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lait son fils, aucun de ces enfants ne m'appelait son frère. L'exilé partout est seul.

Il n'y a d'amis, d'épouses, de pères et de frères que dans la patrie. L'exilé partout est seul.

Pauvre exilé ! cesse de gémir; tous sont bannis comme toi, tous voient passer et s'évanouir pères, frères, épouses, amis. La patrie n'est point ici-bas; l'homme vainement l'y cherche; ce qu'il prend pour elle n'est qu'un gîte d'une nuit. Il s'en va errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé !a LAMENNAIS.

LAMENNAIS (Félicité-Robert abbé de),

Né à Saint-Malo, en 1782. Mort en 1854. Principaux ouvrages: Essai sur l'Indifférence et Paroles d'un croyant. Le merveilleux talent de style qui éclate dans les pages de cet écrivain n'est pas moins remarquable que les profondes méditations qu'elles révèlent. Aussi le retentissement prodigieux que M. de Lamennais a produit dans le monde savant l'a placé au rang des premiers génies du siècle.

a Ce style appartient au genre biblique. Le poëte a donné à sa description, remplie d'images simples et gracieuses, le ton d'un chant plaintif avec ses couplets à l'imitation des versets de l'Écriture.

Quelle touchante peinture il nous présente des maux de l'exilé! Que de force dans cette exclamation douloureuse qui tombe à la fin de chaque période comme une larme échappée aux yeux de l'exilé! Mais quelle pensée grande et consolatrice succède à ces plaintes touchantes! La patrie est dans le ciel; la terre est un exil pour tous, et les exilés reverront tous la patrie !

En vérité, cette page peut être mise en parallèle avec les psaumes les plus magnifiques de la littérature hébraïque.

Ce charmant tableau des malheurs de l'exilé nous rappelle la touchante élégie que l'académicien Arnault composa pendant son exil. Fidèle à l'empereur Napoléon, il avait été contraint, en 1816, de se ré fugier dans le royaume des Pays-Bas :

De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,

LA FEUILLE.

Où vas-tu? Je n'en sais rien :
L'orage a frappé le chêne
Qui seul était mon soutien.
De son inconstante haleine
Le zéphyr ou l'aquilon
Depuis ce jour me promène

De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène
Sans me plaindre ou m'effrayer;
Je vais où va toute chose,
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.

CARACTÈRES.

LE FAT1.

C'EST un homme dont la vanité seule forme le caractère; qui ne fait rien par goût, qui n'agit que par ostentation, et qui, voulant s'élever au-dessus des autres, est descendu au-dessous de lui-même. Familier avec ses supérieurs, important avec ses égaux, impertinent avec ses inférieurs, il tutoie3, il protége, il méprise. Vous le saluez, il ne vous voit pas; vous lui parlez, il ne vous écoute pas; vous parlez à un autre, il vous interrompt. Il lorgne, il persifle au milieu de la société la plus respectable et de la conversation la plus sérieuse. Il n'a aucune connaissance, et il donne des avis aux savants et aux artistes. Il en eût donné à Vauban sur les fortifications, à Lebrun sur la peinture, à Racinea sur la poésie.

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Il fait un long calcul de ses revenus; il n'a que soixante mille livres de rente, et il ne peut vivre. Il consulte la mode pour ses travers comme pour ses habits, pour son médecin comme pour son tailleur. Vrai personnage de théâtre, à le voir, vous croiriez qu'il a un masque; à l'entendre, vous diriez qu'il joue un rôle ses paroles sont vaines, ses actions sont des mensonges, son silence même est menteur. Il manque aux engagements qu'il a: il en feint quand il n'en a pas. Il ne va pas où on l'attend; il arrive tard où il n'est point attendu. Il n'ose avouer un parent pauvre ou peu connu. Il se glorifie de l'amitié d'un grand à qui il n'a jamais parlé, ou qui ne lui a jamais répondu. Il a du bel-esprit la suffisances et les mots.

* Vauban, Lebrun, Racine, personnages célèbres du siècle de Louis XIV.

satiriques; de l'homme de qualité, les talons rouges, le coureur et les créanciers11.

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Pour peu qu'il fût fripon, il serait en tout le contraste de l'honnête homme: en un mot, c'est un homme d'esprit pour les sots qui l'admirent; c'est un sot pour les gens sensés qui l'évitent. Mais si vous connaissiez bien cet homme, ce n'est ni un homme d'esprit, ni un sot; c'est un fat, c'est le modèle d'une infinité de jeunes sots mal élevés 12. DESMAHIS.

