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leurs dynasties. Il n'a jamais vu Versailles, il ne le verra point, il a presque vu la tour de Babel; il en compte les degrés3; il sait combien d'architectes ont présidé à cet ouvrage; il sait le nom des architectes. Dirai-je qu'il croit Henri IV fils de Henri IIIa? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d'Autriche, de Bavière: "quelles minuties!" dit-il, pendant qu'il récite de mémoire toute une liste des rois des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d'Apronal, d'Hérigebal, de Noesnemordach, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu'à nous ceux de Valois et de Bourbon. Il demande si l'Empereur a jamais été marié; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le roi jouit d'une santé parfaite; et il se souvient que Thetmosis, un roi d'Égypte, était valétudinaire, et qu'il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis.

Que ne sait-il point? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité? Mais quant à ce qui se rapporte au temps moderne ou présent, il ne lui entre pas dans l'esprit même de s'en informer.

LA CURIOSITÉ, OU LES MANIES.

La curiosité n'est pas1 un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu'on a, et ce que les autres n'ont point. Ce n'est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru2, à ce qui est à la mode. Ce n'est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente, qu'elle ne cède à l'amour et à l'ambition que par la petitesse de son objet. Ce n'est pas une passion qu'on a généralement pour les choses rares et qui ont cours, mais qu'on a seulement pour une certaine chose qui est rare et pourtant à la mode.

Le fleuriste.-Le fleuriste a un jardin dans un faubourg; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses

* Henri III fut le dernier roi de la branche des Valois, et Henri IV le premier de la branche des Bourbons.

tulipes et devant la solitaire1: il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie : il la quitte pour l'orientale2; de là il va à la veuve3; il passe au drapd'or, de celle-ci à l'agate'; d'où il revient enfin à la solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il oublie de dîner: aussi est-elle nuancée, bordée, huilée", à pièces emportées; elle a un beau vase, ou un beau calice: il la contemple, il l'admire. Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point; il ne va pas plus loin que l'ognon de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées, et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi, fatigué, affamé, mais fort content de sa journée: il a vu des tulipes.

L'amateur de prunes.-Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d'une ample récolte, d'une bonne vendange; il est curieux de' fruits, vous n'articulez pas, vous ne vous faites pas entendre: parlez-lui de figues et de melons, dites que les poiriers rompent de fruits cette année, que les pêchers ont donné avec abondance; c'est pour lui un idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos pruniers, il n'a de l'amour que pour une certaine espèce; toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise, il l'ouvre, vous en donne une moitié, et prend l'autre : “quelle chair3!" dit-il; "goûtez-vous cela? cela est divin! voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs ;" et là-dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. O l'homme divin en effet! homme qu'on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles! que je voie sa taille et son visage pendant qu'il vit; què j'observe les traits et la contenance d'un homme qui seul entre les mortels possède une telle prune!

Le numismate1.-Un troisième que vous allez voir vous parle des curieux ses confrères, et surtout de Diognète. "Je l'admire," dit-il, "et je le comprends moins que jamais : pensez-vous qu'il cherche à s'instruire par les médailles, et qu'il les regarde comme des preuves parlantes de certains faits, et des monuments fixes et indubitables de l'ancienne histoire? rien moins2: vous croyez peut-être que toute la peine qu'il se donne pour recouvrer une tête vient du plaisir qu'il se fait de ne voir pas une suite d'empereurs interrompue? c'est encore moins: Diognète sait d'une médaille le fruste1, le flou3, et la fleur de coin; il a une tablette dont toutes les places sont garnies, à l'exception d'une seule ce vide lui blesse la vue, et c'est précisément, et à la lettre, pour le remplir, qu'il emploie son bien et sa vie."

L'amateur d'estampes.-"Vous voulez," ajoute Démocède, "voir mes estampes?" et bientôt il les étale1 et vous les montre. Vous en rencontrez une qui n'est ni noire, ni nette, ni dessinée, et d'ailleurs moins propre à être gardée dans un cabinet qu'à tapisser, un jour de fête, le Petit-Pont ou la rue Neuvea: il convient qu'elle est mal gravée, plus mal dessinée; mais il assure qu'elle est d'un Italien qui a travaillé peu, qu'elle n'a presque pas été tirée2, que c'est la seule qui soit en France de ce dessin, qu'il l'a achetée trèscher, et qu'il ne la changerait pas pour tout ce qu'il a de meilleur. "J'ai," continue-t-il, "une sensible affliction, et qui m'obligera à renoncer aux estampes pour le reste de mes jours: j'ai tout Calot3b, hormis une seule qui n'est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages, au contraire c'est un des moindres, mais qui m'achèverait Calot; je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe, et je désespère enfin d'y réussir: cela est bien rude1!”

