient obligés de traverser, tant de dangers déjà derrière eux, le salut si près devant eux, chaque tour de roue les rapprochant de M. de Bouillé et des troupes fidèles postées par lui pour les recevoir, la beauté même de la saison et du jour, si doux à des yeux qui ne se reposaient depuis deux ans que sur les foules séditieuses des Tuileries ou sur les forêts de baïonnettes du peuple armé sous leurs fenêtres, tout leur soulageait le cœur, tout leur faisait croire que la Providence se déclarait enfin pour eux, et que les prières si ferventes et si pures de ces enfants pressés sur leurs genoux, et de cet ange visible qui les accompagnait sous les traits de madame Élisabeth, avaient vaincu le malheur obstiné de leur sort.

Ils entrèrent à Châlons sous ces heureux auspices. C'était la seule grande ville qu'ils eussent à traverser. Il était trois heures et demie de l'après-midi. Quelques oisifs se groupaient autour des voitures pendant qu'on changeait les chevaux. Le roi se montra un peu imprudemment à la portière; il fut reconnu du maître de poste. Mais ce brave homme sentit qu'il avait la vie de son souverain dans un regard ou dans un geste d'étonnement; il refoula son émotion dans son âme; il détourna l'attention de la foule, aida lui-même à atteler les chevaux à la voiture du roi, et pressa les postillons de partir. Le sang de son roi ne tacha pas cet homme, parmi tout ce peuple.

La voiture roula hors des portes de Châlons. Le roi, la

Le marquis de Bouillé avait sous son commandement les troupes de la Lorraine, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Champagne.

reine, madame Élisabeth dirent à la fois: "Nous sommes sauvés!" En effet, après Châlons, le salut du roi n'appartenait plus au hasard, mais à la prudence et à la force. Le premier relais était à Pont-Sommevelle. On a vu plus haut qu'en vertu des dispositions de M. de Bouillé, M. de Choiseul et M. de Goguelat, à la tête d'un détachement de cinquante hussards, devaient s'y trouver pour protéger le roi, au besoin, et se replier derrière lui; ils devaient en outre, aussitôt qu'ils apercevraient la voiture du roi, envoyer un hussard avertir le poste de Sainte-Menehould, et de là celui de Clermont, du prochain passage de la famille royale. Le roi se croyait sûr de trouver là des amis dévoués et armés ; il ne trouva personne. M. de Choiseul, M. de Goguelat et les cinquante hussards étaient partis depuis une demi-heure. Le peuple semblait inquiet et agité, il rôdait en murmurant autour des voitures; il examinait d'un regard soupçonneux les voyageurs. Néanmoins, personne n'osa s'opposer au départ, et le roi arriva à sept heures et demie du soir à Sainte-Menehould. Dans cette saison de l'année (juin 1791) il faisait encore grand jour. Inquiet d'avoir passé deux des relais assignés, sans y trouver les escortes convenues, le roi, par un mouvement naturel, mit la tête à la portière pour chercher dans la foule un regard d'intelligence ou un officier affidé qui lui révélât le motif de cette absence des détachements. Ce mouvement le perdit. Le fils du maître de poste, Drouet, reconnut le roi, qu'il n'avait jamais vu, à sa ressemblance avec l'effigie de Louis XVI sur les pièces de monnaie.

Néanmoins, comme les voitures étaient déjà attelées, les postillons à cheval, et la ville occupée par un détachement de dragons qui pouvait forcer le passage, ce jeune homme n'osa pas entreprendre d'arrêter seul les voitures dans cet endroit. DE LAMARTINE. Histoire des Girondins.

LAMARTINE (Alphonse de Prat de),

Né à Mâcon en 1792, auteur vivant. Membre de l'Académie française et de l'Assemblée nationale. Également célèbre comme poëte, historien, et orateur, M. de Lamartine s'est vu placé au faîte de la gloire comme homme d'État par la révolution de

février 1848. Ses principaux poëmes sont les Méditations religieuses, Jocelyn, la Chute d'un ange, la Mort de Socrate, etc. (Voyez les MODÈLES DE POÉSIE FRANÇAISE.) Ses ouvrages en prose les plus remarquables sont les Souvenirs d'un voyage en Orient, l'Histoire des Girondins, et Raphaël.

ARRESTATION DE LOUIS XVI À VARENNES.

La petite ville de Varennes est formée de deux quartiers distincts, ville haute et ville basse, séparés par une rivière et un pont: un officier de M. de Choiseul avait placé le relais dans la ville basse de l'autre côté du pont. La mesure en elle-même était prudente, puisqu'elle faisait traverser aux voitures le défilé du pont avec les chevaux lancés de Clermont, et qu'en cas d'émotion populaire le changement des chevaux et le départ étaient plus faciles une fois le pont franchi. Mais il fallait que le roi en fût averti: il ne l'était pas. Le roi et la reine, vivement agités, descendent eux-mêmes de voiture et errent une demi-heure dans les rues désertes de la ville haute, cherchant à découvrir le relais. Ils frappent aux portes des maisons où ils voient des lumières, ils interrogent: on ne les comprend pas. Ils reviennent enfin découragés rejoindre les voitures que les postillons impatientés menacent de dételer et d'abandonner. À force

d'instances, d'or et de promesses, ils décident ces hommes à remonter à cheval et à passer outre. Les voitures repartent. Les

voyageurs se rassurent: ils attribuent cet accident à un malentendu et se` voient en espoir dans quelques minutes au milieu du camp de M. de Bouillé. La ville haute est traversée sans obstacle. Les maisons fermées reposent dans le calme le plus trompeur. Quelques hommes seulement veillent, et

ces hommes sont cachés et silencieux.

