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sur les richesses coloniales d'un monde inconnu. Il crée la compagnie du Mississipi. L'on voit, pour la première fois, les hommes repousser l'or; la valeur des billets croît d'heure en heure. On s'étouffe dans la rue Quincampoixa, aux portes des bureaux où l'on échange pour du papier ce métal incommode. Le régent devient un des directeurs de l'entreprise, et se fait banquier. Cependant la confiance s'ébranle, cette religion du papier a ses incrédules: il tombe rapidement. Malheur aux derniers possesseurs; d'étranges bouleversements s'opèrent, le riche devient pauvre, le pauvre riche. La fortune, qui jusque-là tenait au sol et s'immobilisait dans les familles, s'est, pour la première fois, volatilisée; elle suivra désormais les besoins du commerce et de l'industrie. Un mouvement analogue a lieu par toute l'Europe; les esprits sont, pour ainsi dire, détachés de la glèbe. Law, s'enfuyant, a du moins laissé ce bienfait.

MICHELET. Précis de l'Histoire de France.

Né à Paris en 1798.

MICHELET (Jules),

Auteur vivant.

Les divers ouvrages his

toriques de cet écrivain jouissent d'une réputation aussi grande que méritée. L'Histoire de France, à laquelle il travaille depuis longtemps, sera la meilleure de toutes celles qui ont paru jusqu à présent, si l'on peut en juger d'après les premiers volumes.

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

en

L'HISTOIRE de la révolution française commence Europe l'ère des sociétés nouvelles, comme la révolution d'Angleterre a commencé l'ère des gouvernements nouveaux. Cette révolution n'a pas seulement modifié le pouvoir politique, elle a changé toute l'existence intérieure de la nation. Les formes de la société du moyen âge existaient encore. Le sol était divisé en provinces ennemies, les hommes étaient distribués en classes rivales. La noblesse avait perdu tous ses pouvoirs, quoiqu'elle eût conservé ses distinctions: le peuple ne possédait aucun

aRue de Paris habitée alors par les banquiers.

droit, la royauté n'avait pas de limites, et la France était livrée à la confusion de l'arbitraire ministériel, des régimes particuliers et des priviléges des corps. À cet ordre abusif, la révolution en a substitué un plus conforme à la justice et plus approprié à nos temps. Elle a remplacé l'arbitraire par la loi, le privilége par l'égalité; elle a délivré les hommes des distinctions des classes, le sol des barrières des provinces, l'industrie des entraves des corporations et des jurandesa, l'agriculture des sujétions féodales et de l'oppression des dîmes, la propriété des gênes des substitutions; et elle a tout ramené à un seul état, à un seul droit, à un seul peuple.

Pour opérer d'aussi grandes réformes, la révolution a eu beaucoup d'obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passagers à côté de ses bienfaits durables. Les privilégiés ont voulu l'empêcher, l'Europe a tenté de la soumettre; et, forcée à la lutte, elle n'a pu ni mesurer ses efforts, ni modérer sa victoire. La résistance intérieure a conduit à la souveraineté de la multitude, et l'agression du dehors à la domination militaire. Cependant le but a été atteint, malgré l'anarchie et malgré le despotisme : l'ancienne société a été détruite pendant la révolution, et la nouvelle s'est assise sous l'empire.

Lorsqu'une réforme est devenue nécessaire, et que le moment de l'accomplir est arrivé, rien ne l'empêche, et tout la sert. Heureux alors les hommes, s'ils savaient s'entendre, si les uns cédaient ce qu'ils ont de trop, si les autres se contentaient de ce qui leur manque; les révolutions se feraient à l'amiable, et l'historien n'aurait à rappeler ni excès ni malheurs; il n'aurait qu'à montrer l'humanité rendue plus sage, plus libre et plus fortunée. Mais jusqu'ici les annales des peuples n'offrent aucun exemple de cette prudence dans les sacrifices: ceux qui devraient les faire les refusent; ceux qui les demandent les imposent ; et le bien s'opère comme le mal, par le moyen et avec la violence de l'usurpation. MIGNET.

Jurande. La charge de juré d'un métier, ou le temps pendant lequel on l'exerçait.

MIGNET (François-Auguste-Alexis),

Né à Aix en 1796; auteur vivant; membre de l'Académie des sciences morales et directeur des archives au ministère des affaires étrangères. Son Histoire de la révolution française et celle des Négociations relatives à la succession d'Espagne l'ont placé au rang des premiers écrivains du dix-neuvième siècle.

PRISE DE LA BASTILLE.

