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Invalides, des Sourds-muetsb aux Aveuglesb; puis, prenant son essor, voilà qu'il plane au sommet des tours NotreDame, du Panthéond, de la colonne Vendôme; car le provincial est un infatigable grimpeur, et il affectionne particulièrement les régions élevées. Aussi le voit-on sans cesse flotter au faîte de nos monuments: c'est le panache de Paris....

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Avare dans son département, le provincial est prodigue à Paris; rien ne lui coûte: il sème l'or; sa seule crainte est d'être dupé; s'il marchande, c'est amour-propre et non lésinerie9; il souffrirait cruellement si son ignorance et sa bonne foi tombaient dans quelque surprise, se laissaient prendre à quelque piége; aussi est-il toujours en garde contre la rouerie10 parisienne, toujours prêt à la parade contre les bottes11 secrètes de notre charlatanisme pipeure; mais, malgré sa précaution et sa défiance, le provincial ne peut échapper aux hallucinations de nos décevantes industries. C'est la ressource la plus positive de notre commerce et de notre littérature en plein vent1, la pratique obligée du débitant de billets de spectacle à moitié prix, la providence du marchand de cannes, la fortune du Messager des Chambres. L'industriel des trottoirs flaire13 le provincial à cinquante pas; le plus médiocre observateur le reconnaît au premier coup d'œil et à des signes certains.

À son costume d'abord, qui tranche d'une façon marquée sur nos modes parisiennes. Le provincial ne se fait faire des habits à Paris que huit jours avant son départ, et il les conserve soigneusement pour faire de l'effet dans son endroit, et y consolider sa réputation de dandy; pendant son séjour à Paris, il use ses toilettes de province, et on ne

a L'hôtel des Invalides. (Voyez la page 67, note *.)

b Les Sourds-muets, les Aveugles. Institutions célèbres à Paris. • Notre-Dame. Nom de la cathédrale de Paris.

Panthéon. Le plus vaste édifice de Paris, dédié aux grands hommes que la France a vus naître.

e C'est-à-dire trompeur. Piper c'est contrefaire le cri des oiseaux pour les prendre à la pipee.

f Hallucination, illusion des yeux.

Journal de Paris qui, autrefois, paraissait tous les soirs.
Homme à la mode, mot emprunté de l'anglais.

peut manquer de le reconnaître à son habit dont la forme accuse une coupe départementale, à son chapeau à larges ailes, à son pantalon privé de sous-pieds, et à ses bottes outrageusement carrées. S'il parle, son accent le trahit; s'il n'a pas d'accent, ce sont ses paroles qui le révèlent. Puis, ce sont mille façons particulières, mille détails qui lui sont propres et qui vous font crier au provincial....

Au spectacle, vous reconnaîtrez aisément le provincial à sa pose, à sa manière d'écouter, à son cure-dents qu'il a gardé, à l'abandon avec lequel ses impressions se trahissent. Dans l'entr'acte, il achète tout ce qui se vend sous le lustre de programmes, de biographies, de musées dramatiques et de magasins pittoresques. Le pittoresque a été créé exprès pour lui: le provincial est un amateur passionné du pittoresque, un chaland forcené1 de la littérature à deux sous.. . .

Quand le provincial a visité nos monuments, nos lieux publics, nos promenades, nos théâtres, il s'élance vers nos environs: montrez-lui le parc de Saint-Cloud, les coteaux de Meudon, la manufacture de Sèvres, le château de Vincennes, la forêt de Saint-Germain, les eaux de Versailles! Et puis, après avoir parcouru cette verte et riante ceinture de Paris, il reprendra le chemin de sa province, plus pauvre de mille écus et de quelques illusions, mais riche de satisfaction, mais vêtu, coiffé, tourné, accommodé à la parisienne; important dans sa province les manières, l'élégance, l'opinion, le langage, les calembours 15 parisiens, et ayant de quoi charmer longtemps ses compatriotes avec les impressions de voyage qu'il a soigneusement écrites.

VERMOND (Paul),

VERMOND.

Auteur vivant. L'un des rédacteurs de la Revue de Paris.

LETTRES.

EXTRAIT DU VOYAGE DE POLYCLÈTE À ROMEa.
LETTRE DE POLYCLÈTE À CRANTOR.

De la langue des Romains; de ses avantages, et de ses défauts.

PLUSIEURS mois se sont écoulés depuis ma dernière lettre: pendant ce long intervalle, un travail pénible autant qu'assidu a rempli tous mes moments. Pressé de con

naître les lois, les mœurs, les usages de ce peuple dont je suis entouré, je ne puis porter sur lui que des jugements incertains, si je ne parviens à l'entendre; et, pour l'entendre, il faut savoir son langage. Quelle étude pour un Athénien! pour un être habitué, dès l'enfance, à regarder la langue de son pays comme la seule qu'il dût connaître ! L'esclave auquel on a confié le soin de m'instruire, y met autant de zèle que de patience; je le seconde par une application soutenue, et déjà mes efforts sont récompensés. Je commence à lire avec facilité les auteurs latins. Les historiens sont ceux que je préfère; en même temps qu'ils me familiarisent avec les difficultés de la langue romaine, ils m'épargnent des questions qui pourraient paraître indiscrètes, et je recueille un double fruit de mon travail. Mais si je parviens à comprendre les écrivains, j'ai plus de peine à saisir le sens d'un entretien familier. La langue que l'on parle est toujours différente de celle que l'on écrit: celle-ci,

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À la prise d'Athènes (91 avant l'ère vulg.) Sylla, victorieux, se fit livrer comme otage le jeune Polyclète, fils de l'archonte Crantor, et l'envoya à Rome avec une partie de sa flotte.

