Page images
PDF
EPUB

s'avancer au moins jusqu'à trois ou quatre cents pas pour se faire une idée de ces grandes vallées de glace. En effet, si l'on se contente de voir celle-ci de loin, du Montanvert, par exemple, on n'en distingue point les détails; ses inégalités ne semblent être que les ondulations arrondies de la mer après l'orage; mais, quand on est au milieu du glacier, ces ondes paraissent des montagnes, et leurs intervalles semblent être des vallées entre ces montagnes. Il faut d'ailleurs parcourir un peu le glacier pour voir ses beaux accidents, ses larges et profondes crevasses, ses grandes cavernes, ses lacs remplis de la plus belle eau renfermée dans des murs transparents de couleur d'aigue-marinea ;· ses ruisseaux d'une eau vive et claire, qui coulent dans des canaux de glaces, et qui viennent se précipiter et former des cascades dans des abîmes de glace. Je ne conseillerais cependant pas d'entreprendre de le traverser vis-à-vis du Montanvert, à moins que les guides ne pussent assurer qu'ils connaissent l'état actuel des glaces, et que l'on peut y passer sans trop de difficulté. J'en courus les risques dans mon premier voyage en 1760, et j'eus bien de la peine à en sortir le glacier, dans ce moment-là, était presque impraticable du côté opposé au Montanvert. Je franchissais les fentes qui n'étaient pas trop larges; mais il se présenta des vallons de glace très-profonds, dans lesquels il fallait se laisser couler pour remonter ensuite du côté opposé avec une fatigue extrême: d'autres fois, pour traverser des crevasses extrêmement larges et profondes, il me fallait passer comme un danseur de corde sur des arêtes de glace, très-étroites, qui s'étendaient de l'un des bords à l'autre. Le bon Pierre Simon, mon premier guide sur les hautes-Alpes, se repentait bien de m'avoir laissé engager dans cette entreprise; il allait, venait, cherchait les passages les moins dangereux, taillait des escaliers dans la glace, me tendait la main lorsque cela était possible, et me donnait en même temps les premières leçons de l'art, car c'en est un de poser convenablement les pieds, de poster

• L'aigue-marine est une espèce de pierre précieuse, ainsi appelée, parce que sa couleur a quelque ressemblance avec celle de l'eau de mer.

son corps et de s'aider de son bâton dans ces passages difficiles. J'en sortis pourtant sans autre mal que quelques contusions que je m'étais faites en me laissant dévalera volontairement sur des pentes de glace très-rapides que nous avions à descendre. Pierre Simon descendait en se glissant, debout sur ses pieds, le corps penché en arrière et appuyé sur son bâton ferré; il arrivait ainsi au bas de la glace sans se faire aucun mal.

H.-B. DE SAUSSURE. Voyage dans les Alpes.

SAUSSURE (Horace-Bénédic de),

Naturaliste et physicien célèbre, né à Genève en 1740, mort en 1799.

LES RELIGIEUX DU SAINT-BERNARD.

Il est intéressant de voir, dans les jours de grand passage, tous ces bons religieux empressés à recevoir les voyageurs, à les réchauffer, à les restaurer, à soigner ceux que la vivacité de l'air ou la fatigue ont épuisés ou rendus malades. Ils servent avec un égal empressement et les étrangers et leurs compatriotes, sans distinction d'état, de sexe, ou de religion; sans s'informer même, en aucune manière, de la patrie ou de la croyance de ceux qu'ils servent: le besoin ou la souffrance sont les premiers titres pour avoir droit à leurs soins. Mais c'est surtout en hiver et au printemps que leur zèle est le plus méritoire, parce qu'il les expose alors à de grandes peines et à de très-grands dangers. Dès le mois de novembre, jusqu'au mois de mai, un domestique de confiance, qui se nomme le marronnier, va jusqu'à la moitié de la descente au-devant des voyageurs, accompagné d'un ou deux grands chiens qui sont dressés à reconnaître le chemin dans les brouillards, dans les tem• Dévaler, mot populaire assez expressif. Il est employé par les voyageurs dans les montagnes et par les visiteurs des glaciers.

Le grand Saint-Bernard, montagne des Alpes Pennines, sur la limite du Bas-Valais et de la province d'Aoste. Au sommet de cette montagne est l'hospice fondé en 962 par saint Bernard de Menthon. C'est l'habitation la plus élepée de l'ancien monde. Le froid y est si rigoureux qu'en hiver le thermomètre s'y tient de 20 à 22 degrés au-dessous de zéro (Réaumur).

G

pêtes et les grandes neiges, et à découvrir les passagers qui se sont égarés. Souvent les religieux remplissent euxmêmes cet office pour donner aux voyageurs des secours temporels et spirituels; ils volent à leur aide toutes les fois que le marronnier ne peut seul suffire à les sauver, ils les conduisent, les soutiennent, quelquefois même les rapportent sur leurs épaules jusque dans le couvent. Souvent ils sont obligés d'user d'une espèce de violence envers les voyageurs, qui, engourdis par le froid et épuisés par la fatigue, demandent instamment qu'on leur permette de se reposer ou de dormir un moment sur la neige; il faut les secouer, les arracher de force à ce sommeil perfide, qui les conduirait infailliblement à la congélation et à la mort. Il n'y a qu'un mouvement continuel qui puisse donner au corps une chaleur suffisante pour résister à l'extrême rigueur du froid. Lorsque les religieux sont obligés d'être en plein air dans les grands froids, et que la quantité de neige les empêche de marcher assez vite pour se réchauffer, ils frappent continuellement leurs pieds et leurs mains contre les grands bâtons ferrés qu'ils portent toujours avec eux; sans quoi ces extrémités s'engourdissent et se gèlent sans que l'on s'en aperçoive.