DESMAHIS (Joseph-François),

Né en 1722, mort en 1761. Auteur de comédies et d'un grand nombre de pièces fugitives.

LE FANTASQUE1.

QU'EST-IL donc arrivé de funeste à Mélanthe? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait2. Tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc? C'est que sa rate fume3. Il se coucha hier les délices du genre humain: ce matin on est honteux pour lui; il faut le cacher. En se levant, le pli d'un chausson lui a déplu: toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié*; il pleure comme un enfant, il rugit comme un lion. Une vapeur maligne et farouche3 trouble et noircit son imagination, comme l'encre de son écritoire barbouille ses doigts. N'allez pas lui parler des choses qu'il aimait le mieux il n'y a qu'un moment: par la raison qu'il les a aimées, il ne les saurait plus souffrir. Les parties de divertissement, qu'il a tant désirées, lui deviennent ennuyeuses; il faut les rompre. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres; il s'irrite de voir qu'ils ne veulent point se fâcher. Souvent il porte ses coups en l'air, comme un taureau furieux qui de ses cornes aiguisées va se battre contre les vents.

Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même. Il se blâme, il ne se trouve

bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu'on veuille le consoler. Il veut être seul, et il ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie, et s'aigrit contre elle. On se tait: ce silence affecté le choques. On parle tout bas: il s'imagine que c'est contre lui. On parle tout haut: il trouve qu'on parle trop, et qu'on est trop gai pendant qu'il est triste. On est triste : cette tristesse lui paraît un reproche de ses fautes. On rit: il soupçonne qu'on se moque de lui. Que faire? être aussi ferme et aussi patient qu'il est insupportable, attendre en paix qu'il revienne demain aussi sage qu'il était hier. Cette humeur étrange s'en va comme elle vient: quand elle le prend, on dirait que c'est un ressort de machine qui se démonte1o tout à coup. Il est comme on dépeint les possédés": sa raison est comme à l'envers 12; c'est la déraison 13 elle-même en personne. Poussez-le11; vous lui ferez dire en plein jour qu'il est nuit, car il n'y a plus ni jour ni nuit pour une tête démontée par son caprice. Quelquefois il ne peut s'empêcher d'être étonné de ses excès et de ses fougues 16. Malgré son chagrin, il sourit des paroles extravagantes qui lui ont échappé.

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Mais quel moyen de prévoir ces orages, et de conjurer1 la tempête? Il n'y en a aucun point de bons almanachs pour prédire ce mauvais temps. Gardez-vous bien de dire: Demain nous irons nous divertir dans un tel jardin. L'homme d'aujourd'hui ne sera point celui de demain: celui qui vous promet maintenant, disparaîtra tantôt; vous ne saurez plus le prendre pour le faire souvenir de sa parole. En sa place, vous trouverez un je ne sais, quoi qui n'a ni forme ni nom, qui n'en peut avoir, et que vous ne sauriez définir deux instants de suite de la même manière. Étudiez-le bien; puis dites-en tout ce qu'il vous plaira: il ne sera plus vrai le moment d'après que vous l'aurez dit.

TÉNELON. (Voyez la page 25}

EXTRAITS DES CARACTÈRES DE LA BRUYERE.

LE FAT.

J'ENTENDS Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche: le voilà entré; il rit, il crie, il éclate; on bouche ses oreilles; c'est un tonnerre: il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle; il ne s'apaise et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller1 des vanités et des sottises; il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux bienséances2, que chacun a son fait3 sans qu'il ait eu intention de le lui donner1; il n'est pas encore assis, qu'il a, à son insu3, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche: il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois; il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés ; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutidème qui donne le repas? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer: le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui qui perd, et il l'offense: les rieurs sont pour lui; il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe1. Je cède enfin, et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux qui le souffrent.

L'HOMME QUI N'A PAS DE CARACTÈRE'.

MÉNIPPE est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui: il ne parle pas, il ne sent pas; il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres, qu'il y est le premier trompé, et qu'il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quitter.

L'ÉGOÏSTE.

GNATHON ne vit que pour soi, et tous les hommes en

Les noms propres dont se sert La Bruyère ne semblent pas résulter du hasard. En parlant de l'égoïste, ridicule par sa gourmandise, il

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