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les faites tarir. Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les étrangers chez vous; si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement, et ne reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux, et les accoutument à se passer de vous. Il faut même vous avouer que depuis quelque temps la gloire de Tyr est bien obscurcie. Oh! si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmaliona, vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine."

FÉNELON.

FENELON (François de SALIGNAC de la MOTTE).

Né au château de Fénelon, en Querci, le 6 août 1651; il mourut à Cambrai, le 7 janvier 1715.

Membre de l'Académie française, archevêque de Cambrai, cet illustre écrivain dut à son immortel Télémaque le surnom de Racine de la prose. Ce chef-d'œuvre de style poétique, de morale et de politique, fut composé pour l'éducation du duc de Bourgogne, dont Fénelon était le digne précepteur. Ses Fables, pleines d'élégance, de grâce et de naturel, ainsi que ses Dialogues des morts, où de hautes leçons morales sont cachées sous les discussions familières et intéressantes des plus illustres personnages de l'histoire, tendaient aussi au même but.

Son Traité de l'existence de Dieu se distingue par la force de la vérité qui s'y trouve présentée et par les connaissances profondes et variées de l'auteur.

De sévères vérités (voyez la page 13) exprimées cependant avec modération dans le Télémaque, des portraits tracés avec la conscience d'un homme de bien, lui aliénèrent la faveur de Louis XIV qui, en 1693, le relégua à Cambrai, dont il le fit nommer archevêque. C'est là qu'il passa le reste de ses jours dans la pratique de toutes les vertus religieuses et dans la culture des lettres. Fénelon est le premier de tous les prosateurs français par son style pur, coulant, harmonieux, plein de grâce et d'imagination.

Pygmalion, roi de Tyr. Il se rendit odieux par son avarice et sa cruauté. Il fit périr Sichée, mari de Didon, sa sœur, afin de s'emparer de ses richesses. Didon s'enfuit et alla fonder une nouvelle ville en Afrique, la célèbre Carthage.

C

FRAGMENTS DES AVENTURES DE GIL BLAS DE

SANTILLANE.

Gil Blas s'engage au service du docteur Sangrado, et devient un célèbre médecin.

Je résolus d'aller trouver le seigneur Arias de Londona, et de choisir dans son registre une nouvelle condition1; mais, comme j'étais près d'entrer dans le cul-de-sacb2 où il demeurait, je rencontrai le docteur Sangrado: je pris la liberté de le saluer. Il me remit3 dans le moment, quoique j'eusse changé d'habit; et, témoignant quelque joie de me voir: "Eh! te voilà, mon enfant," me dit-il, "je pensais à toi tout à l'heure. J'ai besoin d'un bon garçon pour me servir, et je songeais que tu serais bien mon fait si tu savais lire et écrire." "Monsieur," lui répondis-je," sur ce pied-là je suis donc votre affaires." "Cela étant," reprit-il, "tu es l'homme qu'il me faut. Viens chez moi; tu n'y auras que de l'agrément; je te traiterai avec distinction. Je ne te donnerai point de gages, mais rien ne te manquera. J'aurai soin de t'entretenir proprement, et je t'enseignerai le grand art de guérir toutes les maladies. En un mot, tu seras plutôt mon élève que mon valet.”

J'acceptai la proposition du docteur, dans l'espérance que je pourrais, sous un si savant maître, me rendre illustre dans la médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ pour m'installer dans l'emploi qu'il me destinait; et cet emploi consistait à écrire le nom et la demeure des malades qui l'envoyaient chercher pendant qu'il était en ville. Il y` avait pour cet effet au logis un registre dans lequel une vieille servante, qu'il avait pour tout domestique", marquait les adresses; mais, outre qu'elle ne savait point l'orthographe, elle écrivait si mal qu'on ne pouvait le plus souvent déchiffrer son écriture. Il me chargea du soin de tenir ce livre, qu'on pouvait justement appeler un registre

a Arias de Londona était un agent à Valladolid qui se chargeait de placer les domestiques.

b Cul-de-sac. Petite rue qui n'a point d'issue. On dit aussi, Impasse.

mortuaire, puisque les gens dont je prenais les noms mouraient presque tous. J'inscrivais, pour ainsi dire, les personnes qui voulaient partir pour l'autre monde, comme un commis, dans un bureau de voiture publique, écrit le nom de ceux qui retiennent des places. J'avais souvent la plume à la main, parce qu'il n'y avait point, en ce temps-là, de médecin à Valladolid plus accrédité que le docteur Sangrado. Il s'était mis en réputation dans le public par un verbiage spécieux 10 soutenu d'un air imposant, et par quelques cures heureuses qui lui avaient fait plus d'honneur qu'il n'en méritait.

