Page images
PDF
EPUB

saignée et dans la boisson fréquente. Je n'ai plus rien à t'apprendre, tu sais la médecine à fond", et, profitant du fruit de ma longue expérience, tu deviens tout d'un coup aussi habile que moi. Tu peux," continua-t-il, "me soulager présentement: tu tiendras le matin notre registre, et l'après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de mes malades. Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tters état 30 où l'on m'appellera; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger31 à notre corps. Tu es savant, Gil Blas, avant que d'être médecin; au lieu que les autres sont longtemps médecins, et la plupart toute leur vie, avant que d'être savants.”

:

32

Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut; et, pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand elles seraient contraires à celles d'Hippocratea. Cette assurance pourtant n'était pas tout à fait sincère je désapprouvais son sentiment sur l'eau, et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes malades. Je pendis au croc33 mon habit, pour en prendre un de mon maître et me donner l'air d'un médecin. Après quoi je me disposai à exercer la médecine aux dépens de qui il appartiendrait34. Je débutai par un alguazil qui avait une pleurésiec: j'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde et qu'on ne lui plaignit 36 point l'eau. J'entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et je ne lui défendis point la boisson. Je reçus douze réaux37 pour mes ordonnances; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession, que je ne

Hippocrate. Né à Cos en 460 av. J.-C. et surnommé le prince de la médecine.

Alguazil (on prononce algouazil), agent de police espagnol.

Pleurésie, du grec λevρà (pleura), plèvre. En anatomie, on donne le nom de plèvre à la membrane qui tapisse l'intérieur de la poitrine, et, en médecine, on appelle pleurésie, une douleur de côté fort vive, causée par l'inflammation de la plèvre, et souvent de la partie externe du poumon.

demandai plus que plaie et bosse3. En sortant de la maison du pâtissier, je rencontrai Fabrice, que je n'avais point vu depuis la mort du licencié Sédillo. Il me regarda pendant quelque temps avec surprise; puis il se mit à rire de toute sa force, en se tenant les côtés 39. Ce n'était pas sans raison: j'avais un manteau qui traînait à terre, avec un pourpoint et un haut-de-chausses quatre fois plus longs et plus larges qu'il ne fallait. Je pouvais passer pour une figure originale. Je le laissai s'épanouir la rate, non sar.s être tenté de suivre son exemple; mais je me contraignis pour garder le décorum dans la rue, et mieux contrefaire le médecin, qui n'est pas un animal risible. Si mon air ridicule avait excité les ris de Fabrice, mon sérieux les redoubla; et, lorsqu'il s'en fut bien donné", "Ma foi! Gil Blas," me dit-il, "te voilà plaisamment équipé! Qui t'a déguisé de la sorte?" "Tout beau, mon ami," lui répondis-je, "tout beau! respecte un nouvel Hippocrate. Apprends que je suis le substitut du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid. Je demeure chez lui depuis trois semaines. Il m'a montré la médecine à fond; et, comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent, j'en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons, et moi dans les petites." "Fort bien," reprit Fabrice; "c'est-à-dire, qu'il t'abandonne le sang du peuple, et se réserve celui des personnes de qualité. Je te félicite de ton partage; il vaut mieux“ avoir affaire à la populace qu'au grand monde13. Vive un médecin de faubourg"! ses fautes sont moins en vue, et ses assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant," ajouta-t-il, "ton sort me paraît digne d'envie; et, pour parler comme Alexandrea, si je n'étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas."

46

Pour faire voir au fils du barbier Nunez qu'il n'avait pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l'alguazil et du pâtissier; puis nous

• Alexandre, roi de Macédoine, dit à ses officiers qui s'étaient moqués de Diogène: "Pour moi, si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène." Voyez PLUTARQUE.

48

entrâmes dans un café pour en boire une partie. On nous apporta d'assez bon vin, que l'envie d'en goûter me fit trouver encore meilleur qu'il n'était. J'en bus à longs traits18; et, n'en déplaise à l'oracle latin, à mesure que3° j'en versais dans mon estomac, je sentais que ce viscère ne me savait pas mauvais gré31 des injustices que je lui faisais. Ensuite, voyant que la nuit approchait, nous nous séparâmes, après nous être mutuellement promis que le jour suivant, l'après-dînée, nous nous retrouverions au même lieu.

Gil Blas continue d'exercer la médecine avec autant de succès que de capacité.

Je ne fus pas sitôt au logis que le docteur Sangrado y arriva. Je lui parlai des malades que j'avais vus, et lui remis entre les mains huit réaux qui me restaient des douze que j'avais reçus pour mes ordonnances. "Huit réaux!" me dit-il, après les avoir comptés, "c'est peu de chose pour deux visites; mais il faut tout prendre." Aussi les prit-il presque tous. Il en garda six, et me donna les deux autres. "Tiens, Gil Blas," poursuivit-il, "voilà pour commencer à te faire un fonds2; je t'abandonne le quart de ce que tu m'apporteras. Tu seras bientôt riche, mon ami, car il y aura, s'il plaît au ciel, bien des maladies cette année."

