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car si le sacrifice qu'il lui fait n'était pas généreux, il serait insensé. Il n'y a que l'amour de la gloire, l'enthousiasme de la vertu qui soient dignes de vous conduire. Et alors que vous importe comment vos services seront reçus? La récompense en est indépendante des caprices d'un ministre et du discernement d'un souverain. Que le soldat soit attiré par le vil appât du butin; qu'il s'expose à mourir pour avoir de quoi vivre: je le conçois. Mais vous, qui, nés dans l'abondance, n'avez qu'à vivre pour jouir, en renonçant aux délices d'une molle oisiveté pour aller essuyer tant de fatigues et affronter tant de périls, estimez-vous assez peu ce noble dévouement pour exiger qu'on vous le paye? ne voyez-vous pas que c'est l'avilir? Quiconque s'attend à un salaire est esclave: la grandeur du prix n'y fait rien; et l'âme qui s'apprécie un talent est aussi vénale que celle qui se donne pour une obole. Ce que je dis de l'intérêt, je le dis de l'ambition; car les honneurs, les titres, le crédit, la faveur du prince, tout cela est une solde, et qui l'exige se fait payer. Il faut se donner ou se vendre ; il n'y a point de milieu. L'un est un acte de liberté, l'autre un acte de servitude: c'est à vous de choisir celui qui vous convient.”—“ Ainsi, bon homme, vous mettez," lui dit-on, "les souverains bien à leur aise."—"Si je parlais aux souverains," reprit l'aveugle, "je leur dirais que si votre devoir est d'être généreux, le leur est d'être justes."- "Vous avouez donc qu'il est juste de récompenser les services?"-"Oui; mais c'est à celui qui les a reçus d'y penser: tant pis pour lui s'il les oublie. Et puis, qui de nous est sûr, en pesant les siens, de tenir la balance égale? Par exemple, dans votre état, pour que tout le monde se crût placé et fût content, il faudrait que chacun commandât, et que personne n'obéît: or cela n'est guère possible. Croyez-moi, le gouvernement peut quelquefois manquer de lumières et d'équité; mais il est encore plus juste et plus éclairé dans ses choix, que si chacun de vous en était cru sur l'opinion qu'il a de luimême.”—“Et qui êtes-vous, pour nous parler ainsi?” lui dit en haussant le ton3 le jeune maître du château.

"Je suis Bélisaire," répondit le vieillard.

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Qu'on s'imagine, au nom de ce héros tant de fois vainqueur dans les trois parties du monde, quels furent l'étonnement et la confusion de ces jeunes gens. L'immobilité, le silence, exprimèrent d'abord le respect dont ils étaient frappés; et, oubliant que Bélisaire était aveugle, aucun d'eux n'osait lever les yeux sur lui. "Ô grand homme!" lui dit enfin Tibère, "que la fortune est injuste et cruelle! Quoi! vous, à qui l'empire a dû pendant trente ans sa gloire et ses prospérités, c'est vous que l'on ose accuser de révolte et de trahison, vous qu'on a traîné dans les fers, qu'on a privé de la lumière! Et c'est vous qui venez nous donner des leçons de dévouement et de zèle!"—"Et qui voulez-vous donc qui vous en donne ?" dit Bélisaire, "les esclaves de la faveur ?"—"Ah, quelle honte! ah, quel excès d'ingratitude!" poursuivit Tibère: "l'avenir ne le croira jamais.""Il est vrai," dit Bélisaire, "qu'on m'a un peu surpris je ne croyais pas être si mal traité. Mais je comptais mourir en servant l'État ; et mort ou aveugle, cela revient au même. Quand je me suis dévoué à ma patrie, je n'ai pas excepté mes yeux. Ce qui m'est plus cher que la lumière et que la vie, ma renommée, et surtout ma vertu, n'est pas au pouvoir de mes persécuteurs. Ce que j'ai fait peut être effacé de la mémoire de la cour; il ne le sera point de la mémoire des hommes: et quand il le serait, je m'en souviens, et c'est assez."

Les convives, pénétrés d'admiration, pressèrent le héros de se mettre à table: "Non," leur dit-il: "à mon âge, la bonne place est le coin du feu." On voulut lui faire accepter le meilleur lit du château ; il ne voulut que de la paille: "J'ai couché plus mal quelquefois," dit-il; "ayez seulement soin de cet enfant qui me conduit, et qui est plus délicat que moi."

Le lendemain, Bélisaire partit dès que le jour put éclairer son guide, et avant le réveil de ses hôtes, que la chasse avait fatigués. Instruits de son départ, ils voulaient le suivre et lui offrir un char commode, avec tous les secours dont il aurait besoin. "Cela est inutile," dit le jeune Tibère; "il ne nous estime pas assez pour daigner accepter

nos dons." C'était sur l'âme de ce jeune homme que l'extrême vertu, dans l'extrême malheur, avait fait le plus d'impression. MARMONTEL. (Voyez la page 53.)

BATAILLE DE HASTINGSa.

SUR le terrain qui porta depuis, et qui aujourd'hui porte encore le nom de Lieu de la bataille, les lignes des AngloSaxons occupaient une longue chaîne de collines fortifiées de tous côtés par un rempart de pieux et de claies d'osier1.

Dans la nuit du 13 octobre (1066), Guillaume1 fit annoncer aux Normands que le lendemain serait jour de combat. Des prêtres et des religieux qui avaient suivi, en grand nombre, l'armée d'invasion, attirés, comme les soldats, par l'espoir du butin, se réunirent pour faire des oraisons et chanter des litanies, pendant que les gens de guerre préparaient leurs armes et leurs chevaux. Dans l'autre armée, la nuit se passa d'une manière toute différente: les Saxons se divertissaient avec grand bruit, et chantaient leurs vieux chants nationaux, en vidant, autour de leurs feux, des cornes remplies de bière et de vin.