Il ne manquait pas de pratiques, ni par conséquent de bien. Il n'en faisait pas toutefois meilleure chère: on vivait chez lui très-frugalement. Nous ne mangions d'ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites ou du fromage. Il disait que ces aliments étaient les plus convenables à l'estomac, comme étant les plus propres à la trituration, c'est-à-dire à être broyés plus aisément. Néanmoins, bien qu'il les crít1 de facile digestion, il ne voulait point qu'on s'en rassasiát13; en quoi, certes, il se montrait fort raisonnable. Mais s'il nous défendait, à la servante et à moi, de manger beaucoup, en récompense il nous permettait de boire de l'eau à discrétion1. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait quelquefois: "Buvez, mes enfants; la santé consiste dans la souplesse et l'humectation des parties. Buvez de l'eau abondamment; c'est un dissolvant universel. Le cours 15 du sang est-il ralenti, elle le précipite; est-il trop rapide, elle en arrête l'impétuosité." Notre docteur était de si bonne foi sur cela qu'il ne buvait jamais lui-même que de l'eau, bien qu'il fût dans un âge avancé. Il définissait la vieillesse une phthisiea1 naturelle qui nous dessèche et nous consume; et, sur cette définition, il déplorait l'ignorance de ceux qui nomment le vin le lait des vieillards. Il sou

Phthisie, du grec plíois (phthisis), dérivé du verbe poiw (phthiổ) ou 40éw (phtheo), je sèche, je corromps. Terme de Médecine. Il se dit de toute sorte de maigreur et de consomption du corps, de quelque cause qu'elle vienne.

tenait que le vin les use et les détruit; et il disait fort éloquemment que cette liqueur funeste est pour eux, comme pour tout le monde, un ami qui trahit et un plaisir qui trompe.

Malgré ces beaux raisonnements, après avoir été huit jours dans cette maison, je commençai à sentir de grands maux d'estomac, que j'eus la témérité d'attribuer au dissolvant universel et à la mauvaise nourriture que je prenais. Je m'en plaignis à mon maître, dans la pensée qu'il pourrait se relâcher et me donner un peu de vin à mes repas; mais il était trop ennemi de cette liqueur pour me l'accorder. "Si tu sens," me dit-il, "quelque dégoût pour l'eau pure, il y a des secours innocents pour soutenir l'estomac contre la fadeur des boissons aqueuses. La sauge, par exemple, et la véronique", leur donnent un goût délectable; et si tu veux les rendre encore plus délicieuses, tu n'as qu'à y mêler de la fleur d'œillets, de romarin19 ou de coquelicot 20 "

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d'une

L'eau

Il avait beau" vanter l'eau, et m'enseigner le secret d'en composer des breuvages exquis, j'en buvais avec tant de modération que, s'en étant aperçu, il me dit: "Eh! vraiment, Gil Blas, je ne m'étonne point si tu ne jouis pas parfaite santé; tu ne bois pas assez, mon ami. prise en petite quantité ne sert qu'à développer les parties de la bile, et qu'à leur donner plus d'activité; au lieu qu'il les faut noyer par un délayant 22 copieux. Ne crains pas, mon enfant, que l'abondance de l'eau affaiblisse ou refroidisse ton estomac : loin de toi cette terreur paniquea que tu te fais peut-être de la boisson fréquente. Je te garantis de l'événement; et si tu ne me trouves pas bon pour t'en répondre, Celseb même t'en sera garant. Cet oracle latin fait un éloge admirable de l'eau: ensuite, il dit en termes exprès que ceux qui, pour boire du vin, s'excusent sur la

Terreur subite, dont on est troublé sans sujet. Terreur panique dans l'histoire grecque se dit particulièrement de l'épouvante qui se répandit parmi les Gaulois, attaqués par les Grecs auprès du temple de Delphes on a supposé que le dieu Pan avait pris, en cette occasion, la défense des Grecs, et répandu l'effroi parmi les barbares.

Celse, médecin et philosophe, l'Hippocrate des Latins (A.D. 36)

faiblesse de leur estomac, font une injustice manifeste à ce viscère, et cherchent à couvrir leur sensualité.”

Comme j'aurais eu mauvaise grâce de me montrer indocile en entrant dans la carrière de la médecine, je parus persuadé qu'il avait raison; j'avouerai même que je le crus effectivement. Je continuai donc à boire de l'eau sur la garantie de Celse, ou plutôt je commençai à noyer la bile en buvant copieusement de cette liqueur; et, quoique de jour en jour je m'en sentisse plus incommodé, le préjugé l'emportait sur25 l'expérience. J'avais, comme on voit, une heureuse disposition à devenir médecin. Je ne pus pourtant résister toujours à la violence de mes maux, qui s'accrurent à un point26 que je pris enfin la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi qui me fit changer de sentiment.

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Écoute, mon enfant," me dit-il un jour, “je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude avant de les récompenser. Je suis content de toi, je t'aime ; et, sans attendre que tu m'aies servi plus longtemps, je vais faire ton bonheur. Je veux tout à l'heure te découvrir le fin" de l'art salutaire que je professe depuis tant d'années. Les autres médecins en font consister la connaissance dans mille sciences pénibles; et moi, je prétends t'abréger un chemin si long, et t'épargner la peine d'étudier la physiquea, la pharmacie, la botanique, et l'anatomied. Sache, mon ami, qu'il ne faut que saigner et faire boire de l'eau chaude: voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde. Oui, ce merveilleux secret que je te révèle, et que la nature, impénétrable à mes confrères, n'a pu dérober à mes observations, est renfermé dans ces deux points: dans la

a

Physique, du grec púois (phusis), nature. Science qui a pour objet les propriétés accidentelles ou permanentes des corps matériels, lorsqu'on les étudie sans les décomposer chimiquement.

Pharmacie, du grec pápμakov (pharmakon), dérivé probablement de pépw (phero), je porte, et de äros (akos), remède, ou axos (achos), douleur. L'art de préparer et de composer les médicaments.

Botanique, du grec Borávn (botane), herbe.

• Anatomie, du grec ảvà (ana), à travers, et de réμvw (temnó), je coupe.

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