"Le yoyageur qui ne peut converser est un sourd et muet qui ne fait que des gestes, et de plus un demi-aveugle qui n'aperçoit les objets que sous un faux jour; il a beau avoir un interprète, toute traduction est un tapis vu à revers; la parole seule est un miroir de réflexion qui met en rapport deux âmes sensibles."—Grammaire de l'éditeur.

toujours régulière dans sa marche, est exacte et méthodique: l'autre est légère, rapide, inégale comme la pensée".

Vous trouverez, peut-être, que je me hâte trop de vous parler d'une langue dont je n'ai pas encore une connaissance approfondie; cette considération m'a plus d'une fois arrêté en y réfléchissant mûrement, j'ai pensé que c'était dans la chaleur même de cette étude, que je pouvais indiquer, avec plus de précision, les difficultés qu'elle présente, en reconnaître les causes, et établir les différences qui distinguent une langue récente encore parlée par un peuple peu lettré, de cette langue féconde autant que sublime, organe de tant d'écrivains célèbres. J'oserais dire encore que l'être qui se trouve transporté tout à coup dans un monde nouveau, doit se hâter de rendre les premières impressions qu'il y ressent; elles s'émoussent1 rapidement par la seule fréquentation; l'heureuse flexibilité des organes de l'homme l'habitue en peu de temps à ce qui le frappait davantage, et s'il diffère de rendre ses premières sensations, il omet dans ses récits ce qui pourrait donner une idée vive et fraîche des lieux ou des objets qu'il veut dépeindre. C'est d'après ce principe que je me détermine à vous communiquer les remarques que j'ai pu faire sur la langue romaine, mais en la comparant toujours à la nôtre. "Le dauphin n'est fort que sur son rivage," disent les Grecs.

Je sens, pour la première fois, combien il est important de connaître sa propre langue par principes; jusqu'alors j'avais pensé qu'il suffisait de la parler purement. Combien de fois, rebuté d'un travail qui me semblait importun, n'aije pas murmuré contre ces grammairiens qui ont porté l'analyse dans les différentes parties du discours! Je fais maintenant une application utile de leurs préceptes, et ce qui me fatiguait autrefois, me soulage aujourd'hui. Notre

La justesse de cette observation est incontestable, et elle s'applique particulièrement à la langue française. Si quelqu'un pouvait prononcer le français du dix-neuvième siècle dans toute son élégance et dans toute sa pureté sans avoir jamais connu son orthographe, cette dernière partie, quand il voudrait la comparer avec la prononciation, lui serait presqu'entièrement étrangère, tant il y a de différence entre la manière d'écrire et la manière de prononcer!

langue étant difficile à connaître dans toutes ses délicatesses, celui qui la possède n'a plus qu'à descendre, pour ainsi dire, pour se trouver au niveau des autres. Le grand nombre de rhéteurs et d'écrivains célèbres que la Grèce a produits dans tous les temps, a servi de modèle à ceux de toutes les nations; toutes ont emprunté des Grecs, jusqu'aux termes techniques de l'art oratoire.

On retrouve dans la langue latine beaucoup de vestiges de la nôtre. Les parties orientales de l'Italie, que nous appelons Hespériea, en raison de leur position, étaient depuis longtemps habitées par des colonies grecques; et, par une suite nécessaire de l'ascendant d'un peuple éclairé, sur celui qui ne l'est pas, nos usages se sont étendus, peu હૈ peu, dans cette vaste contrée. D'autres colonies grecques, établies dans les îles Eoliennes à des époques très-reculées, ont répandu leur langage, sous le dialecte qui leur est propre, parmi cette multitude de petites nations qui habitaient le revers de l'Italie; tout retrace cette origine. Les premiers caractères employés par les Romains étaient les mêmes que les nôtres. On voit encore, dans le temple de Diane, bâti par Servius Tullius, sur le mont Aventin, le traité d'alliance entre les Latins et les Romains, gravé sur une colonne d'airain: il offre une identité parfaite avec les caractères grecs; on la retrouve même dans les douze Tablesd quoiqu'elles datent d'une époque moins reculée. On se rappelle encore que le traité de paix conclu entre les Romains et les Gabiens, sous Tarquin le Superbe, fut écrit en mots latins, mais en caractères grecs, sur un bouclier de bois couvert de la peau d'un boeuf que l'on avait immolé à cette occasion. Enfin un Grec, très-versé dans les antiquités romaines, a dit en propres termes : "La langue romaine n'est ni entièrement barbare, ni absolument

a

Voyez la note() page 5.

Les îles Eoliennes, aujourd'hui îles de Lipari, situées entre la Sicile et l'Italie.

e Sixième roi de Rome (534 avant l'ère vulgaire).

4 Lois gravées sur douze tables d'airain, et placées dans le lieu le plus apparent du Forum à Rome.

Septième et dernier roi de Rome.

f Denys d'Halicarnasse, Antiq. rom. iv. 58.

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