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de leur costume si vrai, et si pittoresque, ses personnages se présenteraient encore comme le type des hommes de tous les siècles, avec leurs faiblesses, leurs travers, leurs préjugés et toutes les manies de leurs conditions diverses.

LE BIBLIOPHILEa.

PENDANT que la passion des tableaux amuse l'arrièresaison de l'un, la passion des livres s'empare de cet autre que vous voyez là-bas, marchant la tête haute, le corps tout droit, vieillard bien portant et clairvoyant qui sort de chez lui bien brossé, et qui rentrera tout poudreux le soir.

C'est celui-là qui est heureux! ne lui parlez pas de tableaux à celui-là! Il a en horreur les vieilles toiles où l'on ne voit rien, les couleurs passées, les cadres ternis, les lambeaux de couleurs disséminés çà et là; sa passion est bien meilleure: il en veut, lui, à des passions qu'on tient dans sa main, qu'on met dans sa poche, dont on jouit tout seul et partout, la nuit comme le jour. Parlez-lui des vieux livres, des belles éditions, des Elzévirsb non rognés1; parlez-lui des reliures de Derome et de Thouvenin: pauvre Thouvenin, mort jeune encore et si grand artiste! parlezlui des vieux chefs-d'œuvre de la typographie française; il les a tous vus, il les a tous touchés; il vous en dira l'histoire et à quels maîtres ils ont appartenu depuis la vente du duc de la Vallière. Il y a tel volume qu'il a suivi depuis dix années. Enfin le dernier maître de ce volume est mort il y a un mois. La vente se fera demain : demain ! dans vingt-quatre heures! Quelle impatience pour le bi

a Il nous semble que l'auteur de ce portrait aurait dû se servir du mot bibliomane. Les définitions suivantes extraites du dictionnaire de l'Académie sont à l'appui de cette opinion: "La bibliomanie est la manie d'avoir des livres, et surtout des livres précieux et rares. Le bibliophile est celui qui aime, qui recherche les livres rares et précieux, et particulièrement les éditions bonnes et correctes. Il est bon d'être bibliophile, mais il ne faut pas être bibliomane."

b Célèbres imprimeurs hollandais des 16° et 17e siècles.

Louis César duc de la Vallière (1780), auteur d'une Bibliothèque du Théâtre français depuis son origine.

bliophile! Il s'agite, il s'inquiète, il ne peut rester en place. Quelle heure est-il? il ne sera jamais à demain. Cependant, il va sans le vouloir à sa promenade accoutumée; il faut bien qu'il achète un petit livre pour se distraire. Donc il cherche, il remue, il ouvre, il ferme des livres; il les étudie, il les flaire": "Voici un volume mieux conservé que tel autre volume que j'ai déjà; mais le frontispice de mon volume est mieux tiré que le frontispice de ce volume. J'aurais un chef-d'œuvre en mettant mon frontispice à cet exemplaire." Et il achète l'exemplaire; un autre jour il en achètera un troisième pour remplacer un feuillet de la table des matières qui est légèrement jauni; il faut du temps pour faire un beau livre. La journée se passe ainsi. Quatre heures venues, le bibliophile rentre à la maison; ses poches sont pleines; il les vide sur la table; il se met à table, et il mange; et, tout en mangeant, il collationne3 ses livres, il les tourne dans tous les sens; il boit, il mange; sa digestion est facile: il a tant d'amis à sa table! Au dessert, il va à sa bibliothèque, et il arrange tous les nouveaux-venus. En même temps, il met les anciens à la réforme, car c'est un homme de peu de livresa; il n'en veut qu'à certains ouvrages, mais il les veut beaux; et, quand il les a beaux, il les veut parfaits. Ainsi il change, il arrange, il troque1, il achète sans cesse ; plus il donne d'aliment à sa passion, et plus sa passion grandit et s'enflamme. Quand tout est en ordre chez ses livres, il se met au lit et il dort. Il dort, et il rêve gravures, parchemins, reliures; il ne flaire que du cuir de Russie, son sommeil est calme. Le matin il se lève, et il regarde ses livres; il leur donne de l'air et du soleil; et, par la même occasion, il en prend pour laimême. Ce jour-là, il est plus heureux que de coutume, car c'est ce soir, à huit heures, chez Sylvestre, qu'on vend l'exemplaire en question, qu'il poursuit depuis tant d'an

Les Latins disaient paucorum librorum homo, en parlant d'un homme qui a la peu de livres mais qui les possède bien.

On prétend qu'il faut dire cuir de roussi, d'un nom russe qui signifie vache.

