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sont mis dans l'abondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste au delà de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les différends de son voisinage; il est le père de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses conseils. Le père, après l'avoir longtemps souffert pour tâcher de le corriger de ses vices, l'a enfin chassé il s'est abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs.'

"Voilà, ô Crétois, ce qu'on m'a raconté: vous devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme est tel qu'on le dépeint, pourquoi faire des jeux? pourquoi aśsembler tant d'inconnus? Vous avez au milieu de vous un homme qui vous connaît et que vous connaissez; qui sait la guerre; qui a montré son courage non-seulement contre les flèches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvreté; qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie; qui aime le travail; qui sait combien l'agriculture est utile à un peuple; qui déteste le faste; qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle de ses enfants; qui aime la vertu de l'un, et qui condamne le vice de l'autre : en un mot, un homme qui est déjà le père du peuple. Voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez de faire régner chez vous les lois du sage Minos."

Tout le peuple s'écria: "Il est vrai, Aristodème est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de régner." Les vieillards le frent appeler: on le chercha dans la foule, où il était confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit : "Je n'y puis consentir qu'à trois conditions: la première, que je quitterai la royauté dans deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'êtes, et si vous résistez aux lois; la seconde, que je serai libre de continuer une vie simple et frugale; la troisième, que mes enfants n'auront aucun rang, et qu'après ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens."

À ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le diadème fut mis par le chef des vieillards gardes des lois, sur la tête d'Aristodème. On fit des sacrifices à Jupiter, et aux autres grands dieux. Aristodème nous fit des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simplicité. Il donna à Hazaël les lois de Minos écrites de la main de Minos même; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de Crète, depuis Saturne et l'âge ďora; il fit mettre dans son vaisseau des fruits de toutes les espèces qui sont bonnes en Crète et inconnues dans la Syrie, et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin.

Télémaque décrit la ville de Tyr, et les Phéniciens.

J'ADMIRAIS l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une île. La côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des villes et des villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat: car les montagnes mettent cette côte à l'abri des vents brûlants du midi; elle est rafraîchie par le vent du nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres; une glace éternelle couvre son front; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des pointes des rochers qui environnent sa tête. Au-dessous, on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre

■ Saturne, chassé du ciel par Jupiter, se réfugia en Italie. Ce fut là qu'il enseigna l'agriculture aux hommes, et le temps de son règne fut si heureux qu'on l'appela l'âge d'or.

"Primus ab æthereo venit Saturnus Olympo,

Arma Jovis fugiens, et regnis exsul ademptis." Saturne fut le premier qui, fuyant les armes de Jupiter, vint de l'Olympe dans cette contrée, et s'y réfugia, après avoir été détrôné." VIRG. Æn. viii. 319.

"Aurea, quæ perhibent, illo sub rege fuêre,

Sæcula; sic placidâ populos in pace regebat."

L'âge d'or, qu'on vante si souvent, arriva sous son règne: tant était douce et tranquille la paix qu'il faisait goûter à ses peuples.

VIRG. Æn. viii. 324.

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où ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages, dans la pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l'herbe fraîche: là coulent mille divers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne qui est comme un jardin le printemps et l'automne y règnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi, qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.

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C'est auprès de cette belle côte que s'élève dans la mer l'île où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux, et être la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les peuples, et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles, semblables à deux bras, qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port où les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit comme une forêt de mâts de navires; et ces navires sont si nombreux, qu'à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés le fin lin d'Égypte, et la pourpre tyrienne, deux fois teinte d'un éclat merveilleux: cette teinture est si vive, que le temps ne peut l'effacer: on s'en sert pour des laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent. Les Phéniciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au détroit de Gadès, et ils ont même pénétré dans le vaste océan qui

• Gadès, aujourd'hui Cadix, ville de l'Espagne Bétique, dans une

environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la Mer Rouge; et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des îles inconnues, de l'or, des parfums, et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs.

Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville où tout était en mouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes de la Grèce, des hommes oisifs et curieux, qui vont chercher des nouvelles dans la place publique, ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port. Les hommes y sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandises ou à les vendre; à ranger leurs magasins, et à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par les négociants étrangers. Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches étoffes.

“D'où vient,” disais-je à Narbala, "que les Phéniciens se sont rendus les maîtres du commerce de toute la terre, et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples?" "Vous le voyez," me répondit-il; "la situation de Tyr est heureuse pour le commerce. C'est notre patrie qui a la gloire d'avoir inventé la navigation: les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquité, qui domptèrent les flots longtemps avant l'âge de Tiphys et des Argonautes tant vantés dans la Grèce: ils furent, dis-je, les premiers qui osèrent se mettre dans un frêle vaisseau à la merci des vagues et des tempêtes, qui sondèrent les abîmes de la mer, qui observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des Égyptiens et des Babyloniens, enfin qui réunirent tant de peuples que la mer avait séparés. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et

petite île voisine du continent, vis-à-vis du port de Mnestée. Elle fut bâtie par les Tyriens, et c'est une de leurs plus anciennes colonies.

Narbal était le commandant du vaisseau sur lequel Télémaque s'était rendu à Tyr.

b Tiphys, fameux pilote qui conduisit le navire Argo, sur lequel les princes grecs nommés Argonautes s'embarquèrent pour aller dans la Colchide y conquérir la toison d'or.

ménagers; ils ont une exacte police; ils sont parfaitement d'accord entre eux; jamais peuple n'a été plus constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr, plus commode à tous. les étrangers. Voilà, sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer, et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division et la jalousie se mettaient entre eux, s'ils commençaient à s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté; si les premiers de la nation méprisaient le travail et l'économie; si les arts cessaient d'être en honneur dans leur ville; s'ils manquaient de bonne foi envers les étrangers; s'ils altéraient tant soit peu les règles d'un commerce libre; s'ils négligeaient leurs manufactures, et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez.”

"Mais expliquez-moi," lui disais-je, "les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil commerce." "Faites," me répondit-il, "comme on fait ici: recevez bien et facilement tous les étrangers; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière; ne vous laissez jamais entraîner ni par l'avarice ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup, est de ne vouloir jamais trop gagner, et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étrangers; souffrez même quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur; soyez constant dans les règles du commerce; qu'elles soient simples et faciles; accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement; punissez sévèrement la fraude, et même la négligence ou le faste des marchands, qui ruinent le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mêle point, de peur de le gêner, et qu'il en laisse tout le profit à ses sujets qui en ont la peine; autrement il les découragera: il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses états. Le commerce est comme certaines sources: si vous voulez détourner leur cours, vous

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