J'avais lieu d'être3 content de mon partage. Cela m'inspira une nouvelle ardeur pour la médecine. Le lendemain, dès que j'eus dîné, je repris mon habit de substitut, et me remis en campagne. Je visitai plusieurs malades que j'avais inscrits, et je les traitai tous de la même manière, i bien qu'ils eussent des maux différents. Jusques-là, les choses s'étaient passées sans bruit, et personne, grâce au ciel, ne s'était encore révolté contre mes ordonnances; mais, quelque excellente que soit la pratique d'un médecin, elle ne saurait manquer de censeurs. J'entrai chez un marchand épicier qui avait un fils hydropique. J'y trouvai un petit Hydropique, du grec vdwp (hudór), eau, et d'ŵ (óps), aspect, parce qu'on reconnaît la présence de l'eau à l'enflure du corps de celui qui est attaqué d'hydropisie.

a

médecin brun qu'on nommait le docteur Cuchillo, et qu'un parent du maître de la maison venait d'amener. Je fis de profondes révérences à tout le monde, et particulièrement au personnage que je jugeai qu'on avait appelé pour le consulter sur la maladie dont il s'agissait. Il me salua d'un air grave; puis, m'ayant envisagés quelques moments avec beaucoup d'attention: "Seigneur docteur," me dit-il, "je vous prie d'excuser ma curiosité: je croyais connaître tous les médecins de Valladolid, mes confrères, et je vous avoue que vos traits me sont inconnus. Il faut que depuis très-peu de temps vous soyez venu vous établir dans cette ville." Je répondis que j'étais un jeune praticien, et que je ne travaillais encore que sous les auspices du docteur Sangrado. "Je vous félicite," reprit-il poliment, "d'avoir embrassé la méthode d'un si grand homme. Je ne doute point que vous ne soyez déjà très-habile, quoique vous paraissiez fort jeune." Il dit cela d'un air si naturel, que je ne savais s'il avait parlé sérieusement, ou s'il s'était moqué de moi; et je rêvais à ce que je devais lui répliquer, lorsque l'épicier, prenant ce moment pour parler, nous dit: "Messieurs, je suis persuadé que vous savez parfaitement l'un et l'autre l'art de la médecine: examinez, s'il vous plaît, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à propos qu'on fasse pour le guérir."

Là-dessus le petit médecin se mit à observer le malade; et, après m'avoir fait remarquer tous les symptômes qui découvraient la nature de la maladie, il me demanda de quelle manière je pensais qu'on dût le traiter. "Je suis d'avis," répondis-je, "qu'on le saigne tous les jours, et qu'on lui fasse boire de l'eau chaude abondamment." À ces paroles, le médecin me dit en souriant d'un air plein de malice: “Et vous croyez que ces remèdes lui sauveront la vie?" "N'en doutez pas," m'écriai-je, d'un ton ferme, "ils doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre toutes sortes de maladies. Demandez au seigneur Sangrado." "Sur ce pied-là," reprit-il, "Celse a grand tort d'assurer que pour guérir plus facilement u hydropique, il est à propos de lui faire souffrir la soif et la

faim." "Oh! Celse," lui repartis-je, "nest pas mon oracle; il se trompait comme un autre, et quelquefois je me sais bon gré d'aller contre ses opinions." "Je reconnais à vos discours," me dit Cuchillo, “la pratique sûre et satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson font sa médecine universelle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes gens périssent entre ses mains!" "N'en venons point aux invectives"," interrompis-je assez brusquement: “un homme de votre profession a bonne gráce11 de faire de pareils reproches! Allez, allez, monsieur le docteur, sans saigner et sans faire boire de l'eau chaude, on envoie bien des malades en l'autre monde; et vous en avez peut-être vous-même expédié plus qu'un autre. Si vous en voulez au12 seigneur Sangrado, écrivez contre lui, il vous répondra, et nous verrons de quel côté seront les rieurs.' "Par saint Jacques et par saint Denis!" interrompit-il à son tour avec emportement 13, vous ne connaissez guère le docteur Cuchillo. Sachez, mon ami, que j'ai bec et ongles1, et que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré sa présomption et sa vanité, n'est qu'un original " La figure du petit médecin me fit mépriser sa colère. Je lui répliquai avec aigreur; il me repartit de la même sorte, et bientôt nous en vinmes aux gourmades 16. Nous eûmes le temps de nous donner quelques coups de poing et de nous arracher l'un à l'autre une poignée de cheveux, avant que l'épicier et son parent pussent nous séparer. Lorsqu'ils en furent venus à bout", ils me payèrent ma visite, et retinrent mon antagoniste, qui leur parut apparemment plus habile que moi.

18

[ocr errors]

وو

Après cette aventure, peu s'en fallut qu'il ne m'en arrivát une autre18. J'allai voir un gros chantre qui avait la fièvre. Sitôt qu'il m'entendit parler d'eau chaude, il se montra si récalcitrant contre ce spécifique qu'il se mit à20 jurer. Il me dit un million d'injures, et me menaça même de me jeter par les fenêtres. Je sortis de chez lui plus vite que je n'y étais entré. Je ne voulus plus voir de malades ce jour-là, et je gagnai l'hôtellerie où j'avais donné rendez

« PreviousContinue »