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trompé dans cette affaire, plus il voulait être obéi; qu'il fallait céder au temps et plier sous la nécessité; qu'il prenait la liberté de lui conseiller de tout tenter auprès des ministres par la voie des négociations; de ne point mettre de l'inflexibilité où il ne fallait que de la douceur, et d'attendre de la politique et du temps le remède à un mal que la violence aigrirait sans ressource.

Mais ni les propositions de ces vieux janissaires, ni les lettres de Poniatowski, ne purent donner seulement au roi l'idée qu'il pouvait fléchir sans déshonneur. Il aimait mieux mourir de la main des Turcs que d'être en quelque sorte leur prisonnier: il renvoya ces janissaires sans les vouloir voir, et leur fit dire que, s'ils ne se retiraient, il leur ferait couper la barbe, ce qui est dans l'Orient le plus outrageant de tous les affronts.

Les vieillards, remplis de l'indignation la plus vive, s'en retournèrent en criant: "Ah! la tête de fer! puisqu'il veut périr, qu'il périsse." Ils vinrent rendre compte au bacha de leur commission, et apprendre à leurs camarades de Bender l'étrange réception qu'on leur avait faite. Tous jurèrent alors d'obéir aux ordres du bacha sans délai, et eurent autant d'impatience d'aller à l'assaut qu'ils en avaient eu peu le jour précédent.

L'ordre est donné dans le moment: les Turcs marchent aux retranchements: les Tartares les attendaient déjà, et les canons commençaient à tirer. Les janissaires d'un côté, et les Tartares de l'autre, forcent en un instant ce petit camp; à peine vingt Suédois tirèrent l'épée; les trois cents soldats furent enveloppés et faits prisonniers sans résistance. Le roi était alors à cheval, entre sa maison et son camp, avec les généraux Hord, Dahldorf, et Sparre: voyant que tous les soldats s'étaient laissé prendre en sa présence, il dit de sang-froid à ces trois officiers: "Allons défendre la maison; nous combattrons," ajouta-t-il en souriant, "pro aris et focis."

Aussitôt il galope avec eux vers cette maison, où il avait mis environ quarante domestiques en sentinelle, et qu'on avait fortifiée du mieux qu'on avait

pu.

Ces généraux, tout accoutumés qu'ils étaient à l'opiniâtre intrépidité de leur maître, ne pouvaient se lasser d'admirer qu'il voulût de sang-froid, et en plaisantant, se défendre contre dix canons et toute une armée; ils le suivirent avec quelques gardes et quelques domestiques, qui faisaient en tout vingt personnes.

Mais quand ils furent à la porte, ils la trouvèrent assiégée de janissaires; déjà même près de deux cents Turcs ou Tartares étaient entrés par une fenêtre, et s'étaient rendus maîtres de tous les appartements, à la réserve d'une grande salle où les domestiques du roi s'étaient retirés. Cette salle était heureusement près de la porte par où le roi voulait entrer avec sa petite troupe de vingt personnes ; il s'était jeté en bas de son cheval, le pistolet et l'épée à la main, et sa suite en avait fait autant.

Les janissaires tombent sur lui de tous côtés; ils étaient animés par la promesse qu'avait faite le bacha de huit ducats d'or à chacun de ceux qui auraient seulement touché son habit, en cas qu'on le pût prendre. Il blessait et il tuait tous ceux qui s'approchaient de sa personne. Un janissaire qu'il avait blessé lui appuya son mousqueton sur le visage : si le bras du Turc n'avait fait un mouvement causé par la foule, qui allait et venait comme des vagues, le roi était mort la balle glissa sur son nez, lui emporta un bout de l'oreille, et alla casser le bras au général Hord, dont la destinée était d'être toujours blessé à côté de son maître.

Le roi enfonça son épée dans l'estomac du janissaire ; en même temps ses domestiques, qui étaient enfermés dans la grande salle, en ouvrent la porte: le roi entre comme un trait, suivi de sa petite troupe; on referme la porte dans l'instant, et on la barricade avec tout ce qu'on peut trouver. Voilà Charles XII dans cette salle, enfermé avec toute sa suite, qui consistait en près de soixante hommes, ófficiers, gardes, secrétaires, valets de chambre, domestiques de toute espèce.

Les janissaires et les Tartares pillaient le reste de la maison, et remplissaient les appartements. "Allons un peu chasser de chez moi ces barbares," dit-il; et se met

tant à la tête de son monde, il ouvrit lui-même la porte de la salle, qui donnait dans son appartement à coucher; il entre, et fait feu sur ceux qui pillaient.

Les Turcs, chargés de butin, épouvantés de la subite apparition de ce roi qu'ils étaient accoutumés à respecter, jettent leurs armes, sautent par la fenêtre, ou se retirent jusque dans les caves: le roi profitant de leur désordre, et les siens animés par le succès, poursuivent les Turcs de chambre en chambre, tuent ou blessent ceux qui ne fuient point, et en un quart d'heure nettoient la maison d'ennemis.

