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camp, qui était muni d'un rempart et d'un double fossé. Le roi de Suède avait débarqué à Pernaw, dans le golfe de Riga, avec environ seize mille hommes d'infanterie, et un peu plus de quatre mille chevaux. De Pernaw il avait précipité sa marche jusqu'à Revel, suivi de toute sa cavalerie, et seulement de quatre mille fantassins. Il marchait toujours en avant, sans attendre le reste de ses troupes. Il se trouva bientôt avec ses huit mille hommes seulement devant les premiers postes des ennemis. Il ne balança pas à les attaquer tous les uns après les autres, sans leur donner le temps d'apprendre à quel petit nombre ils avaient affaire. Les Moscovites, voyant arriver les Suédois à eux, crurent avoir toute une armée à combattre. La garde avancée de cinq mille hommes, qui gardait, entre des rochers, un poste où cent hommes résolus pouvaient arrêter une armée entière, s'enfuit à la première approche des Suédois. Les vingt mille hommes qui étaient derrière, voyant fuir leurs compagnons, prirent l'épouvante, et allèrent porter le désordre dans le camp. Tous les postes furent emportés en deux jours; et ce qui, en d'autres occasions, eût été compté pour trois victoires, ne retarda pas d'une heure la marche du roi. Il parut donc enfin, avec ses huit mille hommes fatigués d'une si longue marche, devant un camp de quatrevingt mille Russes, bordé de cent cinquante canons. Α peine ses troupes eurent-elles pris quelque repos, que, sans délibérer, il donna ses ordres pour l'attaque.

Le signal était deux fusées, et le mot en allemand, avec l'aide de Dieu. Un officier général lui ayant représenté la grandeur du péril: "Quoi! vous doutez," dit-il, “qu'avec mes huit mille braves Suédois je ne passe sur le corps à quatrevingt mille Moscovites?" Un moment après, craignant qu'il n'y eût un peu de fanfaronnade dans ces paroles, il courut lui-même après cet officier: "N'êtes-vous donc pas de mon avis?" lui dit-il; "n'ai-je pas deux avantages sur les ennemis? l'un, que leur cavalerie ne pourra leur servir ; et l'autre, que le lieu étant resserré, leur grand nombre ne fera que les incommoder; et ainsi je serai réellement plus fort qu'eux."

L'officier n'eut garde d'être d'un autre avis, et on marcha aux Moscovites à midi le 30 novembre 1700.

Dès que le canon des Suédois eut fait brèche aux retranchements, ils s'avancèrent, la baïonnette au bout du fusil, ayant au dos une neige furieuse qui donnait au visage des ennemis. Les Russes se firent tuer pendant une demi-heure sans quitter le revers des fossés. Le roi attaquait à la droite du camp où était le quartier du czar; il espérait le rencontrer, ne sachant pas que l'empereur luimême avait été chercher ces quarante mille hommes qui devaient arriver dans peu. Aux premières décharges de la mousqueterie ennemie le roi reçut une balle à la gorge; mais c'était une balle morte1 qui s'arrêta dans les plis de sa cravate noire, et qui ne lui fit aucun mal. Son cheval fut tué sous lui. M. de Spaar m'a dit que le roi sauta légèrement sur un autre cheval, en disant : Ces gens-ci me font faire mes exercices;" et continua de combattre et de donner les ordres avec la même présence d'esprit. Après trois heures de combat les retranchements furent forcés de

tous côtés. Le roi poursuivit la droite des ennemis jusqu'à la rivière de Narva avec son aile gauche, si l'on peut appeler de ce nom environ quatre mille hommes qui en poursuivaient près de quarante mille. Le pont rompit sous les fuyards; la rivière fut en un moment couverte de morts. Les autres, désespérés, retournèrent à leur camp sans savoir où ils allaient : ils trouvèrent quelques baraques derrière lesquelles ils se mirent; là, ils se défendirent encore, parce qu'ils ne pouvaient pas se sauver; mais enfin leurs généraux Dolgorowki, Golowkin, Fédérowitz, vinrent se rendre au roi, et mettre leurs armes à ses pieds. Pendant qu'on les lui présentait, arriva le duc de Croï, général de l'armée, qui venait se rendre lui-même avec trente officiers.

Charles reçut tous ces prisonniers d'importance avec une politesse aussi aisée et un air aussi humain que s'il leur eût fait dans sa cour les honneurs d'une fête. Il ne voulut garder que les généraux. Tous les officiers subalternes

et les soldats furent conduits désarmés jusqu'à la rivière de Narva on leur fournit des bateaux pour la repasser et pour s'en retourner chez eux. Cependant la nuit s'approchait; la droite des Moscovites se battait encore les Suédois n'avaient pas perdu six cents hommes: dix-huit mille Moscovites avaient été tués dans leurs retranchements: un grand nombre était noyé: beaucoup avaient passé la rivière; il en restait encore assez dans le camp pour exterminer jusqu'au dernier Suédois: mais ce n'est pas le nombre des morts, c'est l'épouvante de ceux qui survivent qui fait perdre les batailles. Le roi profita du peu de jour qui restait pour saisir l'artillerie ennemie. Il se posta avantageusement entre leur camp et la ville: là il dormit quelques heures sur la terre, enveloppé dans son manteau, en attendant qu'il pût fondre, au point du jour, sur l'aile gauche des ennemis, qui n'avait point encore été tout à fait rompue. À deux heures du matin le général Vede, qui commandait cette gauche, ayant su le gracieux accueil que le roi avait fait aux autres généraux, et comment il avait renvoyé tous les officiers subalternes et les soldats, l'envoya supplier de lui accorder la même grâce. Le vainqueur lui fit dire qu'il n'avait qu'à s'approcher à la tête de ses troupes, et venir mettre bas les armes et les drapeaux devant lui. Ce général parut bientôt après avec ses Moscovites, qui étaient au nombre d'environ trente mille. Ils marchèrent tête nue, soldats et officiers, à travers moins de sept mille Suédois. Les soldats, en passant devant le roi, jetaient à terre leurs fusils et leurs épées ; et les officiers portaient à ses pieds les enseignes et les drapeaux. Il fit repasser la rivière à toute cette multitude, sans en retenir un seul soldat prisonnier. S'il les avait gardés, le nombre des prisonniers eût été au moins cinq fois plus grand que celui des vainqueursa.