Au matin, dans le camp normand, l'évêque de Bayeux, fils de la mère du duc Guillaume et d'un bourgeois de Falaise, célébra la messe et bénit les troupes, armé d'un haubert sous son rochet; puis il monta un grand coursier blanc, prit une lance et fit ranger sa brigade de cavaliers. Toute l'armée se divisa en trois colonnes d'attaque: à la première étaient les gens d'armes venus du comté de Bou

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Hastings, ville et port d'Angleterre dans le comté de Sussex. Elle est bâtie en amphithéâtre sur la côte: vue de la mer, l'aspect en est admirable.

Guillaume-le-Conquérant, duc de Normandie, né à Falaise en 1027, partit de Saint-Valery, le 30 septembre 1066, avec une flotte de 300 vaisseaux et une armée de 60,000 hommes, pour conquérir l'Angleterre, au trône de laquelle il n'avait d'autre droit qu'un prétendu testament d'Édouard-le-Confesseur. Il mourut en 1087.

• Haubert, sorte de cuirasse ancienne, ou cotte de mailles.

logne et du Ponthieu, avec la plupart des hommes engagés individuellement pour une solde; à la seconde se trouvaient les auxiliaires bretons, manceaux et poitevins; Guillaume en personne commandait la troisième, formée des recrues de Normandie. En tête de chaque corps de bataille, marchaient plusieurs rangs de fantassins armés à la légère, vêtus de casaques matelassées3, et portant de longs arcs de bois ou des arbalètes d'acier. Le duc montait un cheval d'Espagne, qu'un riche Normand lui avait amené d'un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Galice. Il tenait suspendues à son cou les plus révérées d'entre les reliques sur lesquelles Harold avait juré, et l'étendard bénit était porté à côté de lui par un jeune homme appelé Toustain-leBlanc.

L'armée se trouva bientôt en vue du camp saxon, au nordouest de Hastings. Les prêtres et les moines qui l'accompagnaient se détachèrent, et montèrent sur une hauteur voisine, pour prier et regarder le combat. Un Normand, appelé Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille, et entonna le chant, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant, il jouait de son épée, la lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite; les Normands répétaient ses refrains ou criaient: "Dieu aide! Dieu aide!"

À portée de trait, les archers commencèrent à lancer

a Ponthieu, petit pays à l'ouest de la Picardie; Abbeville en était la capitale.

Les Bretons, habitants de la Bretagne; les Manceaux, ceux du Maine; les Poitevins, ceux du Poitou.

Santiago ou Compostela (Saint-Jacques-de-Compostelle), ville d'Espagne, capitale de la Galice. C'est le chef-lieu de l'ordre des chevaliers de Saint-Jacques. Les reliques du saint et de ses disciples y attiraient autrefois une affluence considérable de pèlerins.

d Ces reliques étaient des ossements que l'on croyait sacrés.

e Harold II, fils aîné du comte de Godwin, grand-maître de la maison du roi, monta sur le trône d'Angleterre à la mort d'Édouard-le-Confesseur, le 5 janvier 1066.

f Roland, prétendu neveu de Charlemagne, était, selon Eginard, préfet des frontières de Bretagne. Une ancienne tradition nous a conservé le souvenir d'un chant guerrier sous le nom de ce paladin; mais le texte en est perdu. L'idée principale en a été reproduite dans une romance du comte de Tressan.

leurs flèches, et les arbalétriers leurs carreauxa; mais la plupart des coups furent amortis par le haut parapet des redoutes saxonnes. Les fantassins armés de lances et la cavalerie s'avancèrent jusqu'aux portes des redoutes, et tentèrent de les forcer. Les Anglo-Saxons, tous à pied autour de leur étendard planté en terre, et formant derrière leurs redoutes une masse compacte et solide, reçurent les assaillants à grands coups de hache, qui, d'un revers, brisaient les lances et coupaient les armures de mailles. Les Normands, ne pouvant pénétrer dans les redoutes ni en arracher les pieux, se replièrent, fatigués d'une attaque inutile, vers la division que commandait Guillaume. Le duc alors fit avancer de nouveau tous ses archers, et leur ordonna de ne plus tirer droit devant eux, mais de lancer leurs traits en haut, pour qu'ils tombassent par dessus le rempart du camp ennemi. Beaucoup d'Anglais furent blessés, la plupart au visage, par suite de cette manœuvre ; Harold lui-même eut l'œil crevé d'une flèche; mais il n'en continua pas moins de commander et de combattre. L'attaque des gens de pied et de cheval recommença de près, aux cris de "Notre-Dame! Dieu aide! Dieu aide!"

Mais les Normands furent repoussés, à l'une des portes du camp, jusqu'à un grand ravin recouvert de broussailles et d'herbes, où leurs chevaux trébuchèrent et où ils tombèrent pêle-mêle, et périrent en grand nombre. Il y eut un moment de terreur panique dans l'armée d'outre-mer. Le bruit courut que le duc avait été tué, et, à cette nouvelle, la fuite commença. Guillaume se jeta lui-même au devant des fuyards et leur barra le passage, les menaçant et les frappant de sa lance, puis se découvrant la tête: "Me voilà!" leur cria-t-il; "regardez-moi, je vis encore, et je vaincrai avec l'aide de Dieu."

Les cavaliers retournèrent aux redoutes; mais ils ne purent davantage en forcer les portes ni faire brèche : alors le duc s'avisa d'un stratagème, pour faire quitter

• Le carreau d'arbalète était une flèche dont le fer avait quatre pans ; de là l'expression figurée: Les carreaux vengeurs de Jupiter. b C'était le cri de ralliement des croisades.

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