Le voyageur.-Tel autre fait la satire de ces gens qui s'engagent par inquiétude ou par curiosité dans de longs

a

A Paris: c'est là que se trouvaient autrefois les marchands d'estampes.

b Calot. Célèbre dessinateur français dont l'œuvre a été gravé.

voyages; qui ne font ni mémoires, ni relations; qui ne portent point de tablettes; qui vont pour voir, et qui ne voient pas, ou qui oublient ce qu'ils ont vu; qui désirent seulement de connaître de nouvelles tours ou de nouveaux clochers, et passer des rivières qu'on n'appelle ni la Seine, ni la Loire; qui sortent de leur patrie pour y retourner, qui aiment à être absents, qui veulent un jour être revenus de loin et ce satirique parle juste, et se fait écouter.

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Le bibliomane.-Mais quand il ajoute que les livres en apprennent plus que les voyages, et qu'il m'a fait comprendre par ses discours qu'il a une bibliothèque, je souhaite de la voir; je vais trouver cet homme, qui me reçoit dans une maison où dès l'escalier je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tout couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer3, qu'ils sont dorés sur tranche1, ornés de filets d'or3, et de la bonne édition, me nommer les meilleurs l'un après l'autre, dire que sa galerie est remplie, à quelques endroits près qui sont peints de manière qu'on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l'oeil s'y trompe; ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il ne met pas le pied dans cette galerie, qu'il y viendra pour me faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance, et ne veux non plus que lui visiter sa tannerie, qu'il appelle bibliothèque.

L'édificateur'.-Un bourgeois aime les bâtiments; il se fait bâtir un hôtel si beau, si riche, et si orné, qu'il est inhabitable: le maître, honteux de s'y loger, ne pouvant peut-être se résoudre à le louer à un prince ou à un homme d'affaires, se retire au galetas, où il achève sa vie, pendant que l'enfilade et les planchers de rapport sont en proie aux Anglais et aux Allemands qui voyagent, et qui viennent là du Palais-Royal, et du Luxembourg. On heurte sans finī à cette belle porte: tous demandent à voir la maison, et personne à voir monsieur3.

L'ornithologiste.-Diphile commence par un oiseau et

finit par mille: sa maison n'est pas égayée, mais empestée1: la cour, la salle, l'escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volière: ce n'est plus un ramage, c'est un vacarme3; les vents d'automne et les eaux dans leurs plus grandes crues1 ne font pas un bruit si perçant et si aigu3; on ne s'entend non plus parler les uns les autres que dans ces chambres où il faut attendre, pour faire le compliment d'entrée, que les petits chiens aient aboyé. Ce n'est plus pour Diphile un agréable amusement; c'est une affaire laborieuse et à laquelle à peine il peut suffire. Il passe les jours, ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus, à verser du grain et à nettoyer des ordures; il donne pension à un homme qui n'a point d'autre ministère que de siffler des serins au flageolet, et de faire couver3 des canaries. Il est vrai que ce qu'il dépense d'un côté, il l'épargne de l'autre, car ses enfants sont sans maîtres et sans éducation. Il se renferme le soir, fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir jouir du moindre repos que ses oiseaux ne reposent, et que ce petit peuple, qu'il n'aime que parce qu'il chante, ne cesse de chanter. Il retrouve ses oiseaux dans son sommeil; lui-même il est oiseau, il est huppé 10, il gazouille", il perche, il rêve la nuit qu'il mue12 ou qu'il couve.

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L'entomologiste.-Cet autre aime les insectes; il en fait tous les jours de nouvelles emplettes1: c'est surtout le premier homme de l'Europe pour les papillons; il en a de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Quel temps prenez-vous pour lui rendre visite? il est plongé dans une amère douleur; il a l'humeur noire, chagrine, et dont toute sa famille souffre, aussi a-t-il fait une perte irréparable: approchez, regardez ce qu'il vous montre sur son doigt, qui n'a plus de vie, et qui vient d'expirer; c'est une chenille, et quelle chenille !

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L'HOMME INÉGAL.

UN homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes; il est à chaque moment

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