"Je sais bien," dit le czar en apprenant la défaite de ses troupes, "que les Suédois nous battront longtemps; mais à la fin ils nous apprendront eux-mêmes à les vaincre." Cette prédiction fut vérifiée par la bataille de Pultava.

CHARLES XII À BENDER.

Après la bataille de Pultava, gagnée sur Charles XII par le czar Pierre-le-grand, le roi de Suède fut réduit à fuir en Turquie. Cerné à Bender par les Turcs, il se défendit héroïquement avec quarante Suédois dans une maison où il s'était barricadé avec

eux.

ON ne fut pas longtemps sans voir l'armée des Turcs et des Tartares, qui venaient attaquer le petit retranchement avec dix pièces de canon et deux mortiers. Les queues de cheval flottaient en l'air, les clairons sonnaient, les cris de alla, alla! se faisaient entendre de tous côtés. Le baron de Grothusen remarqua que les Turcs ne mêlaient dans leurs cris aucune injure contre le roi, et qu'ils l'appelaient seulement Demirbash (tête de fer). Aussitôt il prend le parti de sortir seul sans armes des retranchements; il s'avança dans les rangs des janissaires, qui presque tous avaient reçu de l'argent de lui. "Eh quoi! mes amis," leur dit-il en propres mots, "venez-vous massacrer trois cents Suédois sans défense? Vous, braves janissaires, qui avez pardonné à cinquante mille Russes, quand ils vous ont crié amman (pardon), avez-vous oublié les bienfaits que vous avez reçus de nous ? et voulez-vous assassiner ce grand roi de Suède que vous aimez tant, et qui vous a fait tant de libéralités? Mes amis, il ne demande que trois jours, et les ordres du sultan ne sont pas si sévères qu'on vous le fait croire."

Ces paroles firent un effet que Grothusen n'attendait pas lui-même. Les janissaires jurèrent sur leurs barbes qu'ils n'attaqueraient point le roi, et qu'ils lui donneraient les trois jours qu'il demandait. En vain on donna le signal de l'assaut les janissaires, loin d'obéir, menacèrent de se jeter sur leurs chefs, si l'on n'accordait pas trois jours au roi de Suède; ils vinrent en tumulte à la tente du bacha de Bender, criant que les ordres du sultan étaient supposés : à cette sédition inopinée, le bacha n'eut à opposer que la patience.

Il feignit d'être content de la généreuse résolution des Alla où allah, Dieu en arabe. Cri de guerre des Mahométans.

janissaires, et leur ordonna de se retirer à Bender. Le kan des Tartares, homme violent, voulait donner immédiatement l'assaut avec ses troupes; mais le bacha, qui ne prétendait pas que les Tartares eussent seuls l'honneur de prendre le roi, tandis qu'il serait puni peut-être de la désobéissance de ses janissaires, persuada au kan d'attendre jusqu'au lendemain.

Le bacha, de retour à Bender, assembla tous les officiers des janissaires et les plus vieux soldats; il leur lut et leur fit voir l'ordre positif du sultan et le fetfa (mandement) du mufti. Soixante des plus vieux, qui avaient des barbes blanches vénérables, et qui avaient reçu mille présents des mains du roi, proposèrent d'aller eux-mêmes le supplier de se remettre entre leurs mains, et de souffrir qu'ils lui servissent de gardes.

Le bacha le permit; il n'y avait point d'expédient qu'il n'eût pris, plutôt que d'être réduit à faire tuer ce prince. Ces soixante vieillards allèrent donc le lendemain matin à Varnitza, n'ayant dans leurs mains que de longs bâtons blancs, seules armes des janissaires quand ils ne vont point au combat; car les Turcs regardent comme barbare la coutume des chrétiens de porter des épées en temps de paix, et d'entrer armés chez leurs amis et dans leurs églises.

Ils s'adressèrent au baron de Grothusen et au chancelier Muller; ils lui dirent qu'ils venaient dans le dessein de servir de fidèles gardes au roi ; et que, s'il voulait, ils le conduiraient à Andrinople, où il pourrait parler lui-même au grand-seigneur. Dans le temps qu'ils faisaient cette proposition, le roi lisait des lettres qui arrivaient de Constantinople, et que Fabrice, qui ne pouvait plus le voir, lui avait fait tenir secrètement par un janissaire. Elles étaient du comte Poniatowski, qui ne pouvait le servir ni à Bender ni à Andrinople, étant retenu à Constantinople par ordre de la Porte. Il mandait au roi que les ordres du sultan pour saisir ou massacrer sa personne royale, en cas de résistance, n'étaient que trop réels; qu'à la vérité le sultan était trompé par ses ministres, mais que plus l'empereur était

Le baron Fabrice envoyé de Holstein auprès de Charles XII.

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