Le peuple, dès la nuit du 13 (juillet 1789), s'était porté vers la Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que des instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri: "À la Bastille!" Le vœu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiersa; ainsi, les idées avaient pris d'avance cette direction. On demandait toujours des armes. Le bruit s'était répandu que l'Hôtel des Invalides en contenait un dépôt considérable. On s'y rend aussitôt. Le commandant, M. de Sombreuil, en fait défendre l'entrée, disant qu'il doit demander des ordres à Versailles. Le peuple ne veut rien entendre, se précipite dans l'Hôtel, enlève les canons et une grande quantité de fusils. Déjà dans ce moment une foule considérable assiégeait la Bastille. Les assiégeants disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu'il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député d'un district demande à être introduit dans la forteresse, et l'obtient du commandant. En faisant la visite, il trouve trente-deux Suisses et quatre-vingt-deux invalides, et reçoit la parole de la garnison de ne pas faire feu si elle n'est attaquée. Pendant ces pourparlers, le peuple, ne voyant pas paraître son député, commence à s'irriter, et celui-ci est obligé de se montrer

a Ces cahiers étaient les instructions qu'avaient reçues de leurs commettants les députés aux états généraux, c'est-à-dire, à l'assemblée des trois ordres du royaume, qui étaient le clergé, la noblesse, et le tiers état (les députés du peuple). En 1789. le tiers état se constitua en assemblée nationale et déclara illégale toute autre représentation. b Voyez la note ", page 67.

• Soldats suisses au service du roi. Le corps des troupes suisses fut supprimé en 1830.

coups

pour apaiser la multitude. Il se retire enfin vers onze heures du matin. Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu'une nouvelle troupe arrive en armes, en criant: "Nous voulons la Bastille!" La garnison somme les assaillants de se retirer, mais ils s'obstinent. Deux hommes montent avec intrépidité sur le toit du corps-de-garde, et brisent à de hache les chaînes du pont, qui retombe. La foule s'y précipite, et court à un second pont pour le franchir de même. En ce moment une décharge de mousqueterie l'arrête: elle recule, mais en faisant feu. Le combat dure quelques instants. Les électeurs réunis à l'Hôtel-de-Villea, entendant le bruit de la mousqueterie, s'alarment toujours davantage, et envoient deux députations, l'une sur l'autre, pour sommer le commandant de laisser introduire dans la place un détachement de milice parisienne, sur le motif que toute force militaire dans Paris doit être sous la main de la ville. Ces deux députations arrivent successivement. Au milieu de ce siége populaire, il était très-difficile de se faire entendre. Le bruit du tambour, la vue d'un drapeau suspendent quelque temps le feu. Les députés s'avancent ; la garnison les attend, mais il est impossible de s'expliquer. Des coups de fusil sont tirés, on ne sait d'où. Le peuple, persuadé qu'il est trahi, se précipite pour mettre le feu à la place; la garnison tire alors à mitraille1. Les gardesfrançaises arrivent avec du canon et commencent une attaque en forme.

Sur ces entrefaites, un billet adressé par le baron de Besenvale à Delaunay, commandant de la Bastille, est intercepté et lu à l'Hôtel-de-Ville; Besenval engageait Delaunay à résister, lui assurant qu'il serait bientôt secouru. C'était en effet dans la soirée de ce jour que devaient

Les troubles qui eurent lieu à Paris pendant les journées des 12 et 13 juillet 1789 déterminèrent la bourgeoisie à s'assembler dans les districts. Les électeurs des députés aux Etats-Généraux accoururent à l'Hôtel-de-Ville, et, se réunissant au corps municipal, créèrent sur-lechamp la milice parisienne.

Gardes-françaises. On donnait ce nom au régiment d'infanterie française destiné à garder les avenues des lieux où le roi était logé. Besenval était lieutenant général des troupes réunies autour de

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Paris.

:

s'exécuter les projets de la cour. Cependant Delaunay, n'étant point secouru, voyant l'acharnement du peuple, se saisit d'une mèche allumée et veut faire sauter la place. La garnison s'y oppose, et l'oblige à se rendre les signaux sont donnés, un pont est baissé. Les assiégeants s'approchent en promettant de ne commettre aucun mal; mais la foule se précipite et envahit les cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les invalides assaillis ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévoûment des gardes-françaises. En ce moment, une fille, belle, jeune et tremblante, se présente: on la suppose fille de Delaunay; on la saisit, et elle allait être brûlée, lorsqu'un brave soldat se précipite, l'arrache aux furieux, court la mettre en sûreté, et retourne à la mêlée.

Il était cinq heures et demie. Les électeurs étaient dans la plus cruelle anxiété, lorsqu'ils entendent un murmure sourd et prolongé. Une foule se précipite en criant victoire. La salle est envahie; un garde-française, couvert de blessures, couronné de lauriers, est porté en triomphe par le peuple. Le règlement et les clefs de la Bastille sont au bout d'une baïonnette; une main sanglante, s'élevant au-dessus de la foule, montre une boucle de col: c'était celle du gouverneur Delaunay qui venait d'être décapité. Deux gardes-françaises, Élie et Hullin, l'avaient défendu jusqu'à la dernière extrémité. D'autres victimes avaient succombé, quoique défendues avec héroïsme contre la férocité de la populace. Une espèce de fureur commençait à éclater contre Flesselles, le prévôt des marchands, qu'on accusait de trahison. On prétendait qu'il avait trompé le peuple en lui promettant plusieurs fois des armes qu'il ne voulait pas lui donner. La salle était pleine d'hommes tout bouillants d'un long combat, et pressés par cent mille autres qui, restés au dehors, voulaient entrer à leur tour. Les électeurs s'efforçaient de justifier Flesselles aux yeux de la multitude. Il commençait à perdre son assurance, et déjà tout pâle il s'écrie: "Puisque je suis

a Un garde-française, c'est-à-dire un soldat des gardes-françaises.

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