Page images
PDF
EPUB

leurs besoins aux jouissances, par leur diversité à l'union, par leur faiblesse à l'empire. Ils sont les seuls de tous les êtres qui jouissent de vos travaux, et les seuls qui les imitent; ils ne sont savants que de votre science; ils ne sont sages que de votre sagesse ; ils ne sont religieux que de vos inspirations. Sans vous, il n'y a point de beauté dans les corps, d'intelligence dans les esprits, de bonheur sur la terre, et d'espoir dans le ciel.

Cybèle, ou la terre.-O toi, que l'antiquité nomma la mère des dieux, Cybèle, terre qui soutiens mon existence fugitive, inspire-moi, au fond de quelque grotte ignorée, le même esprit qui dévoilait les temps à tes anciens oracles!

C'est pour toi que le soleil brille, que les vents soufflent, que les fleuves et les mers circulent; c'est toi que les Heures, les Zéphyrs et les Néréides parent à l'envi de couronnes de lumière, de guirlandes de fleurs et de ceintures azurées; c'est à toi que tout ce qui respire suspend la lampe de la vie. Mère commune des êtres, tous se réunissent autour de toi: éléments, végétaux, animaux, tous s'attachent à ton sein maternel comme tes enfants. L'astre des nuits lui-même t'environne sans cesse de sa pâle lumière. Pour toi, éprise des feux d'un amour conjugal envers le père du jour, tu circules autour de lui, réchauffant tour à tour à ses rayons tes mamelles innombrables. Toi seule, au milieu de ces grands mouvements, présentes l'exemple de la constance aux humains inconstants. Ce n'est ni dans les champs de la lumière, ni dans ceux de l'air et des eaux, mais dans tes flancs, qu'ils fondent leur fortune, et qu'ils trouvent un éternel repos. Ô terre, berceau et tombeau de tous les êtres, en attendant que tu accordes un point stable à ma cendre, découvre-moi les richesses de ton sein, les formes ravissantes de tes vallées,

Heures, déesses, filles de Jupiter et de Thémis. Elles étaient portières du ciel, avaient soin du char et des chevaux du soleil, et présidaient aux saisons.

b Néréides, nymphes de la mer, filles de Nérée, dieu marin.

et tes monts inaccessibles d'où s'écoulent les fleuves et les mers, jusqu'à ce que mon âme, dégagée du poids de son corps, s'envole vers ce soleil où tu puises toi-même une vie immortelle !

Flore.-Présidez aux jeux de nos enfants, charmante fille de l'aurore, aimable Flore; c'est vous qui couvrez de roses les champs du ciel que parcourt votre mère, soit qu'elle s'élève chaque jour sur notre horizon, soit qu'elle s'avance, au printemps, vers le sommet de notre hémisphère, et qu'elle rejette ses rayons d'or et de pourpre sur leurs régions de neige. Pour vous, suspendue au-dessus de nos vertes campagnes, portée par l'arc-en-ciel au sein des nuages pluvieux, vous versez les fleurs à pleine corbeille dans nos vallons et sur nos forêts; le zéphyr amoureux vous suit, haletant après vous, et vous poussant de son haleine chaude et humide. Déjà on aperçoit sur la terre les traces de son passage dans les cieux; à travers les rais lointains de la pluie, les landes apparaissent toutes jaunes de genéts1 fleuris; les prairies brumeuses, de bassinets dorés; et les corniches des vieilles tours, de giroflées safranées3. Au milieu du jour le plus nébuleux, on croirait que les rayons du soleil luisent au loin sur les croupes des collines, au fond des vallées, au sommet des antiques monuments; des lisières de violettes et de primevères" parfument les haies, et le lilas couvre de ses grappes pourprées les murs du château lointain. Aimables enfants sortez dans les campagnes, Flore vous appelle au sein des prairies; tout vous y invite, les bois, les eaux, les rocs arides; chaque site vous présente ses plantes, et chaque plante ses fleurs. Jouissez du mois qui vous les donne: avril est votre frère, il est à l'aurore de l'année comme vous à celle de la vie, connaissez ces dons riants comme votre âge. Les prairies seront votre école, les fleurs vos alphabets, et Flore votre institutrice.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. (Voyez la page 51.)

LA NUIT DU JOUR DE L'AN.

Les deux chemins de la vie.

PENDANT la nuit du premier jour de l'année 1797, un homme de soixante ans était à la fenêtrea; il élevait ses regards désolés vers la voûte argentée du ciel, où nageaient et brillaient les étoiles, comme les blanches fleurs du nénuphar1 sur une nappe d'eau tranquille; il les rabaissait ensuite sur la terre, où personne n'était aussi dépourvu que lui de joie et de repos, car sa tombe n'était pas loin de lui; il avait déjà descendu soixante des marches qui devaient l'y conduire, et il n'y emportait, du beau temps de sa jeunesse, que des fautes et des remords. Sa santé était détruite, son âme vide et abattue, son cœur navré de repentir, et sa vieillesse pleine de chagrin. Les jours de sa jeunesse reparaissaient devant lui, et lui rappelaient ce moment solennel où son père l'avait placé à l'entrée de ces deux routes dont l'une conduit dans un pays tranquille et heureux, couvert de moissons fertiles, éclairé par un soleil toujours pur, et retentissant d'une douce harmonie, tandis que l'autre mène dans un séjour de ténèbres, dans un antre sans issue, peuplé de serpents et rempli de poisons.

