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dans l'escalier le ramassa et le lui présenta: "Cela ne m'appartient pas," répondit-il avec un geste de surprise. " À moi de l'or! vivrais-je comme je vis, si j'étais riche ?" Le matin, il apprêtait lui-même son café sur un réchaud de tôle qui restait toujours dans l'angle noir de sa cheminée. Un rôtisseur lui apportait son dîner. Notre vieille portière montait à une heure fixe pour approprier sa chambre. Enfin, par une singularité que Sterne appellerait une prédestination, cet homme s'appelait Gobseck.

DE BALZAC. (Voyez la page 110.)

LE TARTUFE DE FRANCHISE.

PARMI les nombreuses variétés du Tartufe, l'espèce la plus dangereuse est celle de ces faux bons hommes dont Mérange est le modèle le plus achevé. Il est vrai que la nature l'a merveilleusement servi, et qu'il lui doit une partie de ses succès. Mérange est un gros homme, au front découvert, à la figure vermeille et arrondie; son geste est brusque, ses manières sont ouvertes, quelquefois bourrues; il court à vous du plus loin qu'il vous voit, vous prend la main et vous la secoue à vous démettre le poignet'; sur quelque chose que vous l'interrogiez, sa réponse commence toujours par ces mots: À vous parler franchement2. . . . Avec lui jamais de compliments, jamais d'éloges à craindre; c'est

Sterne, ecclésiastique, né en Irlande. Connu par son Voyage sentimental.

b Tartufe; ce mot, qui signifie hypocrite, est pris de Tartufe, personnage de la célèbre comédie de Molière du même nom. [Voyez l'origine de ce mot dans le recueil intitulé Modèles de poésie française.]

Selon l'Académie, dit le grammairien Boniface, un bon homme (en deux mots) se dit par éloge d'un homme d'esprit, plein de droiture, de candeur, d'affection. La première qualité dans la société est d'être un bon homme. Bonhomme (en un mot) se dit au contraire, par dérision, d'un homme simple, peu avisé, qui se laisse dominer et tromper: c'est un bonhomme à qui l'on fait croire tout ce qu'on veut.

Un faux bonhomme, dit encore l'Académie, est celui qui, par finesse et pour son intérêt, affecte la bonté, la simplicité, le désintéressement, Dans ce cas, il me semble que bonhomme devrait s'écrire en deux parties. Au pluriel, alors, rien n'empêcherait de dire de faux bons hommes, ce qu'a fait M. de Jouy, malgré l'autorité de l'Académie.

un vrai quaker: il déteste la flatterie; et, quant à la politesse, il répète à tout propos que la véritable est dans le cœur. Si par hasard on a quelque intérêt à démêler3 avec lui, il s'en rapporte entièrement à vous, car il n'entend rien aux affaires; et c'est pour cela qu'il vous renvoie à son avoué, le plus avide et le plus chicaneur de tous les hommes. Sa bourse est toujours au service de ses amis, ce qui fait qu'elle est ordinairement vide; mais s'il ne peut vous obliger lui-même, du moins s'empresse-t-il de vous indiquer un honnête usurier, auquel il a recours lui-même au besoin.

Maintenant, comment se fait-il qu'avec un caractère de franchise si bien établi, Mérange n'ait pas un ami, pas une connaissance qui ne se plaigne d'avoir été sa dupe! À vous parler franchement, à mon tour, c'est que Mérange n'est rien moins que ce qu'il paraît; sous ces dehors agrestes, sous ces perfides apparences d'un bourra bienfaisant, il cache une âme basse, un cœur sec et un esprit rusé: c'est un Tartufe de franchise. DE JOUY.

JOUY (Victor-Joseph-Étienne de),

Né en 1769, mort en 1846,

On doit à sa plume féconde une foule de pièces de théâtre d'un mérite distingué; mais ce qui a surtout établi sa réputation, c'est son Ermite de la Chaussée-d'Antin. Cette description critique des mœurs parisiennes a été traduite dans les principales langues de l'Europe.

LE TARTUFE DE DÉSINTÉRESSEMENT.

BERVILLE ne connaît de bonheur qu'avec une fortune médiocre, de vertu que dans une condition privée; l'am

Les quakers sont en général des gens d'une simplicité et d'une probité exemplaires.

b Cette expression il n'est rien moins, selon la plupart des grammairiens, se prend dans deux significations contraires, c'est-à-dire, il est et il n'est pas, ce qui au fond est absurde. L'Académie, qui admet les deux acceptions de cette phrase, recommande avec raison d'en éviter l'emploi, quand il peut y avoir équivoque; Marmontel, dans le sens positif, propose de dire: Il n'est rien de moins que votre ami; c'est-à-dire, il est votre ami et rien de moins. Dans le sens négatif, il conserve l'autre tour, qui cependant résiste à toute analyse.

bition, de quelque nature qu'elle soit, n'est à ses yeux qu'une source de tourments, de besoins et de privations. Il faut l'entendre parler des avantages de la médiocrité, des plaisirs de la vie domestique! Comme il prouve admirablement que la faveur des cours est ce qu'il y a au monde de plus fragile; qu'on ne peut faire aucun fonds sur l'amitié des grands, et encore moins sur leur reconnaissance! De combien de citations d'Épictète", de Sénèque, de Montaigne, il appuie ces vérités nouvelles! Si quelqu'un lui fait remarquer le contraste de sa conduite et de ses principes, en lui objectant qu'il n'est point d'antichambre un peu considérable où l'on ne soit sûr de le rencontrer, point d'audience de ministre où il ne se trouve, point de cercle où il ne se montre en habit brodé, Berville ne manque point d'excellentes raisons pour motiver ces inconséquences: c'est toujours le besoin d'obliger qui le conduit dans ces lieux, d'où son caractère et ses goûts l'éloignent. Depuis longtemps, je commençais à craindre d'avoir été la dupe du sage et modeste Berville: l'aventure que M. D.... m'a racontée, il y a quelques jours, a fini par m'ouvrir les yeux. Bien convaincu, comme il le lui avait entendu répéter, que Berville avait beaucoup de crédit, mais qu'il ne l'employait qu'à être utile aux autres, M. D. . . . l'alla trouver un matin, et s'ouvrit à lui sur le désir qu'il avait d'obtenir une place près de vaquer par la mort de celui qui l'occupait; il lui en fit bien connaître tous les avantages, et lui en détailla toutes les convenances; Berville promit de s'occuper sans délai de cette affaire, et tint parole. Il sollicita la place, et l'obtint-pour luimême. DE JOUY. L'Ermite de la Chaussée-d'Antin.

