Page images
PDF
EPUB

semble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service; il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois: il ne se sert à table que de ses mains, il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes; il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe: s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe, on le suit à la trace2; il mange haut et avec grand bruit, il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un râtelier; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'étre plus pressé3 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse*. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver, dans la meilleure chambre, le meilleur lit: il tourne tout à son usage; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service; tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages; il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, né plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

emploie le mot Gnathon, du grec yváðos (gnathos), mâchoire. Ailleurs, en faisant le portrait du riche et du pauvre, il se sert des noms Giton, du grec ynoos (gethos), joie; et Phédon de perdw (pheidő), parcimonie, épargne.

LE GOURMAND.

CLITON n'a jamais eu toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin, et de souper le soir; il ne semble né que pour la digestion; il n'a de même qu'un entretien; il dit les entrées1 qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets2; il se souvient exactement de quels plats on a relevé3 le premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre1, le fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point: il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change; et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusqu'où il pouvait aller; on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien: aussi est-il l'arbitre des bons morceaux ; et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus, il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir; il donnait à manger le jour qu'il est mort; quelque part où il soit, il mange; et, s'il revient au monde, c'est pour manger.

હૈ

LE RICHE ET LE PAUvre.

GITON" a le teint frais', le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée: il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marché ; tous se règlent sur lui: il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi

■ Voyez la note, page 134.

5

longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite". S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit. Il est riche.

PHEDON a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre: il dort peu et d'un sommeil fort léger, il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide; il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus: et, s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal; il croit peser1 à ceux à qui il parle; il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter3, il ne fait point rire: il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services: il est complaisant, flatteur, empressé" ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide: il marche doucement et légèrement; il semble craindre de fouler 10 la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent: il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement" ce qui se dit, et se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau: il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées 12 et si remplies de monde où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu: si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siége; il parle bas dans la conversation, et il articule mal: libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre13 le siècle, médiocrement prévenu1 des ministres et du minis

12

a Voyez la note, page 134.

tère, il n'ouvre la bouche que pour répondre: il tousse, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie; il n'en coûte à personne ni salut, ni compliment. Il est pauvre.

LE PÉDANT.

QUE dites-vous? comment? je n'y suis pas1: vous plairait-il de recommencer? j'y suis encore moins2; je devine enfin: vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid; que ne disiez-vous: Il fait froid? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites: Il pleut, il neige. Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter; dites: Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant? Qu'importe, Acis? est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde! Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébusa, vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement; une chose vous manque, c'est l'esprit : ce n'est pas tout; il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres: voilà la source de votre pompeux galimatias 5b, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre, je vous tire par votre habit, et vous dis à l'oreille : Ne songez point à avoir de l'esprit3, n'en ayez point; c'est votre rôle: ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit; peut-être alors croira-t-on que vous

en avez.

Phébus. (On prononce l's.) C'est le nom d'Apollon considéré comme dieu de la lumière. Le blond Phébus. Phébus se dit aussi, figurément et familièrement, d'un style obscur et ampoulé. Donner dans le phébus.

b Galimatias. "Ce mot vient de l'usage des plaidoyers qui se faisaient autrefois en latin. Un jour il s'agissait d'un coq appartenant à une des parties qui se nommait Mathias. L'avocat, à force de répéter les noms de gallus et de Mathias, finit par s'embrouiller, et au lieu de dire gallus Mathie, il dit galli Mathias; par la suite on se servit de ce mot pour exprimer un discours embrouillé."-Roquefort.

L'HOMME À PRÉTENTIONS.

ARRIAS a tout lu, a tout vu; il veut le persuader ainsi : c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord; il prend la parole, et l'ôte à1 ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent: il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois, et de ses coutumes; il récite des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plaisantes; il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies; Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur. "Je n'avance," lui dit-il, "je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance." Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit: "C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son am-bassade."

L'HOMME SAVANT DANS L'HISTOIRE ANCIENNE ET
IGNORANT SUR LES ÉVÉNEMENTS ACTUELS.

HERMAGORAS ne sait pas qui est roi de Hongrie; il s'étonne de n'entendre faire aucune mention du roi de Bohême: ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande, dispensez-le du moins de vous répondre; il confond les temps, il ignore quand elles1 ont commencé, quand elles ont fini: combats, siéges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des géants, il en raconte le progrès et les moindres détails; rien ne lui est échappé: il débrouille de même l'horrible chaos des deux empires, le babylonien et l'assyrien; il connaît à fond les Égyptiens et

a

• Il faut nécessairement se reporter ici au temps de La Bruyère.

« PreviousContinue »