Hélas! les serpents s'attachaient à son cœur, les poisons souillaient ses lèvres, et il savait maintenant où il était.

Il reporta ses regards vers le ciel, et s'écria avec une angoisse inexprimable: "O jeunesse, reviens! Ô mon père! place-moi de nouveau à l'entrée de la vie, afin que je choisisse autrement."

Mais sa jeunesse et son père n'étaient plus. Il vit des feux follets s'élever au-dessus des marécages et disparaître; et il se dit: "Voilà ce que sont mes jours de folie." Il vit une étoile tombante parcourir le ciel, vaciller et s'évanouir: "C'est là ce que je suis," s'écria-t-il, et les pointes aiguës du repentir s'enfoncèrent encore plus avant dans son cœur.

1 Cette expression est un peu vague. L'auteur, en parlant du vieillard, veut dire, à sa fenêtre, ou à la fenêtre de la maison qu'il habitait.

Alors il se retraça dans sa pensée tous les hommes de son âge qui avaient été jeunes avec lui; qui, maintenant répandus sur la terre, s'y conduisaient en bons pères de famille, en amis de la vérité, de la vertu, et qui passaient doucement, et sans verser de larmes, cette première nuit de l'année. Le son de la cloche, qui célèbre ce nouveau pas du temps, vint, du haut de la tour de l'église, retentir à son oreille comme un chant pieux; ce son lui rappela ses parents, les vœux qu'ils formaient pour lui dans ce jour solennel, les leçons qu'ils lui répétaient; vœux que leur malheureux fils n'avait jamais accomplis, leçons dont il n'avait jamais profité. Accablé de douleur et de honte, il ne put regarder plus longtemps ce ciel où demeurait son père; il rabaissa sur la terre ses yeux abattus, des larmes amères coulèrent de ses yeux et tombèrent sur la neige qui couvrait le sol; il soupira, et ne voyant rien qui le pût consoler, "Ah! reviens, jeunesse !" s'écria-t-il encore, "reviens!"

Et sa jeunesse revint: car tout cela n'était qu'un rêve qui avait agité pour lui la première nuit de l'année; il était jeune encore; ses fautes seules étaient réelles. Il remercia Dieu de ce que sa jeunesse n'était point passée, et de ce qu'il pouvait quitter la route du vice pour reprendre celle de la vertu, pour rentrer dans le pays tranquille, couvert d'abondantes moissons.

Revenez avec lui, mes jeunes lecteurs, si, comme lui, vous vous êtes égarés: ce songe terrible sera désormais votre juge. Si, un jour, accablés de douleur, vous êtes forcés de vous écrier: "Reviens, belle jeunesse !" la belle jeunesse ne reviendra point.

MADAME GUIZOT. Traduction de l'allemand de JEAN PAUL.

MADAME GUIZOT (Pauline DE MEULAN),

Née en 1773, morte en 1827; auteur de plusieurs ouvrages de littérature et de morale.

L'EXILÉ.

Il s'en allait errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé!

J'ai passé à travers les peuples, et ils m'ont regardé, et je les ai regardés, et nous ne nous sommes pas reconnus. L'exilé partout est seul.

Lorsque je voyais, au déclin du jour, s'élever du creux d'un vallon la fumée de quelque chaumière, je me disais : "Heureux celui qui retrouve, le soir, le foyer domestique et s'y assied au milieu des siensa!" L'exilé partout est

seul.

Où vont ces nuages que chasse la tempête? elle me chasse comme eux, et qu'importe où! L'exilé partout est seul.

Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles; mais ce ne sont pas les fleurs ni les arbres de mon pays: ils ne me disent rien. L'exilé partout est seul.

Ce ruisseau coule mollement dans la plaine; mais son murmure n'est pas celui qu'entendit mon enfance: il ne rappelle aucun souvenir à mon âme. L'exilé partout est

seul.

Ces chants sont doux; mais les tristesses et les joies qu'ils réveillent ne sont ni mes tristesses ni mes joies. L'exilé partout est seul.

On m'a demandé: "Pourquoi pleurez-vous?" et quand je l'ai dit, nul n'a pleuré, parce qu'on ne me comprenait point. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des vieillards entourés d'enfants, comme l'olivier de ses rejetons; mais aucun de ces vieillards ne m'appe

• Réflexion touchante et heureusement amenée. Le fond de cette idée est emprunté à ces vers de la première églogue de Virgile:

"Et jam summa procul villarum culmina fumant;
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.”

La nuit approche: on voit déjà fumer les chaumières des prochains hameaux, et l'ombre des montagnes s'allonger dans la plaine. Charmante comparaison empruntée à la Bible. "Votre épouse sera comme une vigne fertile appuyée sur le mur de votre maison; vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes oliviers."Psaume cxxviii. 3.

« PreviousContinue »