(Voyez la page 156.)

» Épictète, philosophe stoïcien, d'Hiéropolis en Phrygie, était esclave d'Epaphrodite, affranchi de Néron. Le Manuel d'Epictète contient des maximes de la plus pure morale exprimées avec force et clarté.

Sénèque, illustre philosophe stoïcien, fut le précepteur de Néron. c Montaigne, célèbre philosophe français, auteur des Essais, né en 1533, mort en 1592. Voyez dans ce Répertoire les Remarques philologiques sur l'origine de la langue française.

LE PROVINCIAL À PARIS.

C'ÉTAIT bien la peine de se mettre cent et un à refaire le tableau de Paris, pour oublier ce chapitre, pour omettre l'ébauche de cette figure si naïve, si empesée1, si plaisante, si curieuse, si bouffonne, si tranchée2, si inédite3 et si bonne à peindre, le provincial! Un homme que la diligence Laffitte et Caillard dépose tout palpitant sur notre pavé parisien; qui est là, écarquillant les yeux, les oreilles, les bras et les jambes; qui nous apporte ses préjugés, ses travers, sa figure, ses façons, sa curiosité ingénue, et qui nous emporte souvent ce qu'il y a de meilleur chez nous; qui se pose d'abord en point d'interrogation ou en point d'exclamation, à tout propos et hors de propos, et qui finit quelquefois par se croiser les bras ironiquement, et par nous persifler dans son spirituel idiome, quand il a vu tout ce que nous avions à lui montrer, et entendu tout ce que nous avions à lui dire.

Le difficile, c'est de peindre sous les traits d'un seul homme ce personnage, si divers, si varié qu'on appelle le provincial; c'est d'enserrer en un seul médaillon cette individualité si multiple. Le provincial a autant de physionomies particulières qu'il y a de provinces, de départements, de villes et de communes en France; de plus, son attitude, ses allures, ses impressions, varient suivant son âge, sa fortune, et le but qui l'amène à Paris. Analyser toutes ces nuances dans un seul type serait une tâche plus que malaisée. La meilleure manière de peindre le provincial à Paris, c'est de le peindre d'après nature, et de modeler un croquis sur le premier original dont les Messageries? nous gratifient....

Mon provincial de cette année, celui d'après lequel je trace cette esquisse, m'est arrivé le mois dernier par la malle-poste. La malle-poste a cela d'agréable qu'elle entre à Paris et dépose votre homme chez vous au point du jour.

Le livre des Cent-et-Un, publié à Paris par le libraire Ladvocat, devait être composé par cent et un de nos meilleurs écrivains contemporains; la plupart ont tenu leur promesse.

Cette jouissance ne m'a pas manqué. À cinq heures du matin, le département des Bouches-du-Rhône, en veste de voyage et en casquette de crinoline, sonnait à ma porte.

Mon provincial est un homme d'environ trente-six ans. Marseille retentit de ses prouesses, et l'éclat de ses aventures lui a valu le surnom de don Juan de la Canebière"; mais, comme en province il faut absolument faire une fin, notre don Juan a résolu de finir par le mariage, et une fois son hymen arrêté et conclu, il est venu passer gaiement à Paris le dernier mois de son célibat....

Sans le provincial, nous ne nous douterions pas, nous autres Parisiens, de toutes les curiosités qui nous entourent, et nous passerions notre vie à Paris sans visiter la moitié des établissements dignes de remarque et d'attention que possède la capitale. C'est là le bon côté du provincial, de vous amener à voir ce dont il est curieux. Du matin au soir il vous met en campagne avec lui, et, ce qu'il y a de bon, c'est qu'il se figure que vous lui montrez ce qu'il vous fait voir.

Le plan de Paris ne le quitte pas; il l'a en feuille, en volume, en mouchoir de poche; sans cesse il le consulte et rien ne lui échappe : églises, casernes, palais, jardins publics, rien n'est oublié. Pour lui les distances sont vaines; il les franchit à l'heure ou à la course; il use du cabriolet, fatigue le fiacre et ne dédaigne pas l'omnibus; il traverse Paris en tous sens et sans reprendre haleine; il va des Gobelins au Père-Lachaise, du Musée d'artillerie à Saint-Roch, de la Manufacture des glaces à la Madeleine, de la Bourse à la Morgue, de la Bibliothèque aux

Par allusion au don Juan de Th. Corneille, dans le Festin de Pierre, comédie en vers.

Gobelins. Nom d'une célèbre manufacture de teinture et de tapisseries à Paris. Elle tire son nom de Gilles Gobelin, qui, sous François Ier, établit la teinture en écarlate.

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Père-Lachaise. Cimetière aux environs de Paris.

Saint-Roch. La Madeleine. Églises à Paris.

Lieu d'exposition des cadavres; ce nom vient de ce que, dans l'origine, cette exposition se fesait à la morgue du Châtelet, c'est-à-dire, au guichet de la prison.

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