Page images
PDF
EPUB

ce qu'il n'était point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été; il se succède à lui-même. Ne demandez pas 'de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; n de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? Est-ce Eutichrate que vous abordez? Aujourd'hui, quelle glace pour vous! Hier il vous cherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis: vous reconnaît-il bien? dites-lui votre nom.

LE DISTRAIT.

Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme: il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit, et, venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, et que ses bas sont rabattus sur ses talons. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant il se trouve ou devant un limon' de charrette, ou derrière un long ais2 de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout: il demande ses gants qu'il a dans ses mains. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue: tous les courtisans regardent, et rient; Ménalque regarde aussi, et rit plus haut que les autres: il cherche des yeux, dans toute l'assemblée, où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin,

⚫ Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distraction: ils ne sauraient être en trop grand nombre, s'ils sont agréables; car les goûts étant différents, on a à choisir.-LA Bruyère.

H

il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue: il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du palais; et, trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans; le cocher touche3, et croit ramener son maître dans sa maison. Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet: tout lui est familier, rien ne lui est nouveau; il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive; celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense: il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère; et il prend patience; la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois, il rend visite à une femme; et, se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner: il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues; il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut, qu'elle le réveille...

Ménalque a une fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa bourse; et, voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu'il lui plaît, croit la remettre où il l'a prise : il entend aboyer dans son armoire qu'il vient de fermer; étonné de ce prodige, il l'ouvre une seconde fois, et il éclate de rire d'y voir son chien qu'il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac1, il demande à boire, on lui en apporte : c'est à lui à jouer, il tient le cornet d'une main et un verre de l'autre; et, comme il a une grande soif, il avale les dés et presque le cornet, jette le verre d'eau dans le trictrac, et inonde celui contre qui il joue. Il se promène sur l'eau, et il demande quelle heure il est; on lui présente une

montre à peine l'a-t-il reçue, que, ne songeant plus ni à l'heure ni à la montre, il la jette dans la rivière, comme une chose qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, et jette toujours la poudre dans l'encrier. Ce n'est pas tout: il écrit une seconde lettre, et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l'adresse; un duc et pair reçoit l'une de ces deux lettres, et, en l'ouvrant, y lit ces mots: "Maître Olivier, ne manquez, sitôt la présente reçue, de m'envoyer ma provision de foin......" Son fermier reçoit l'autre ; il l'ouvre, et se la fait lire; on y trouve: "Monseigneur, j'ai reçu avec une soumission aveugle les ordres qu'il a plu à votre grandeur......" Lui-même encore écrit une lettre pendant la nuit, et, après l'avoir cachetée, il éteint sa bougie; il ne laisse pas d'être surpris de ne voir goutte, et il sait à peine comment cela est arrivé. Ménalque descend l'escalier du Louvre; un autre le monte, à qui il dit: "C'est vous que je cherche." Il le prend par la main, le fait descendre avec lui, traverse plusieurs cours, entre dans les salles, en sort; il va, il revient sur ses pas, il regarde enfin celui qu'il traîne après soi depuis un quart d'heure ; il est étonné que ce soit lui; il n'a rien à lui dire ; il lui quitte la main, et tourne d'un autre côté. Souvent il vous interroge, et il est déjà bien loin de vous quand vous songez à lui répondre ; ou bien il vous demande en courant comment se porte votre père; et, comme vous lui dites qu'il est fort mal, il vous crie qu'il en est bien aise. Il vous trouve quelquefois sur son chemin; "il est ravi de vous rencontrer, il sort de chez vous pour vous entretenir d'une certaine chose." Il contemple votre main: "Vous avez là," dit-il, " un beau rubis; est-il balais?" Il vous quitte et continue sa route; voilà l'affaire importante dont il avait à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu'un qu'il le trouve heureux d'avoir pu se dérober à la cour pendant l'automne, et d'avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleaua; il tient à d'autres d'autres discours; puis, revenant à celui-ci : “Vous avez eu," lui ditC'est-à-dire, tout le temps que la cour était à Fontainebleau.

[ocr errors]

il, "de beaux jours à Fontainebleau; vous y avez sans doute beaucoup chassé." Il commence ensuite un conte qu'il oublie d'achever; il rit en lui-même, il éclate d'une chose qui lui passe par l'esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S'il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier insensiblement sur son assiette; il est vrai que ses voisins en manquent, aussi bien que de couteaux et de fourchettes, dont il ne les laisse pas jouir longtemps. On a inventé aux tables une grande cuiller pour la commodité du service; il la prend, la plonge dans le plat, l'emplit, la porte à sa bouche, et il ne sort pas d'étonnement de voir répandu sur son linge et sur ses habits le potage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîner; ou, s'il s'en souvient, et qu'il trouve qu'on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite; il boit le reste tranquillement, et ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre ce qu'on lui a versé de trop. Il s'avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine; il se lève avant le fruit', et prend congé de la compagnie: on le voit ce jour-là en tous les endroits de la ville, hormis en celui où il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l'a empêché de dîner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne le fît attendre. L'entendez-vous crier, gronder, s'emporter contre l'un de ses domestiques? Il est étonné de ne le point voir; "où peut-il être ?" dit-il; "que fait-il? qu'est-il devenu? qu'il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure:" le valet arrive, à qui il demande fièrement d'où il vient; il lui répond qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé, et lui rend un fidèle compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu'il n'est pas pour un stupide, car il n'écoute point, et il parle encore moins; pour un fou, car, outre qu'il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête involontaires; pour un homme fier et incivil, car vous le saluez, et il passe sans vous regarder, ou il vous re

garde sans vous rendre le salut. Enfin il n'est ni présent ni attentif, dans une compagnie, à ce qui fait le sujet de la conversation: il pense et il parle tout à la fois; mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense; aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite: où il dit non, souvent il faut dire oui; et où il dit oui, croyez qu'il veut dire non: il a, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s'en sert point, il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde : tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots: " 'Oui, vraiment: C'est vrai: Bon! Tout de bon! Oui-dà: Je pense qu'oui: Assurément: Ah ciel!" et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paraît être il appelle sérieusement son laquais monsieur; et son ami, il l'appelle la Verdure. Il se trouve avec un magistrat ; cet homme, grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un événement, et lui demande si cela est ainsi; Ménalque lui répond: "Oui, mademoiselle." Il revient une fois de la campagne; ses laquais en livrée entreprennent de le voler, et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend: arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les circonstances; et il leur dit: "Demandez à mes gens, ils y étaient."

LA BRUYÈRE (Jean de),

LA BRUYÈRE.

Écrivain et moraliste célèbre, né en 1644, mort en 1696. C'est le philosophe qui, après Molière, a le mieux observé et connu les hommes. D'abord trésorier de France à Caen, il fut ensuite chargé d'enseigner l'histoire au duc de Bourgogne, sous la direction de Bossuet; et en 1693 il entra à l'Académie française.

La Bruyère occupe l'une des premières places parmi les prosateurs du siècle de Louis XIV. Il traduisit et ensuite imita les Caractères du philosophe grec Théophraste. Le livre de La Bruyère est le tableau le plus fidèle des mœurs de son temps, et dépouillés

« PreviousContinue »