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et ne laissaient rien perdre, aux yeux ravis, ni des colonnes, ni des statues, ni des vases de bronze et d'or, ni de ces joyaux brillants dont le sein des femmes et des jeunes filles étincelait.

Soixante mille spectateurs avaient trouvé place; soixante mille autres erraient autour de l'enceinte, et ils se renvoyaient les uns aux autres ce vague tumulte où rien n'est distinct, ni fureur ni joie; l'amphithéâtre ressemblait à un vaisseau dans lequel la vague a pénétré, et qu'elle a rempli jusqu'au pont', tandis que d'autres vagues le battent à l'extérieur, et se brisent, en mugissant, contre lui.

Un horrible rugissement, auquel répondirent les cris de la foule, annonça l'arrivée du tigre, car on venait d'ouvrir sa loge.

À l'une des extrémités, un homme était couché sur le sable, nu et comme endormi, tant il se montrait insouciant de ce qui agitait si fort la multitude; et, tandis que le tigre s'élançait de tous côtés dans l'arène vide, impatient de la proie attendue, lui, appuyé sur un coude, semblait fermer ses yeux pesants, comme un moissonneur qui, fatigué d'un jour d'été, se couche et attend le sommeil.

Cependant plusieurs voix parties des gradins demandent à l'intendant des jeux de faire avancer la victime ; car, ou le tigre ne l'a point distinguée, ou il l'a dédaignée, en la voyant si docile. Les préposés de l'arène, armés d'une longue pique, obéissent à la volonté du peuple, et, du bout de leur fer aigu, excitent le gladiateur. Mais à peine a-t-il ressenti les atteintes de leurs lances, qu'il se lève avec un cri terrible, auquel répondent, en mugissant d'effroi, toutes les bêtes enfermées dans les cavernes de l'amphithéâtre. Saisissant aussitôt une des lances qui avaient ensanglanté sa peau, il l'arrache, d'un seul effort, à la main qui la tenait, la brise en deux portions, jette l'une à la tête de l'intendant, qu'il renverse; et, gardant celle qui est garnie de fer, il va lui-même avec cette arme au devant de son sauvage ennemi.

le champ de Mars, par Agrippa, gendre d'Auguste, qui le consacra a Jupiter Vindicator et à tous les dieux, d'où il fut appelé Panthéon.

Dès qu'il se fut levé, et que le regard des spectateurs put mesurer sur le sable l'ombre que projetait sa taille colossale, un murmure d'étonnement circula dans toute l'assemblée, et plus d'un spectateur, le montrant du doigt avec une sorte d'orgueil, le nommait par son nom et racontait tous ses exploits du cirque et ses violences dans les séditions.

Le peuple était content: tigre et gladiateur, il jugeait les deux adversaires dignes l'un de l'autre...

Pendant ce temps, le gladiateur s'avançait lentement dans l'arène, se tournant parfois du côté de la loge impériale, et laissant alors tomber ses bras avec une sorte d'abattement, en creusant, du bout de sa lance, la terre qu'il allait bientôt ensanglanter.

Comme il était d'usage que les criminels' ne fussent pas armés, quelques voix crièrent: "Point d'armes au bestiairea! le bestiaire sans armes !"... Mais lui, brandissant le tronçon qu'il avait gardé, et le montrant à cette multitude: "Venez le prendre!" disait-il; mais d'une bouche contractée, avec des lèvres pâles et une voix rauque, presque étouffée par la colère. Les cris ayant redoublé, cependant, il leva la tête, fit du regard le tour de l'assemblée, lui sourit dédaigneusement; et, brisant de nouveau entre ses mains l'arme qu'on lui demandait, il en jeta les débris à la tête du tigre, qui aiguisait en ce moment ses dents et ses griffes contre le socle d'une colonne.

Ce fut là son défi.

L'animal, se sentant frappé, détourna la tête, et, voyant son adversaire debout au milieu de l'arène, d'un bond il s'élança sur lui; mais le gladiateur l'évita en se baissant jusqu'à terre, et le tigre alla tomber en rugissant à quelques pas. Le gladiateur se releva, et trois fois il trompa par la même manœuvre la fureur de son sauvage ennemi; enfin le tigre vint à lui à pas comptés, les yeux étincelants, la queue droite, la langue déjà sanglante, montrant les dents. et alongeant le museau; mais cette fois ce fut le gladiateur

a Les bestiaires étaient, chez les Romains, des hommes destinés à combattre dans le Cirque contre les bêtes féroces.

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qui, au moment où il allait le saisir, le franchit d'un saut3, aux applaudissements de la foule, que l'émotion de cette lutte maîtrisait déjà tout entière.

Enfin, après avoir longtemps fatigué son ennemi furieux, plus excédé des encouragements que la foule semblait lui donner que des lenteurs d'un combat qui avait semblé d'abord si inégal, le gladiateur l'attendit de pied ferme ; et le tigre, tout haletant, courut à lui avec un rugissement de joie. Un cri d'horreur, ou peut-être de joie aussi, partit en même temps de tous les gradins, quand l'animal, se dressant sur ses pattes, posa ses griffes sur les épaules nues du gladiateur, et avança sa tête pour le dévorer; mais celui-ci jeta sa tête en arrière; et, saisissant, de ses deux bras raidis, le cou soyeux de l'animal, il le serra avec une telle force, que, sans lâcher prise, le tigre redressa son museau et le leva violemment pour faire arriver jusqu'à ses poumons un peu d'air, dont les mains du gladiateur lui fermaient le passage, comme deux tenailles de forgeron*.