Le roi aperçut, dans la chaleur du combat, deux janissaires qui se cachaient sous son lit: il en tua un d'un coup d'épée; l'autre lui demanda pardon en criant amman! "Je te donne la vie," dit le roi au Turc, "à condition que tu iras faire au bacha un fidèle récit de ce que tu as vu." Le Turc promit aisément ce qu'on voulut, et on lui permit de sauter par la fenêtre comme les autres.

Les Suédois étant enfin maîtres de la maison, refermèrent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient point d'armes une chambre basse, pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires; on s'en servit à propos; les Suédois tiraient à travers les fenêtres, presque à bout portant, sur cette multitude de Turcs, dont ils tuèrent deux cents en moins d'un demi-quart d'heure.

Le canon tirait contre la maison; mais les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous, et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le roi en vie, honteux de perdre du monde et d'occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison, pour obliger le roi de se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les portes et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées : la maison fut en flammes en un moment. Le toit tout embrasé était près de fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu. Trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et aidé de deux Suédois, il le jette à l'endroit où le feu

était le plus violent. Il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de-vie; mais la précipitation, inséparable d'un tel embarras, empêcha d'y penser. L'embrasement redoubla avec plus de rage: l'appartement du roi était consumé; la grande salle, où les Suédois se tenaient, était remplie d'une fumée affreuse, mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins; la moitié du toit était abîmée dans la maison même, l'autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

Un garde, nommé Walberg, osa, dans cette extrémité, crier qu'il fallait se rendre. "Voilà un étrange homme," dit le roi, "qui s'imagine qu'il n'est pas plus beau d'être brûlé que d'être prisonnier." Un autre garde, nommé Rosen, s'avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n'était qu'à cinquante pas, avait un toit de pierre, et était à l'épreuve du feu ; qu'il fallait faire une sortie, gagner cette maison, et s'y défendre. "Voilà un vrai Suédois!" s'écria le roi il embrassa ce garde, et le créa colonel surle-champ. "Allons, mes amis," dit-il, "prenez avec vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chancellerie, l'épée à la main.”

Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison tout embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d'épouvante que les Suédois n'en sortaient point; mais leur étonnement fut encore plus grand lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d'épées et de pistolets: chacun tira deux coups à la fois à l'instant que la porte s'ouvrit ; et dans le même clin d'œil, jetant leurs pistolets et s'armant de leurs épées, ils firent reculer les Turcs plus de cinquante pas. Mais, le moment d'après, cette petite troupe fut entourée : le roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s'embarrassa dans ses éperons, et tomba: vingt et un janissaires se précipitent aussitôt sur lui; il jette en l'air son épée, pour s'épargner la douleur de la rendre : les Turcs l'emmènent au quartier du bacha; les uns le tenant sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l'on craint d'incommoder.

Au moment que le roi se vit saisi, la violence de son tempérament, et la fureur où un combat si long et si terrible avait dû le mettre, firent place tout à coup à la douceur et à la tranquillité. Il ne lui échappa pas un mot d'impatience, pas un coup d'œil de colère. Il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient en criant alla! avec une indignation mêlée de respect. Ses officiers furent pris au même temps, et dépouillés par les Turcs et par les Tartares. Ce fut le 12 février de l'an 1713 qu'arriva cet étrange événement, qui eut encore des suites singulières". VOLTAIRE. (Voyez la page 177.)

CORINNE OU L'ITALIE.

Les deux improvisations suivantes sont tirées du roman de Corinne que madame de Staël composa en Italie, où elle était allée chercher des distractions à ses chagrins. Les beautés du style, la vérité des tableaux, l'expression énergique et tendre des passions, la peinture des mœurs, rendent cet ouvrage un des plus beaux ornements de la littérature française.

Improvisation de Corinne, au Capitole de Rome. ITALIE, empire du Soleil; Italie, maîtresse du monde; Italie, berceau des lettres, je te salue. Combien de fois la race humaine te fut soumise, tributaire de tes armes, de tes beaux-arts et de ton ciel !

Ces deux extraits dépeignent avec force la valeur héroïque et le caractère obstiné de Charles XII, de cet homme extraordinaire dont Montesquieu a dit: "Il n'était point Alexandre, mais il aurait été le meilleur soldat d'Alexandre."

De Bender, Charles XII fut transféré à Andrinople, puis à Démotica, d'où il s'enfuit à l'aide d'un déguisement. Il arriva à Stralsund le 11 novembre 1714. Assiégé dans cette ville, il se sauva en Suède, réduit à l'état le plus déplorable. Il fut tué au siége de Frédéricshall, le 30 novembre 1718.

Mme de Staël a emprunté à la Grèce ce nom poétique de Corinne. L'histoire et la mythologie grecques citent trois femmes de ce nom. L'une d'elles, surnommée la Muse lyrique, était contemporaine de Pindare.

c Capitole. Nom d'un ancien édifice ou temple de Rome, consacré à Jupiter, qui fut surnommé par cette raison, Jupiter Capitolin.

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