Entre la ville haute et la ville basse s'élève une tour à l'entrée du pont qui les sépare. Cette tour pose sur une voûte massive, sombre et étroite, que les voitures sont obligées de franchir au pas et où le moindre obstacle peut entraver le passage. Reste de la féodalité, piége sinistre où la noblesse prenait jadis les peuples, et où, par un retour

étrange, le peuple devait prendre un jour toute une monarchie. Les voitures sont à peine engagées dans l'obscurité de cette voûte que les chevaux, effrayés par une charrette renversée et par des obstacles jetés devant leurs pas, s'arrêtent, et que cinq ou six hommes sortant de l'ombre, les armes à la main, s'élancent à la tête des chevaux, aux siéges et aux portières des voitures, et ordonnent aux voyageurs de descendre et de venir, à la municipalité, faire vérifier leurs passe-ports. L'homme qui commandait ainsi à son roi, c'était Drouet. A peine arrivé de Sainte-Menehould, il était allé arracher à leur premier sommeil quelques jeunes patriotes de ses amis, leur faire part de ses conjectures et leur souffler l'inquiétude dont il était dévoré. Peu sûrs encore de la réalité de leurs soupçons ou voulant réserver pour eux seuls la gloire d'arrêter le roi de France, ils n'avaient pas averti la municipalité, éveillé la ville, ni ameuté le peuple. L'apparence d'un complot flattait plus leur patriotisme; ils se sentaient à eux seuls toute la nation.

À cette apparition soudaine, à ces cris, à la lueur de ces sabres et de ces baïonnettes, les gardes du corps se lèvent de leurs siéges, portent la main sur leurs armes cachées et demandent d'un coup d'œil les ordres du roi. Le roi leur défend d'employer la force pour lui ouvrir un passage. On retourne les chevaux et on ramène les voitures, escortées par Drouet et ses amis, devant la maison d'un épicier nommé Sausse, qui était en même temps procureur-syndica de la commune de Varennes. Là on fait descendre le roi et la famille pour examiner les passe-ports et constater la réalité des soupçons du peuple. Au même moment les affidés de Drouet se répandent en poussant des cris par toute la ville, frappent aux portes, montent au clocher, sonnent le tocsin. Les habitants effrayés s'éveillent; les gardes nationales de la ville et des campagnes voisines arrivent, un à un, à la porte de M. Sausse; d'autres se portent au quartier du détachement pour séduire les troupes ou pour les désarmer. En vain le roi commence par nier sa qualité : ses traits, ceux

Syndic, du grec oúvdikos (sundikos), avocat chargé de défendre une

de la reine le trahissent; il se nomme alors au maire et aux officiers municipaux; il prend les mains de M. Sausse. "Oui, je suis votre roi," dit-il, "et je confie mon sort et celui de ma femme, de ma sœur, de mes enfants à votre fidélité! Nos vies, le sort de l'empire, la paix du royaume, le salut même de la constitution sont entre vos mains! Laissez-moi partir; je ne fuis pas vers l'étranger, je ne sors pas du royaume, je vais au milieu d'une partie de mon armée et dans une ville française recouvrer ma liberté réelle, que les factieux ne me laissent pas à Paris, et traiter de là avec l'Assemblée, dominée comme moi par la terreur de la populace. Je ne vais pas détruire, je vais abriter et garantir la constitution; si vous me retenez, c'en est fait d'elle, de moi, de la France peut-être ! Je vous conjure, comme homme, comme mari, comme père, comme citoyen! Ouvrez-nous la route! dans une heure nous sommes sauvés! la France est sauvée avec nous! Et si vous gardez dans le cœur cette fidélité que vous professez dans vos paroles pour celui qui fut votre maître, je vous ordonne comme roi!"

Ces hommes, attendris, respectueux dans leur violence, hésitent et semblent vaincus; on voit, à leur physionomie, à leurs larmes, qu'ils sont combattus entre leur pitié naturelle pour un si soudain renversement du sort et leur conscience de patriotes. Le spectacle de leur roi suppliant qui presse leurs mains dans les siennes, de cette reine tour à tour majestueuse et agenouillée, qui s'efforce, ou par le désespoir ou par la prière, d'arracher de leur bouche le consentement au départ, les bouleverse. Ils céderaient s'ils n'écoutaient que leur âme: mais ils commencent à craindre pour euxmêmes la responsabilité de leur indulgence. Le peuple leur demandera compte de son roi, la nation de son chef. L'égoïsme les endurcit. La femme de M. Sausse, que son mari consulte souvent du regard, et dans le cœur de laquelle la reine espère trouver plus d'accès, reste elle-même la plus insensible. Pendant que le roi harangue les officiers municipaux, la princesse éplorée, ses enfants sur ses genoux, assise dans la boutique entre deux ballots de marchandises, montre ses enfants à madame Sausse: "Vous êtes mère,

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