Le gladiateur cependant, sentant ses foraes faiblir et s'en aller avec son sang, sous les griffes tenaces, redoublait d'efforts pour en finir au plus tôt; car la lutte, en se prolongeant, devait tourner contre lui. Se dressant donc sur ses deux pieds, et se laissant tomber de tout son poids sur son ennemi, dont les jambes ployèrent sous le fardeau, il brisa ses côtes, et fit rendre à sa poitrine écrasée un son qui s'échappa de sa gorge longtemps étreinte, avec des flots de sang et d'écume. Se relevant alors tout à coup à moitié, et dégageant ses épaules dont un lambeau demeura attaché à l'une des griffes sanglantes, il posa un genou sur le flanc pantelant de l'animal; et, le pressant avec une force que sa victoire avait doublée, il le sentit se débattre un moment sous lui; et, le comprimant toujours, il vit ses muscles se raidir, et sa tête, un moment redressée retomber sur le sable, la gueule entr'ouverte et souillée d'écume, les dents serrées et les yeux éteints.

Une acclamation générale s'éleva aussitôt, et le gladiateur, dont le triomphe avait ranimé les forces, se redressa

sur ses pieds, et, saisissant le monstrueux cadavre, le jeta de loin, comme un hommage, sous la loge impériale.

ALEX. GUIRaud. (Voyez la page 229.)

BÉLISAIRE DANS UN CHÂTEAU DE LA THRACE. DANS la vieillesse de Justinienb, l'empire, épuisé par de longs efforts, approchait de sa décadence. Toutes les parties de l'administration étaient négligées; les lois étaient en oubli, les finances au pillage, la discipline militaire à l'abandon. L'empereur, lassé de la guerre, achetait de tous côtés la paix au prix de l'or, et laissait dans l'inaction le peu de troupes qui lui restaient, comme inutiles et à charge à l'État. Les chefs de ces troupes délaissées se dissipaient dans les plaisirs; et la chasse, qui leur retraçait la guerre, charmait l'ennui de1 leur oisiveté.

Un soir, après cet exercice, quelques-uns d'entre eux soupaient ensemble dans un château de la Thrace, lorsqu'on vint leur dire qu'un vieillard aveugle, conduit par un enfant, demandait l'hospitalité. La jeunesse est compatissante; ils firent entrer le vieillard. On était en automne; et le froid, qui déjà se faisait sentir, l'avait saisi : on le fit asseoir auprès du feu.

Le souper continue; les esprits s'animent; on commence à parler des malheurs de l'Etat. Ce fut un champ vaste pour la censure; et la vanité mécontente se donna toute

a Bélisaire, général des armées de l'empereur Justinien et un des plus grands capitaines de son temps. L'on dit qu'après une longue suite de triomphes ce grand homme fut accusé de conspirer contre Justinien, que ce prince lui fit crever les yeux, et que le sauveur de l'État fut obligé de mendier son pain dans les rues de Constantinople. La postérité a répété avec attendrissement le fameux mot: Date obolum Belisario (donnez une obole à Bélisaire).

Justinien, empereur d'Orient, né en 483, mort en 565. Le règne de Justinien est illustre par des travaux importants de jurisprudence. L'empereur fit faire sous ses yeux, par les plus habiles jurisconsultes de son temps, la rédaction et la compilation de toutes les constitutions des empereurs; ces ouvrages nous ont été transmis sous les titres suivants : les Institutes; le Code dit de Justinien; le Digeste ou Pandectes et les Novelles.

liberté. Chacun exagérait ce qu'il avait fait et ce qu'il aurait fait encore, si l'on n'eût pas mis en oubli ses services et ses talents. Tous les malheurs de l'empire venaient, à les en croire, de ce qu'on n'avait pas su employer des hommes comme eux. Ils gouvernaient le monde en buvant, et chaque nouvelle coupe de vin rendait leurs vues plus infaillibles.

Le vieillard, assis au coin du feu, les écoutait, et souriait avec pitié. L'un d'eux s'en aperçut, et lui dit: "Bon homme, vous avez l'air de trouver plaisant ce que nous disons là ?"—" Plaisant : non," dit le vieillard, "mais un peu léger, comme il est naturel à votre âge." Cette réponse les interdit: "Vous croyez avoir à vous plaindre," poursuivit-il, "et je crois comme vous qu'on a tort de vous négliger; mais c'est le plus petit mal du monde. Plaignezvous de ce que l'empire n'a plus sa force et sa splendeur; de ce qu'un prince, consumé de soins, de veilles et d'années, est obligé, pour voir et pour agir, d'employer des yeux et des mains infidèles. Mais dans cette calamité générale, c'est bien la peine de penser à vous!"-"Dans votre temps," reprit l'un des convives, "ce n'était donc pas l'usage de penser à soi? Hé bien! la mode en est venue, et l'on ne fait plus que cela."-"Tant pis," dit le vieillard; "et s'il en est ainsi, en vous négligeant on vous rend justice.”—“Estce pour insulter les gens," lui dit le même, "qu'on leur demande l'hospitalité?”- -"Je ne vous insulte point," dit le vieillard; "je vous parle en ami, et je paye mon asile en vous disant la vérité."

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Le jeune Tibère, qui depuis fut un empereur vertueux, était du nombre des chasseurs. Il fut frappé de l'air vénérable de cet aveugle à cheveux blancs. "Vous nous parlez," lui dit-il, avec sagesse, mais avec un peu de rigueur; et ce dévouement que vous exigez est une vertu, mais non pas un devoir."-"C'est un devoir de votre état," reprit l'aveugle avec fermeté, ou plutôt c'est la base de vos devoirs et de toute vertu militaire. Celui qui se dévoue pour sa patrie doit la supposer insolvable; car ce qu'il expose pour elle est sans prix. Il doit même s'attendre à la trouver ingrate;

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