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nées. Le soir venu, il s'y rend des premiers. Celui qui `fait la vente, Merlin ou Crozet, lui a gardé une place à ses côtés; il prend sa place; il a tous les beaux livres sous ses regards; il les voit, il les touche, mais dans le nombre il n'en voit qu'un seul. Enfin son livre est annoncé, le cœur lui manque: "À vingt francs, à vingt-cinq-à trente francs -trente-cinq quarante-cinquante-soixante-dix-soixante-quinze-quatre-vingt-cinq."-Et, pendant tout ce temps, il se trouble, il pâlit, il frissonne.-"Quatre-vingtcinq-dix—quinze-cent francs!-Cent francs," répète lentement le commissaire priseur5.-Cent francs! qui pourrait dire l'émotion du bibliophile!...... Mais enfin, le Ciel est juste notre homme l'emporte, le livre est à lui, il triomphe, il est heureux. Ses rivaux le regardent d'un œil d'envie; lui, triomphant, il emporte son livre ; vous le feriez officier de la Légion d'honneur, et cela dans les bons temps, qu'il ne serait pas plus superbe. Heureuse passion! Elle ne laisse même pas voir à cet homme, qu'à présent qu'il a ce bouquin, sublime entre tous ses bouquins, c'est à lui, à présent, à mourir.

J. JANIN. Nouveau tableau de Paris.

JANIN (Jules),

Né en 1804; auteur vivant. Ses principaux ouvrages sont des romans, des contes fantastiques, des voyages, et une foule d'articles curieux qui ont paru dans les journaux, les revues et les encyclopédies. On peut dire que, depuis 1832, M. Jules Janin règne dans le feuilleton du Journal des Débats, où tous les lundis paraît, avec une fécondité inépuisable, l'admirable causerie signée J. J.

a

Légion d'honneur. Ordre institué en France pour récompenser les services et les talents distingués.

Le portrait que Jules Janin nous donne de la manie des livres peut être offert comme un digne pendant de celui du grand peintre La Bruyère que l'on trouvera à la page 143. Le ridicule du bibliomane nous rappelle aussi l'épigramme de Pons de Verdun:

"C'est elle!... Dieux, que je suis aise!
Oui!...c'est la bonne édition;
Voilà bien, pages neuf et seize,
Les deux fautes d'impression
Qui ne sont pas dans la mauvaise."

L'USURIER.

SAISIREZ-VOUS bien sa figure pâle et blafarde1 à laquelle je voudrais que l'Académiea me permît de donner le nom de face lunaire, et qui ressemblait à du vermeil dédoré2? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés, et d'un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de M. de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d'une fouine3, ses petits yeux n'avaient presque point de cils, et craignaient la lumière, dont ils étaient garantis par l'abat-jour d'une vieille casquette verte. Son nez pointu était si grélés dans le bout que vous l'eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzuc. Cet homme parlait bas, d'un ton doux, et ne s'emportait jamais. Son âge était un problème: on ne pouvait pas savoir s'il était vieux avant le temps, ou s'il avait ménagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît toujours. Tout était propre et rapé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu'au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l'heure de son lever jusqu'à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d'une pendule. C'était, en quelque sorte, un homme modèle que sommeil remontait. Si vous touchez un cloportes cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort; de même, cet homme s'interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d'une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. À l'imitation de Fontenelled, il économisait le mouve

• Académie se dit ici absolument de l'Académie française.

le

Talleyrand (Le prince Charles-Maurice, duc de Talleyrand Périgord), né à Paris en 1754, mort en 1838. Ministre d'État, célèbre par le rôle qu'il a joué dans la politique des divers gouvernements qui se sont succédé en France, depuis la révolution de 1789 jusqu'au règne de Louis-Philippe.

Rembrandt et Metzu, peintres célèbres de l'école flamande.

a Fontenelle, né à Rouen en 1657, mort en 1757, auteur de plusieurs

ment vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Vers le soir, l'homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain. S'il était content de sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaîté, car il est impossible d'exprimer autrement le jeu muet de ses muscles. Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative: voilà le voisin dont le hasard m'avait gratifié dans la maison que j'habitais, rue des Grès. Cette maison, qui n'a pas de cour, est humide et sombre; les appartements ne tirent leur jour que de la A rue. ce triste aspect, la gaîté d'un fils de famille expirait avant qu'il n'entrât chez mon voisin. Le seul être avec lequel il communiquait, socialement parlant, était moi. Il venait me demander du feu, m'empruntait un livre, un journal, et me permettait le soir d'entrer dans sa cellule où nous causions quand il était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d'un voisinage de quatre années et de ma sage conduite qui, faute d'argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents, des amis? Était-il riche ou pauvre? personne n'aurait pu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d'argent chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la Banque. Il recevait lui-même ses billets, en courant dans Paris d'une jambe sèche comme celle d'un cerfe. Il était d'ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l'or; un double napoléond se fit jour, on ne sait comment, à travers son gousset; un locataire qui le suivait

ouvrages du plus grand mérite. On estime surtout ses Dialogues des morts. La réputation d'égoïsme qu'on a faite à Fontenelle est peu fondée.

a

Expression originale, qui désigne un homme dont la vie tout entière se passe à trafiquer des billets.

b A Paris, au centre même des lieux occupés par ses principales victimes, les étudiants.

с

Expression aussi drôle qu'originale.

• Double napoléon. Pièce de quarante francs à l'effigie de Napoléon.

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