Malgré tous leurs soins, il ne se passe presque pas d'hiver où quelque voyageur ne meure, ou n'arrive à l'hospice avec des membres gelés. L'usage des liqueurs fortes est extrêmement dangereux dans ces moments-là, et cause souvent la perte des voyageurs; ils croient se réchauffer en buvant de l'eau-de-vie, et cette boisson leur donne en effet pour quelques moments de la chaleur et de l'activité; mais cette tension forcée est bientôt suivie d'une atonie', et d'un épuisement qui devient absolument sans remède.

C'est aussi dans la recherche des malheureux passagers qui ont été entraînés par les avalanches et ensevelis dans les neiges, que brillent le zèle et l'activité des bons religieux. Lorsque les victimes de ces accidents ne sont pas enfoncées bien profondément sous la neige, les chiens du couvent les découvrent; mais l'instinct et l'odorat de ces animaux ne peuvent pas pénétrer à une grande profondeur.. Lors donc qu'il manque des gens que les chiens ne peuvent

pas retrouver, les religieux vont avec de grandes perches sonder de place en place; l'espèce de résistance qu'éprouve l'extrémité de leur perche leur fait connaître si c'est un rocher ou un corps humain qu'ils rencontrent; dans ce dernier cas, ils déblaient promptement la neige, et ils ont souvent la consolation de sauver des hommes qui sans eux n'auraient jamais revu la lumière. Ceux qui se trouvent blessés ou mutilés par la gelée, ils les gardent chez eux, et les soignent, jusqu'à leur entière guérison. J'ai moi-même rencontré en passant la montagne, deux soldats suisses, qui l'année précédente, en allant au printemps rejoindre leur régiment en Italie, avaient eu les mains gelées, et que l'on avait guéris et gardés pendant six semaines au couvent sans exiger d'eux la moindre rétribution.

H.-B. DE SAUSSURE. Voyage dans les Alpes. (Voyez la page 121.)

AMOUR DE LA CAMPAGNE ET DE LA PATRIE.

...

En tout la campagne me semble préférable aux villes : l'air y est pur, la vie riante, le marcher doux, le vivre facile, les mœurs simples et les hommes meilleurs. . . . Je préfèrerais, de toutes les campagnes, celle de mon pays, non pas parce qu'elle est belle, mais parce que j'y ai été élevé. Il est dans le lieu natal un attrait caché, je ne sais quoi d'attendrissant, qu'aucune fortune ne saurait donner, et qu'aucun pays ne peut rendre. Où sont ces jeux du premier âge, ces jours si pleins, sans prévoyance et sans amertume? La prise d'un oiseau me comblait de joie. Que j'avais de plaisir à caresser une perdrix, à recevoir ses coups de bec, à sentir palpiter son cœur et frissonner ses plumes! Heureux qui revoit les lieux où tout fut aimé, où tout paraît où il courut, et le verger qu'il ravagea! Plus heureux qui ne vous a jamais quitté, țoit paternel, asile saint! Que de voyageurs reviennent sans trouver la retraite! De leurs amis, les uns sont morts, les autres éloignés ; une famille est dispersée; des protecteurs. . .Mais la vie n'est qu'un voyage, et l'âge de l'homme un jour rapide!...

aimable, et la prairie

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. (Voyez la page 51.)

ALLÉGORIES.

LES HARMONIES DE LA NATURE.

SOYEZ mes guides, filles du ciel et de la terre, divines Harmonies! C'est vous qui assemblez et divisez les éléments; c'est vous qui formez tous les êtres qui végètent, et tous ceux qui respirent. La nature a réuni dans vos mains le double flambeau de l'existence et de la mort. Une de ses extrémités brûle des feux de l'amour, et l'autre de ceux de la guerre. Avec les feux de l'amour vous touchez la matière, et vous faites naître le rocher et ses fontaines, l'arbre et ses fruits, l'oiseau et ses petits, que vous réunissez par de ravissants rapports. Avec les feux de la guerre vous en

flammez la même matière, et il en sort le faucon, la tempête et le volcan, qui rendent l'oiseau, l'arbre et le rocher aux éléments. Tour à tour vous donnez la vie, et vous la retirez, non pour le plaisir d'abattre, mais pour le plaisir de créer sans cesse. Si vous ne faisiez pas mourir, rien ne pourrait vivre; si vous ne détruisiez pas, rien ne pourrait renaître. Sans vous, tout serait dans un éternel repos; mais, partout où vous portez vos doubles flambeaux, vous faites naître les doux contrastes des couleurs, des formes, des mouvements. Les amours vous précèdent, et les générations vous suivent. Toujours vigilantes, vous vous levez avant l'astre des jours, et vous ne vous couchez point avec celui des nuits. Vous agissez sans cesse au sein de la terre, au fond des mers, au haut des airs. Planant dans les régions du ciel, vous entourez ce globe de vos danses éternelles, vous étendez vos cercles infinis d'horizons en horizons, de sphères en sphères, de constellations en constellations, et, ravies d'admiration et d'amour, vous attachez les chaînes innombrables des êtres au trône de celui qui est.

Ô filles de la sagesse éternelle! Harmonies de la nature! tous les hommes sont vos enfants; vous les appelez par

« PreviousContinue »